C’est fou comme certains objets sont de véritables machines à remonter le temps ! Madeleine de Proust malgré lui, le mange-disque nous ramène illico à des années que les moins de 20 ans (et plus) ne peuvent pas connaître ! Et que dire du « pola » aux images délicieusement fantomatiques ou de la table en Formica aux couleurs impossibles de nos jours ? Désormais vintage, tous forment une part de notre mémoire domestique et collective. Et contrairement aux objets d’aujourd’hui, trop nombreux et si vite obsolètes, ceux d’hier dispose d’un capital attachement inimitable. Ils représentent une société tout juste sortie de la guerre, qui mesure son évolution à l’aune d’un quotidien facilité, plus confortable. Détour par Perpignan, où Le truc d’avant s’expose au musée de la Casa Pairal jusqu’au 29 mars.
Commencée depuis quelques semaines, l’exposition pour le moins originale Le Truc d’avant ressemble à une épopée temporelle. Elle rassemble une foule d’objets hétéroclites, issus des avancées technologiques et mis sur le marché à partir des années 1950. L’effet est d’autant plus surprenant que le lieu qui les accueille fut la porte de la ville de Perpignan à la fin du Moyen-Age, sa prison au XVIIIe siècle, et désormais sa vitrine patrimoniale sous l’appellation catalane Casa Pairal. C’est vraisemblablement la rencontre de ces fonctions historiques qui lui permet de traiter le sujet abordé avec pertinence. En effet, l’exposition fait se côtoyer tant des objets traditionnels de la culture catalane que d’autres plus récents et détachés de toute géographie, installés dans des vitrines comme des objets d’art et au titre d’une interrogation, quasi ethnologique, sur nos usages contemporains.
Du téléphone de bureau (non portables évidemment) aux premiers Polaroid, en passant par les mange-disques, les machines à écrire et autres disquettes, ils sont tous là ! Chaque section possède un historique de celui mis en avant (de son apparition à la datation de sa tombée en désuétude) signé Nicolas Delesalle dont on suppose qu’il a supervisé l’exposition tant l’information dispensée est de qualité. Nous redécouvrons notamment l’histoire du téléphone, qui passe du noir avec opératrice au gris avec cadran en 60 ans pour disparaître dans les années 1980. Il en est de même pour nos vieux électrophones, achevant leurs caractéristiques crissements vers 1982, ou pour la machine à écrire qui apparait en 1873, dans une première version véritablement utilisable de la marque Remington, et achève sa vie en 1994.
On apprend alors que la précipitation de ces objets dans la désuétude est due non seulement aux nouveaux développements technologiques, mais aussi à la vitalité du design qui rend caduques nombre de formes, couleurs et matériaux (machines à écrire plates plus légères, mange-disques orange, plastique contre bakélite). Un point à propos des ampoules à incandescence (1920-1980), tant regrettées par certains, explique que Phoebus, à l’origine de ce progrès, est aussi l’initiateur de la première programmation d’obsolescence : le cartel ayant limité l’utilisation de ses ampoules à 1000 heures ! La mise en relief de ces différents aspects peut expliquer pourquoi les artistes de la fin du XXe siècle se sont emparés de leur représentation ou de leur scénarisation. Il suffit de penser aux superpositions de réfrigérateurs de Bertrand Lavier (Brandt sur Haffner, 1984), aux étagères de médicaments de Damien Hisrt (The tears of Jesus, 2003), voire aux ballons de basket de Jeff Koons (Three Ball 50-50 Tank, 1985). Certes, les approches sont de nature différente, mais le regard porté sur l’objet usuel est chargé d’une critique esthétique que révèle Le Truc d’avant. La présence de ces objets dans un musée est légitime car leur usage est perdu. C’est parce qu’ils n’ont plus cours que notre œil s’attarde sur eux. La muséologie les fait changer de statut, tout comme Arman faisait changer celui d’un objet usuel de culture exogène en composante ou attribut esthétique de ses propres œuvres.
Aussi cette exposition, pour discrète qu’elle soit dans le Landernau bruyant des grandes manifestations, interroge non seulement la fonctionnalité et le design historique, mais aussi l’éco-responsabilité. On peut se demander comment nos habitudes réagissent au regard de l’esthétique. Déclencheurs de convoitise, voire d’addiction (comme les consoles Nintendo présentes dans l’exposition), ces objets conçus pour une fonctionnalité performante sont dépassés brusquement par une technologie plus poussée, plus invasive aussi, qui rend l’homme dépendant de sources restant inconnues. Impossible de démonter de l’électronique aussi facilement que nous le faisions avec notre réveille-matin. Sans connaissance supplémentaire, nous passons en un clin d’œil d’une conception mécaniste à une pratique abstraite des objets, qui deviennent pour nous de véritables produits de consommation, sans participation possible, sans réparation, sans lien de dépendance. L’objet ne dépend plus de nous mais nous dépendons irréversiblement de lui et de son fonctionnement. Mais tous ne sont pas concernés par la technologie, c’est le cas des pin’s, des K-way banane, et même du martinet ! Lequel, s’il n’a plus cours chez les humains, est désormais voué aux animaux, semble-t-il. Enfin, pour nous rappeler Marcel Duchamp et sa « Fontaine » de 1917, l’exposition montre l’usage des pots de chambre, puis du sceau hygiénique jusqu’à ce que l’eau courante devienne banale et intègre les toilettes dans la maison.
Par ailleurs, la réflexion qu’inspire l’usage d’un téléphone n’en finit pas d’interroger les artistes. Si Dali avait troqué son combiné téléphonique pour un homard – logique pour un surréaliste –, et l’installation d’Alan Kaprow les avait multipliés, les habitudes actuelles, qui consistent à utiliser le téléphone pour filmer, photographier, poster, etc., sont non seulement le fruit d’artistes du Mobile Art mais aussi déterminées par une esthétique de l’objet que l’on veut de plus en plus sobre, lisse, plate jusqu’à jouer le rôle d’un masque venant occulter la complexité qui les compose. Nous pouvons problématiser en ce sens d’autant plus favorablement que le champ de ces objets, « ex », correspond en tous points à la transformation de l’espace public évoquée par Habermas.
Ces espaces fonctionnels qui étaient autrefois délimités par la mécanique (gestes possibles pour atteindre un bouton, câblage des téléphones, envois postaux, etc.) ont trouvé une amplitude colossale à l’image des écarts existant selon Bataille entre l’homo faber considéré comme « travailleur » et l’homo sapiens sapiens qui laissera apparaître le seuil de l’émotion, du sensible. En effet, une forme d’esthétique a amplifié d’une certaine façon l’espace technologique. A la recherche d’une plus grande sobriété, l’exigence est allée dans le sens d’une miniaturisation technique, afin de bénéficier de légèreté, de mobilité et… de beauté !
Ce lien étroit sera malheureusement peu argumenté ici pour aller rapidement au point central de ce que propose ce type d’exposition, c’est-à-dire le lien entre le temps, la technicité et l’esthétique. Les interventions sur les matériaux rejoignent celles des premiers hommes sur la nature et dénotent une tendance à un effacement de l’objet devant la fonction, son esthétisation, privilégiant ainsi le non tangible, le virtuel, comme si ces objets actuels permettaient une manière « miraculeuse » de l’utilisation. Nous sommes à la porte des « miracles » qui ont fait notre admiration par le passé, que l’on pense à la première monnaie française frappée pour libérer Jean Le Bon des Anglais, devenue le franc comme monnaie nationale au XVIIe siècle comme l’indique savamment Nicolas Delesalle, ou que l’on voit pour la première fois un Solex faire « un sou au km » ! Demandons-nous encore, avec Lamartine, si ces objets inanimés ont une âme et la force d’aimer ? Ou plutôt de se faire aimer ?