Polygone Riviera, un « Art Mall » à la française

Insérées dans le parc paysager de Polygone Riviera, centre commercial à ciel ouvert installé à Cagnes-sur-Mer, les créations d’une dizaine d’artistes – dont Ben, Wang Du, Antony Gormley, Pascale Marthine Tayou ou encore Céleste Boursier-Mougenot – interpellent notre condition humaine alors que l’exubérance onirique des bancs de l’artiste-sculpteur Pablo Reinoso, invité d’honneur de l’exposition temporaire annuelle, nous offrent autant de propositions de rencontres que de mises à distance par la rêverie, repoussant les limites de l’art et du design comme celles de nos certitudes. Retour sur le premier modèle d’« Art Mall » à la française imaginé en 2015 par Jérôme Sans, le co-fondateur du palais de Tokyo, défenseur d’un art dont la contemporanéité apparaît comme le vecteur essentiel d’une lecture sensible et poétique de notre quotidien, tandis que le concept porté depuis 2008 par la compagnie K11, fondée par le businessman hongkongais Adrian Cheng, se développe dans toute la Chine.

Another Time XIX, Antony Gormley, 2013.

Jamais l’œuvre d’art n’a été aussi présente dans l’espace public qu’au cours de cette dernière décennie. Prenant le plus souvent la forme d’une sculpture monumentale, elle n’est désormais plus circonscrite aux esplanades des centres-villes, aux ronds-points, ni au 1 % raisonné de l’architecture municipale. Traditionnellement intégré dans l’urbanisme niçois, peint ou tagué sur les façades des immeubles du XIIIe arrondissement de Paris, l’art s’expose de façon temporaire en bord de mer, dans le cadre d’Un été au Havre, ou se déploie le long des berges délaissées du fleuve à Lyon… Les exemples ne manquent pas. L’art contemporain est prétexte à la déambulation et devient en soit une destination ! A Cagnes-sur-Mer, au sein du plus grand centre commercial conçu à ciel ouvert, en 2015, il fait partie intégrante d’une expérience de shopping de plus en plus hédoniste. Caution culturelle ou brèche existentielle ? Il est avant tout, pour l’un de ses plus grands défenseurs, Jérôme Sans, à la fois l’objet et le ciment d’un dialogue.

Mikado Tree (détail), Pascale Marthine Tayou, 2015.

Si Polygone Riviera peut se féliciter d’avoir su réunir les atouts d’une imbrication plutôt réussie entre nature, art et commerce, à quelques encablures du domaine des Collettes – où Renoir élut son fief et finit ses jours en 1919 –, cent ans après la disparition du peintre impressionniste, le concept d’« Art Mall » perturbe notre conception occidentale encore très institutionnelle de l’art et de ses usages muséographiques. L’insertion d’œuvres contemporaines (ou pas) au sein d’un centre commercial repose en outre quelques questions de fond : quel rapport entretenons-nous avec l’art aujourd’hui ? Doit-on désacraliser l’objet ou plutôt sa pratique ? Est-il moins noble d’introduire l’œuvre dans un centre commercial que de louer des stands à prix d’or dans un grand palais, un hangar ou sous une tente pour y mettre en scène d’hâtives spéculations ? Qu’en auraient pensé les précurseurs modernes de l’art dans l’espace public, Nicolas Schöffer et Pierre Vasarely, qui souhaitaient par leurs installations cybernétiques bousculer la réalité quotidienne du passant ?
Au pied des Alpes-Maritimes, au carrefour des routes de Vence et d’Antibes, s’étirent une petite vallée où coule le Malvan, une friche, transformée en parc paysager, un centre de commerce, fort de 150 enseignes marchandes dont 26 restaurants, un cinéma et un casino, le Terrazur. On y arrive en voiture, plus facilement qu’à vélo ou à pied, par l’autoroute qui passe à quelques kilomètres de l’aéroport de Nice. Accueilli par Le Guetteur de Sosno (Sacha Sosnowski, 1937-2013), on ne peut pas le louper : l’impressionnante sculpture building de vingt mètres de haut, investie par la direction du groupe Unibail-Rodamco Westfield, veille ici sur un espace de 70 000 m2 dans lequel se déploie, en plein air, une collection permanente d’une dizaine d’œuvres conçues par des artistes de renommée internationale et savamment choisis par Jérôme Sans, directeur artistique du projet.

La conviction du dialogue

Jérôme Sans.

« Je me suis demandé quel serait le centre commercial du XXIe siècle, explique le curateur et critique d’art, impliqué dès 2014 dans le projet Polygone Riviera après avoir dirigé l’Ullens Center for Contemporary Art (UCCA) à Pékin, de 2008 à 2012. La dimension culturelle a très souvent été oubliée au sein des projets d’urbanisation ; or, ici, elle a été mise au cœur du propos, pas seulement à travers l’art contemporain mais également le design, le cinéma ou même la possibilité de découvrir et d’acquérir de beaux livres, ce qui nécessitait auparavant de rouler d’abord 40 km. Tout ce qui autrefois était en confrontation est ici en dialogue : nous ne voulions pas produire un effet marketing, un mariage blanc, mais résolument inscrire ce dialogue dans la réalité quotidienne de ceux qui travaillent sur place et de ceux qui en traversent l’espace. »
« Comment faire en sorte que dans ma réalité quotidienne, je puisse être enrichi par la présence de tel artiste ou tel mouvement artistique, poursuit l’homme à la force de conviction inébranlable qu’est Jérôme Sans. C’est une des raisons pour laquelle Nicolas Bourriaud et moi-même avons “inventé” le palais de Tokyo : il s’agissait d’ouvrir des perspectives nouvelles. J’ai toujours pensé le lieu de l’exposition non pas comme enfermé sur lui-même, mais se confrontant aux réalités du monde dans lequel il se trouvait, afin d’y observer comment l’art contemporain pouvait soulever des questions là où il n’y en a pas, comment il pouvait apporter une nouvelle poétique dans un espace déjà plein. Pour le projet Rives de Saône-River Movie, à Lyon, qui consistait à requalifier, sur 25 km, les berges laissées à l’abandon du fleuve qui contribua pourtant à la genèse de la ville, il a fallu repartir de cette forme d’oubli pour créer de nouveaux usages, pour créer autant d’entrées possibles par l’art, dans des univers différents… Un peu comme dans une série télévisée que vous pourriez regarder dans n’importe quel sens, sans en imposer une hégémonie de lecture. » « Pour moi, c’est ça la contemporanéité, conclut le curateur prolixe, qui n’a nullement démarré sa carrière au sein d’une institution mais en travaillant dès les années 1980 dans l’espace du réel (des aéroports, des quartiers à transformer) et pendant plus de vingt ans. C’est le choc de ces différentes réalités, comme lorsque vous surfez sur Internet et que vous passez d’un univers improbable à un autre. »

Une collection créée in situ

Inexorablement, les couleurs glissent (détail), Daniel Buren, 2015.

« Lorsque vous êtes sollicité par les promoteurs du projet près d’un an avant son ouverture, alors que le chantier est déjà bien avancé, ce n’est pas du tout la même chose que de concevoir des œuvres pour un cube blanc, se souvient celui qui, de 2015 à 2017, sera co-directeur artistique du projet culturel du Grand Paris Express, avant de rejoindre la fondation développée par Emerige sur l’Ile Seguin. Tout le défi du projet Polygone Riviera était de pouvoir entrer dans la temporalité du chantier ; tout a été pensé non seulement avec les promoteurs, mais aussi avec les architectes, les paysagistes, les techniciens, etc. Tous les corps de métier ont ici participé à l’implantation des œuvres ; ce fut une véritable aventure à laquelle ont participé les artistes, confrontés aux principes de réalité liés au plein air et à l’espace public. »
Sur les dix œuvres pérennes qui composent la collection, plus de la moitié ont été produites spécialement pour le site : telle une horloge cinétique, les bandes du portique de Daniel Buren viennent ainsi irradier le sol de leurs couleurs acidulées, alors qu’une installation sonore, l’Open cage de Céleste Boursier-Mougenot, se reflète suspendue au-dessus d’un bras du Malvan, ouvrant une cage remplie de cintres aux oiseaux qui peuvent trouver là refuge et déclencher du son par leur présence en résonnance avec le cours d’eau qui traverse le centre commercial. La fontaine à deux têtes Double-negative de Tim Noble et Sue Webster revisite la plus ancienne forme d’art public autant qu’elle se fait futuriste, par le biais d’un double profil des artistes se regardant l’un l’autre. Un César pour la beauté du métal et des clous, emblème incontournable de l’école de Nice et de la fertilité créative de la région !

China Daily – Top 10 Profiles Of The Urban Male (détail), Wang Du, 2007.

Le chinois Wang Du, qui fit son solo show au palais de Tokyo en 2004, présente ici un projet imaginé en 2001 (China Daily). « Alors que je réalisais des esquisses pour Le Rectangle du Centre d’art de Lyon, je faisais beaucoup de copies et de ratures sur ma feuille blanche en phase d’écriture, explique l’intéressé. A l’issue d’une nuit blanche, qui n’avait pas été concluante, j’ai fait un somme d’une demi-heure et me suis réveillé face à un tas de papier froissé ! Je me suis dit que cela représentait un geste correspondant à la fois à une expression et à une manière de consommer : ce papier froissé (réalisé en bronze blanc) est à la fois lisible et illisible comme notre perception du monde. Il s’agit là d’une page de journal, peu importe le sujet du texte ; il en existe plusieurs séries à partir de plusieurs journaux différents : c’est le geste qui compte pour moi, à la fois négatif, car lié au rejet, à l’échec, et positif à travers cette idée d’écraser le passé dans l’attente du futur. » Plus énigmatique, la sculpture évolutive d’un homme nu, Another Time XIX (2013), conçue dans une fonte dégradable à l’effigie stylisée de l’artiste Antony Gormley, vient, face au McDonald’s, confronter notre propre corporalité à la sienne. Quand Mikado Tree (2015) ou L’arbre Mikado de Pascale Marthine Tayou se présente comme une métaphore tragi-ludique de la fragilité de notre monde, plus décoratif, l’éternel Collier d’Othoniel (2014) élève ses perles dorées dans l’allée principale comme autant d’objets de convoitise.
« Trois millions et demi d’euros ont été investis pour constituer la collection permanente, précise Anne-Sophie Sancerre, directrice générale des centres commerciaux du groupe Unibail-Rodamco Westfield pour la France. Beaucoup de gens, qui n’iraient pas naturellement dans les musées, sont ici interpellés dans leur quotidien, c’est une sollicitation qui peut leur donner le désir d’approfondir cette expérience artistique. Et pour nous, il s’agit de créer un sentiment d’adhésion au lieu, un sentiment de fierté et de valorisation en offrant une expérience renouvelée tous les ans par une exposition temporaire. »

Les sculptures insoumises de Pablo Reinoso

Double talk, Pablo Reinoso.

Une sélection d’œuvres de l’illustre Joan Miró (1893-1983), présentée en partenariat avec la Fondation Maeght, fit l’objet d’une première exposition temporaire, avant un retour aux contemporains avec Philippe Ramette qui, dans la mise en scène d’une quête métaphysique de l’homme solitaire, défiait ici les lois de la gravité. « Celui-ci n’avait jamais eu autant d’œuvres réunies sur un même site », s’enorgueillissent les responsables de Polygone Riviera. En 2018, Lilian Bourgeat y exposait une dizaine d’objets du quotidien en version XXL, alors que cette année, l’artiste et sculpteur argentin Pablo Reinoso y souligne par l’exubérante liberté de ses bancs, disposés sur l’ensemble du site, la croissance exponentielle de la végétation qui reprend ses droits sur le monde minéral. L’exposition est intitulée Supernature, comme si celle-ci défiait de manière surréaliste ses propres lois, en transgressant les limites données par le monde moderne. Mais ses dix sculptures, dont deux (Banc d’amarrage et Twin Bench) font déjà partie de la collection permanente depuis 2015, nous disent encore bien d’autres choses : Double talk, à la fois ludique et sérieuse référence au banc public de nos jardins d’enfants, semble animée par le souffle d’une respiration qui évolue telle une matière vivante poursuivant une trajectoire au-delà de ses limites corporelles. « Certaines sculptures sont impossibles à utiliser et d’autres se laissent appréhender par le public, c’est cette dualité qui m’intéresse, précise Pablo Reinoso, artiste-designer qui aime brouiller codes et frontières entre art et design, puisant son inspiration dans le mobilier urbain pour le transcender en une sculpture mouvante, incarnée, insoumise. Je pars de poutrelles de construction qui déterminent la structure d’un bâtiment et je joue avec la matière. Ce qui m’intéresse, c’est la fonction : d’un côté je libère le banc de sa fonction, mais aussi la poutre métallique de la sienne, en cassant les codes de ce pourquoi elle a été créée ! » Pour mieux se faire comprendre, Pablo Reinoso reprend alors la métaphore de Boris Vian : la fameuse histoire du couple qui voulait adopter un chat et qui, face au chien demandant asile, lui suggère de miauler et de faire le chat pendant toute une partie de la journée. Ainsi, Pablo dit à ses sculptures : « Pendant huit heures, faites le banc, et puis après, faites ce que vous voulez ! » Et de dire encore à la poutre métallique sortie d’usine : « Toi, tu vas devenir arabesque dessinée par le vent ! »

Collier doré, Jean-Michel Othoniel, 2014.

« Demain, l’Art sera dans la rue, Monseigneur, l’Art sera dans la rue ! », pouvait-on entendre sur les ondes dans les années 1970, le chanteur Henri Tachan. La chanson portait une consonance politique. Désacraliser l’art, le rendre accessible à tous dans un souci plus démocratique. Mais il ne suffit pas de sortir les icônes de l’église, des musées ou des institutions pour mieux les faire réapparaître dans d’autres temples. Il s’agirait peut-être aussi d’introduire de « nouvelles » pratiques artisanales dans ces fameux centres de la consommation : pourquoi pas un fablab ou un atelier DIY dans les allées de Polygone Riviera pour une diversification des pratiques artistiques à l’ère des arts médias et de la cybernétique ?
En Chine, le jeune businessman hongkongais et amateur d’art Adrian Cheng, fondateur et président de la marque K11, propose d’installer 34 « Art Malls » d’ici 2023 dans une quinzaine de villes chinoises ; mais il souhaite également décliner son concept basé sur trois valeurs clés – l’art, la nature et l’humain – via des projets d’« Art Offices » et d’« Art Residencies ».
Pour Jérôme Sans, promoteur impénitent d’un art dont la contemporanéité apparaît comme le vecteur essentiel d’une lecture sensible et poétique de notre quotidien, et dont les chantiers ne sont jamais fermés, tout est possible. « Nous sommes ici dans un monde en mouvement, dont nous ne sommes qu’à l’aube de l’aventure, ajoute le critique d’art visionnaire et cofondateur de l’agence de conseil Perfect Crossovers à Pékin, destinée à développer des projets culturels entre la Chine et le reste du monde. Polygone Riviera n’est d’ailleurs pas un centre commercial, c’est un centre de commerce qui fait partie d’une nouvelle génération de ces lieux que l’on peut retrouver dans le monde entier et qui a réinventé son identité : on est ici au cœur d’un tissu urbain, c’est un projet de lien social au sein même de la communauté. » Pourtant, lors de notre visite, Ben qui ne rate pas l’occasion d’énoncer une vérité ou de susciter la controverse par un trait d’humour, nous fit tout de même remarquer l’absence cruciale de sex shops ! Dans un diptyque placé face à l’escalier mécanique qui descend au parking sont exhibées deux vérités écrites au trait blanc sur fond noir : « L’art nous échappe » et « Réinventer le monde ! ».

L’art nous échappe et Réinventer le monde, Ben, 2015.
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www.polygone-riviera.fr

Crédits photos

Image d’ouverture : Le Guetteur © Sosno, photo Orevo – Portrait de Jérôme Sans © Photo Orevo – Another Time XIX © Antony Gormley, photo Orevo – Mikado Tree © Pascale Marthine Tayou, photo Orevo – Inexorablement, les couleurs glissent © Daniel Buren, photo Orevo – China Daily – Top 10 Profiles Of The Urban Male © Wang Du, photo Orevo – Double talk © Pablo Reinoso, photo Orevo – Collier doré © Jean-Michel Othoniel, photo Orevo – L’art nous échappe et Réinventer le monde © Ben, photo Orevo