« La fleur, la floraison, c’est l’éclosion de la vie, son affirmation sous l’aspect d’une plénitude, d’une joie de lumière et de couleurs grâce auxquelles celle-ci explose et s’expose à notre ravissement », ainsi viennent les mots sous la plume de Norbert Hillaire face aux Iris de Roger Cosme Estève. Le peintre, qui vit et travaille à Perpignan, là où il y a plus de 15 ans ArtsHebdoMédias l’avait rencontré pour la première fois, est de passage à Paris. Valérie Grais l’accueille à la Galerie Convergences jusqu’au 29 juin. A ne pas manquer.
On a pu se demander pourquoi telle fleur avait pris cette forme-ci plutôt que celle-là*. Les œuvres d’Estève invitent à se poser une autre question : pourquoi existe-t-il des fleurs plus picturales que d’autres ? Bien sûr il y a le précédent de Van Gogh, qui aura su mieux que nul autre révéler la picturalité, ou même l’essence picturale de l’Iris, à moins que ce ne soit le contraire, et qu’il faille voir en Van Gogh, puis en Estève, des révélateurs de l’essence « iriséenne » de la peinture (cette thèse est après tout plausible si l’on se souvient que la mythologie grecque représente Iris sous la figure d’une gracieuse jeune fille, avec des ailes brillantes de toutes les couleurs réunies). Les poètes prétendaient que l’arc-en-ciel était la trace du pied d’Iris descendant rapidement de l’Olympe pour porter un message. C’est la déesse de l’arc-en-ciel, symbolisant ce pont entre la terre et le ciel, entre les hommes et les dieux.
Mais on peut réfléchir à cette question encore autrement qu’à travers le prisme de l’histoire de l’art ou du mythe. Car l’iris offre une caractéristique singulière qui le distingue des autres espèces. La fleur, la floraison, c’est l’éclosion de la vie, son affirmation sous l’aspect d’une plénitude, d’une joie de lumière et de couleurs grâce auxquelles celle-ci explose et s’expose à notre ravissement. Le bouquet de fleurs, dans la peinture, c’est l’énergie en acte du vivant, le kuntswollen de Riegl à l’état pur – tel le bouquet final d’un feu d’artifices. Et l’histoire offre rarement le cas de natures mortes sous la forme de compositions florales fanées.
Pourtant, l’iris est beau, non seulement quand il éclot et se déploie vers le ciel, mais aussi quand il décroît, et quand ses pétales délicats se fanent et commencent à retomber discrètement, en volutes légères et défraîchies gracieusement comme autant de nuages de fumée qui s’évanouissent dans l’air. Plus qu’une autre fleur, la beauté de l’iris se tient dans une sorte d’équilibre fragile entre son éclosion et son déclin, sa fraîcheur et sa flétrissure, dans la splendeur promise de son essor et dans sa mort annoncée. « Le chemin par lequel il éclot et le même que celui par lequel il décroît. » Et ce chemin de peinture singulier, dans laquelle le passé et le futur s’égalisent au présent de la peinture et de l’acte de peindre, ouvre au peintre, qui tel Estève aura su s’en saisir au point d’en faire le théâtre de sa peinture, un éventail de possibles d’une richesse infinie.
Si l’ordre naturel des choses de la peinture voulait que l’on commence par le dessin pour évoluer vers la couleur, cette hiérarchie peut se voir profondément remise en cause par l’ordre secret que la nature singulière de l’iris dicte à l’accomplissement de l’œuvre : c’est pourquoi, dans les œuvres d’Estève, la peinture ne vient pas après le dessin dans le tableau, mais aussi bien avant, et même « en avant », spatialement et temporellement parlant, de ce dessin même, comme sa première évidence qui s’offre parfois sous l’aspect du déclin – tandis que le dessin, la trame, le trait, loin de disparaître sous l’effet de la couleur, non seulement subsiste, mais évolue, ou se prolonge à l’arrière-plan du tableau, à la fois en appel et en rappel de son origine , comme cet arrière-monde qui n’en finit pas de finir, de « fuir » et de se tenir en suspens dans sa fuite dans l’espace du tableau. Le dessin ne fige pas, ne délimite pas de formes, de contours, par des traits arrêtés. Il les précède et les suit, les ouvre et les ferme à l’expérience d’un regard dans lequel le passé regarde vers le présent (à la mesure de ces étoiles dont la lumière éclate au fur et à mesure qu’elles fluent vers le néant de leur mort enregistrée).
En ce sens, l’iris est aussi la plus poétique des fleurs, du moins, si l’on s’en tient au registre de la versification classique qui distingue, par exemple dans un alexandrin, le mouvement ascendant du vers (nommé protase), et le mouvement contraire de sa chute (l’apodose) – la beauté du vers classique se tenant justement dans cet équilibre, dans l’acmé de son ascension et de sa résolution descendante dans une même unité formée de 12 pieds.
Il résulte de cet élargissement métaphysique de l’iris aux dimensions du poème ou du questionnement le plus profond sur l’essence de la vie et de la mort, comme un érotisme de cette peinture (si l’on accepte de se reconnaître dans la définition que Georges Bataille donne de cette notion : l’érotisme est l’approbation de la vie jusque dans la mort). Et cette grâce, douceur de la floraison et de la fanaison mêlées dans cet espace où évoluent les iris d’Estève, ressemble en ce sens à l’amour.
*Le langage énigmatique des fleurs aura fait l’objet de certaines recherches orientées vers une biologie de la présentation, par un passionné des formes, Adolf Portmann, en vue de dépasser l’idée selon laquelle la forme des fleurs serait intelligible du seul point de vue de l’adaptation à leur milieu. Bernard Prévost, grand spécialiste de cet auteur, formule ainsi cette question, à partir des travaux de Portmann : « L’intérêt de Portmann n’est pas d’avoir ajouté au dossier de la sempiternelle question métaphysique “pourquoi quelque chose plutôt que rien ?” – question de l’origine et de ce qui passerait pour son “énigme”. Son intérêt se porte au contraire vers une autre question, très proche dans sa formulation, mais toute différente en réalité : “pourquoi ceci plutôt que cela ?”, en l’occurrence : pourquoi cette forme-ci plutôt que cette forme-là ? Il est certes vrai de dire que toutes les fleurs servent la reproduction de leur espèce, mais cette affirmation est incapable d’expliquer pourquoi une fleur donnée devrait avoir cette forme plutôt que celle-là ». Cf. Bertrand Prévost, L’élégance animale. Esthétique et zoologie selon Adolf Portmann, Images Re-vues, 6 | 2009, p. 4, [En ligne], http://imagesrevues.revues.org/379.
Contact> Roger Cosme Estève. Iris, jusqu’au 29 juin à la Galerie Convergences, 22, rue des Coutures-Saint-Gervais, 75003 Paris.
Image d’ouverture> Iris, 2023, acrylique sur toile, 100 x 100 cm. ©Roger Cosme Estève.
Lire aussi> Roger Cosme Estève, le nomade des jungles et des labyrinthes et Les silences du Fort.