En 1998, la ville de Saint-Nazaire inaugurait Le Grand Café. A la fois résolument ancré dans son territoire – celui d’une cité portuaire singulière – et attentif à la création internationale, le centre d’art a accueilli depuis quelque 80 expositions, pour la plupart monographiques et concluant souvent un temps de résidence d’artistes de tous horizons. Le Portugais Francisco Tropa et le Néerlandais Krijn de Koning sont les invités d’honneur de son vingtième anniversaire. Le premier présente dans les espaces du Grand Café les fruits d’un projet subtile et complexe, qui fait écho à la mémoire du lieu ; le second s’empare du LiFE, cette partie de l’ancienne base sous-marine dédiée, depuis 2007, au spectacle vivant comme aux arts plastiques, où le centre d’art présente régulièrement des projets hors les murs, déployant une architecture monumentale qui vient interroger la relation entre extérieur et intérieur. Si leurs démarches diffèrent sensiblement, Francisco Tropa et Krijn de Koning ont en commun un goût pour le dialogue avec l’environnement et un intérêt pour la notion de passage.
« Saint-Nazaire n’est pas une ville comme les autres, elle est une expérience à vivre. » De ce constat, dressé dès son arrivée à la tête du Grand Café il y a vingt ans, Sophie Legrandjacques a fait l’un des postulats des projets développés au sein du centre d’art. Située à l’extrémité ouest de l’estuaire de la Loire, la cité côtière porte en elle une histoire singulière, inscrite dans celle des échanges transatlantiques. Porte d’entrée européenne privilégiée, au XIXe siècle, pour les passagers comme les marchandises en provenance d’Amérique latine, haut lieu de la construction navale industrielle nationale, elle fut par ailleurs la dernière ville française à être libérée en 1945, avant d’être reconstruite à la hâte par Charles Lemaresquier, qui avait pris le parti de la couper de ses installations portuaires et de lui faire tourner le dos à la mer. « Elle a aujourd’hui retrouvé son lien au port, note Sophie Legrandjacques, et fait tout pour renouer avec la mer. Il y a des plages, mais peu de gens les connaissent… » Révéler la richesse de ce territoire en transformation, sa dimension patrimoniale et historique encore méconnue, telle est la dynamique dans laquelle a été inscrite la programmation du Grand Café, qui a donné corps à une « collection » de regards d’artistes venus s’imprégner des lieux au fil de leur temps de résidence et/ou à l’occasion d’une exposition. « Chaque invitation est comme un terrain d’expérimentation, pour eux comme pour nous. Cela permet aussi de rester en éveil. » A l’occasion des vingt ans de l’institution, sa directrice a choisi de réinviter Krijn de Koning – déjà venu explorer la ville en 2002 –, en lui proposant d’investir les quelque 1 500 m2 atypiques du LiFE, et de proposer à Francisco Tropa de venir poursuivre à Saint-Nazaire une réflexion en cours autour de la notion de café, lieu propice à la rencontre, à l’échange, que fut le centre d’art à la Belle-Epoque.
Comme le plus souvent dans sa pratique, Krijn de Koning noue un dialogue étroit avec l’environnement qui l’accueille par le biais d’une création in situ, l’une des plus imposantes réalisées à ce jour par l’artiste. Frappé par le contraste entre l’extérieur de l’ancienne base sous-marine, « extrêmement chargé », et le dénuement intérieur de l’immense Alvéole 14 – devenue le LiFE –, le plasticien néerlandais revisite à travers Des volumes et des vides les rapports entre dehors et dedans, jouant avec les contraires au fil d’une succession d’espaces architecturaux et de situations qu’il offre au visiteur d’expérimenter autant physiquement qu’émotionnellement. Un couloir tendu de noir du sol au plafond – « Sorte de non espace qui conditionne l’accès, comme on en trouve dans un théâtre ou un cinéma. » – mène à une première pièce aux murs beiges, meublée d’une table et deux-trois chaises, dont l’ambiance un peu blafarde ne laisse en rien deviner la vivacité des couleurs qui composent la suite. « A partir de cet endroit emprunté au quotidien, fort de petits détails banals, mais qui donnent quelque chose de très construit, il faut faire des choix, car le parcours est complètement libre », précise le plasticien néerlandais. Ici, une porte s’ouvre sur un espace d’un rouge que d’aucuns trouveront joyeux et revigorant, d’autres agressif et inquiétant. Là, un deuxième battant donne sur un escalier montant vers une passerelle ; celle-ci surplombe la structure, en dévoilant à la fois l’envers du décor et quelques éléments intérieurs.
Des patios alternent avec des espaces plus ou moins fermés, fabriqués (pour la plupart) ou achetés, tel cet ancien poste de commande militaire des années 1970-1980, propice aux récits fictionnels : « Chacun y réagit à sa manière, selon son imaginaire ; il y a d’innombrables conséquences possibles et c’est ce que j’aime. » Plus loin, des maquettes et jouets d’enfants ravivent des souvenirs, tandis qu’une cabane de marché de Noël abritant une sorte de totem, étonnant amoncellement de coulures de peinture, intrigue. Né de la superposition d’innombrables essais et échantillons, l’objet provient de l’usine néerlandaise qui fournit l’artiste. « J’utilise beaucoup la couleur, c’est pour moi quelque chose qui peut à la fois conditionner un espace, tout en s’y adaptant totalement, précise-t-il. Elle n’a pas d’existence propre, sauf émotionnellement. Or, ici, elle se métamorphose, devient forme. » Et est disposée telle une icône. Rythmé par des jeux incessants d’échelles, de niveaux, de temporalité, de lumière et, toujours, de pigments, au fil desquels le visiteur se laisse griser par une douce perte de repères, le parcours fourmille de références, « d’éléments qui ont des conséquences », comme autant de suggestions de passage impliquant le corps en mouvement, l’esprit curieux et les sens en alerte. « A l’image d’un livre où l’on passe de chapitre en chapitre. »
Dans un tout autre registre, la notion de mouvement est elle aussi centrale dans le projet déployé par Francisco Tropa au centre d’art de Saint-Nazaire. Celui du regard, de la pensée ; celui des œuvres également, qui s’interpellent, voire se dévoilent les unes les autres, tout en entretenant le flou quant à leur enveloppe formelle. Même l’espace vibre au son d’un bruit de fond continu provenant de différents mécanismes qui en animent certaines. L’ensemble est réuni sous un titre pour le moins intrigant, Le Grand Café, la moustache cachée dans la barbe, inspiré d’une petite phrase entendue un jour par l’artiste portugais et qui lui trottait dans la tête avec insistance ! « Ce titre évoque la structure du projet, c’est à partir de lui que j’ai inventé ma façon de bâtir la proposition : il y a un certain mouvement dans cette phrase, quelque chose de rond, près de la bouche ; c’est entre le langage et la construction d’une forme. » Et de la même manière qu’une moustache est difficilement identifiable derrière une barbe, une pièce de Francisco Tropa peut souvent en cacher une autre. Lui évoque le concept du déguisement. « C’est une exposition de sculptures quelque peu déguisées. J’ai inventé des structures qui me permettent de construire des objets que l’on reconnaît, que l’on commence à lire, mais dès ce moment, s’ouvrent d’autres perspectives de lecture. »
Dans la grande salle du rez-de-chaussée (notre photo d’ouverture), des petites tables carrées sont disséminées à droite à gauche, garnies d’une ou deux chaises invitant à prendre le temps de boire un café – de jolies cafetières à dépression font partie de l’installation – ou de parcourir l’une des pages du journal du jour accrochées à cet effet au Perchoir du goéland, sculpture modulable tendue de quatre fils à linge qui projette son ombre sur le mur. « Le sujet du café m’intéressait en ce qu’il est un lieu public, mais pas complètement. Du fait, aussi, qu’on ne le fréquente plus comme avant : il n’a plus la fonction sociale qu’il avait il y a 50 ans. Reste qu’il porte en lui quelque chose d’universel : on en trouve dans le monde entier, avec des caractéristiques différentes selon les pays. » Réparties entre les tables de l’insolite bistrot, une douzaine de sculptures s’offrent au regard. Parmi elles, une cloche en verre transparent tourne lentement sur elle-même, mue par une tige actionnée par des rouages en laiton. Le mécanisme est posé sur un plateau carré de cuivre, des quatre coins duquel partent des cordes de lin dessinant d’identiques triangles en se rejoignant au-dessus du dôme. Le firmament fait partie d’une série de pièces réalisées par l’artiste en 2017 lors d’une résidence au Cirva (Centre international de recherche sur le verre et les arts plastiques), à Marseille. Il est question ici du caractère cyclique du temps, de la Terre, du ciel, de l’univers, thèmes « hyper classiques » récurrents dans le travail de Francisco Tropa, tout comme le recours à des figures géométriques basiques, à des récits mythologiques – ceux de Danaé et de Pénélope inspirent ici deux pièces éponymes – ou encore l’exploration de l’histoire et des techniques de la sculpture. D’un buste d’une « Marianne » portugaise (République, 2017), l’artiste choisit par exemple d’exposer l’intérieur du moulage, le « vide » de la sculpture en bronze. Un processus avec lequel il joue comme d’un leitmotiv pour réaliser Fumeux fume (2018), installation présentée à l’étage.
Quatre statues sont les protagonistes d’un délicat ballet au centre duquel une machinerie libère, à intervalles réguliers, un nuage de vapeur d’eau brouillant les contours des formes en mouvement. « J’ai voulu partir ici aussi d’une figure féminine classique. Un premier moulage de l’intérieur d’une statue a été réalisé, puis le même processus a été appliqué à l’intérieur de la pièce obtenue, ce trois fois de suite. Le corps reste, mais sa présence est modifiée. » Une recherche sur le plein et le vide que vient compléter une peinture murale (Etalon, 2018) composée d’empreintes des mains et des pieds de l’artiste – elles dessinent un rectangle entourant deux formes carrées, l’une remplie de traces, l’autre vierge – : « C’est en quelque sorte une représentation bidimensionnelle de ce que j’ai vu à la fonderie. Cela renvoie à une idée très archaïque de la sculpture, à la surface du dehors et à celle du dedans. »
En redescendant l’escalier, l’oreille saisit un ronronnement qui s’échappe d’une petite pièce située près du hall d’entrée. Il provient d’un projecteur, posé sur un chevalet métallique, qui diffuse à même le mur des images en noir et blanc semblant sorties d’un vieux documentaire ethnologique. Des images qu’on ne distingue que par fragments verticaux, le rayon lumineux rencontrant sur sa route la maquette en bois d’une architecture intérieure qu’il traverse par une porte entrouverte. On ne parvient plus non plus à lire les sous-titres, coupés eux aussi. Dans l’association les uns aux autres des bouts de mots et de phrases tronqués, Francisco Tropa voit « une sorte de poésie sonore ». « On ne parvient même pas à savoir de quelle langue il s’agit et, pourtant, chaque morceau de lettre est porteur d’un sens. »
Le poème ainsi composé, qui s’intitule La beauté du Pacifique, tout comme l’installation, a été imprimé. Un exemplaire repose sur chacune des tables de bistrot réparties dans la grande salle voisine. A son côté, le premier numéro de la revue La moustache cachée dans la barbe, concocté un peu « comme un défi » par l’artiste : « J’ai voulu faire un magazine en essayant, dans l’écriture, de faire la même chose que ce que j’ai tenté avec les sculptures : une sorte de construction avec le même code, avec des articles “déguisés”. » S’il fait largement écho à l’exposition, son ton emprunte à la poésie comme au surréalisme. « Alors que vous tenez ce magazine entre vos mains, notre prochain numéro est presque prêt, peut-on lire page 3. Riche en surprises et révélations, il livrera des observations, chroniques, et histoires inédites sur le monde d’aujourd’hui. (…) Vous découvrirez des articles sur la clarté des ciels du matin, les relations entre la spéculation et les ronds de fumée, le soliloque et l’insomnie, mais également sur les rythmes sociaux du Moyen Age, ou les enfants qui refusent de répondre aux appels téléphoniques de leurs parents. » Tout un programme qui sera présenté au public par Francisco Tropa et son complice, par ailleurs auteur des textes, Thomas Boutoux, dimanche 9 septembre à 15 h 30.
L’été festif des centres d’art
Après l’avoir initiée en 2007, puis renouvelée une fois deux ans plus tard, le réseau d.c.a (association française de développement des centres d’art contemporain créée en 1992), dont la présidence tournante est actuellement assurée par Sophie Legrandjacques, a relancé cette année la manifestation nationale Plein Soleil. Destinée à mettre en lumière la richesse et la diversité de la programmation de la cinquantaine de centres d’art affiliés, elle est ponctuée, jusqu’au 30 septembre, de différents temps de rencontres, conférences, concerts et performances. Plus d’informations sur http://dca-art.com.