Déployée dans tous les espace du Jeu de Paume, à Paris, une grande exposition thématique questionne l’économie des images en confrontant le public à l’omniprésence de ces dernières dans notre monde. Pour Le supermarché des images, Peter Szendy, commissaire général de l’événement, a réuni plus de 60 œuvres d’une cinquantaine d’artistes venus du monde entier. Citons Samuel Bianchini, Sophie Calle, Maurizio Cattelan, Chia Chuyia, Jeff Guess, Li Hao, et Trevor Paglen. L’exposition est programmée jusqu’au 7 juin.
Imaginée comme un parcours à travers l’univers des images de notre monde, l’exposition en décline les aspects les plus, ordinaires, les plus secrets comme les plus agressifs, en se souciant des termes qui classent notre pratique des images : les stocks, les matières premières, le travail, les valeurs et enfin les échanges. Chacun de ces termes est illustré par les pratiques d’artistes du monde entier introduites ainsi par les commissaires : « D’une part, elles réfléchissent les bouleversements qui affectent aujourd’hui l’économie en général, qu’il s’agisse de stocks aux dimensions inouïes, de matières premières raréfiées, du travail et de ses mutations vers des formes immatérielles ou encore de la valeur et de ses nouvelles expressions, notamment sous forme de cryptomonnaies. Mais, d’autre part, ces œuvres interrogent aussi le devenir de la visibilité à l’ère de l’iconomie globalisée (…) ».
Dès le début du parcours, le visiteur est enveloppé par la cascade d’images d’Evan Roth collées à même le mur du musée (Since You Were Born, 2019-2020) faisant référence aux images stockées dans le cache des ordinateurs, sorte de vrac qu’on imagine avec peine. Cette tapisserie qui inonde une part de l’exposition fait faire le grand écart à notre mémoire depuis les diagrammes de Malevitch sur les mouvements de l’histoire de l’art jusqu’aux moulages de clef USB pris dans la glace de Geraldine Juarez.
Dans la salle consacrée au thème des matières premières, nous allons de surprise en surprise avec une œuvre de Chia Chuyia, sorte de côte de maille tissée à partir de fibres de poireaux (Knitting the Future, 2015-2020). Certes, toutes les œuvres présentes appartiennent à ce qui constitue le visible, mais on se demande tout de même à quel titre une œuvre comme celle-là côtoie Disruptions de Taysir Batniji (2015-2017), car heureusement pour notre regard, tout ce qui est visible ne fait pas image. La fibre de poireau n’est pas masquée par notre technologie de composition des images, et elle n’a surtout pas la même vocation sous jacente qu’un flux numérique visible à plusieurs niveaux de production (et d’interprétation). Aussi peut-on rester un brin sceptique sur ces rapprochements de matières issues d’univers qui n’ont rien de commun en termes de codes. A signaler toutefois, Horizons II (2016). Cette petite pièce de Manuela Cuevas, montrant une sorte de paysage classique qui s’achève dans la partie basse du tableau par un mélange de pétrole poisseux et dégoulinant, en dit très long sur le monde actuel.
Autre approche très intéressante, celle de Martin Le Chevalier qui nous fait découvrir les clickworkers observés dans différentes parties du monde dont le travail consiste à cliquer le plus vite possible, jusqu’à cent clics par minute, pour de grandes entreprises. Cette vidéo captivante de 2017 va jusqu’au bout de ce que l’image dans tous le sens du terme peut avoir de vain, d’inanité mais aussi de puissance économique.
Dans une partie consacrée aux valeurs de l’image, Sophie Calle développe, quant à elle, son étude du regardeur regardé (Unfinished-Cash Machine, 1991-2003). L’image et le texte sont très importants, les images n’ont pas de mots. L’artiste a observé des distributeurs bancaires et interrogé leurs utilisateurs sur la valeur de l’argent. Son travail propose une sorte de mise en abîme du regard, où le visiteur de l’exposition suit la vidéo de Sophie Calle, qui observe le moment où un client retire de l’argent, scène elle-même enregistrée par une caméra de surveillance, dont les images seront au bout du compte la matière première et finale de la pièce.

L’exposition démultiplie ainsi les formes d’existence de l’image, établit aussi des passerelles temporelles entre le début du XXe siècle et nos jours telles que l’appropriation de billets de banque hors d’usage par Maximo Gonzalès (Degradación, 2010), un film d’Hans Richter consacré à l’inflation de 1928 et l’accumulation d’images de notre époque vue par Andrea Gursky. Avec un format à l’échelle de l’abondance de la firme Amazon (2016), ce dernier met l’accent avec concision sur le flot, l’inutilité, la critique économique et la plasticité des images contemporaines. Avec subtilité dans la même salle, une ligne de livres, tous intitulés How to Make Good Pictures (2016) dans différentes éditions, fait un écho au surplus, à la surconsommation aussi bien qu’au stockage. L’œuvre de Zoé Léonard se transforme ainsi en une réponse à la question de méthode pour faire de bonnes images mais nous dit aussi qu’elle échappe à toute méthode. Les livres fermés, un peu vieillots, rendent caduque cette interrogation renvoyant dos à dos l’équivalence supposée entre œuvre et image.
Des téléphones de Moholy-Nagy aux pièces proposées par le collectif RYBN.ORG (ADM XI, 2015), qui décrivent les algorithmes boursiers, à la mise en évidence du mouvement depuis Kentridge jusqu’à Sugimoto, qui en fige la vitesse, de Maurizio Cattelan, qui transfigure un ascenseur en le rendant ridiculement petit et immobile, jusqu’à la mise en cause de « l’oculométrie » par Julien Prévieux, l’exposition recense autant que faire se peut les modalités de l’image pour en faire un état des lieux. Est-ce que les artistes justifient une vision sociologique de l’art ou bien ce supermarché est-il l’image restrictive d’une certaine sorte de produits ? A l’image d’une « même différence » que pourraient proposer un agriculteur et un fast-food ? La question de la matière s’y dissout mais qu’en fait-on ? Toutes les possibilités sont présentes mais trouvent leur limite en ce que, si l’œuvre est partageable par tous, la « recette » en reste néanmoins totalement singulière.
En cela, l’exposition adresse davantage un message un tantinet distancié, plus politique qu’artistique, ou bien constate froidement le passage de l’esthétique à l’économique. Est-ce à dire que le visiteur deviendrait un client et donc que la production des images serait indexée à une demande ? D’une certaine manière, nous pourrions répondre que oui si l’on en croit la puissance financière et les règles du marché de l’art qui consomme les artistes comme un hamburger, mais rien n’est moins sûr pour autant, car les artistes qui révèlent par exemple l’existence cachée des données sédimentées dans nos ordinateurs rendent hommage à la définition que Merleau-Ponty donnait de l’art lorsqu’il affirmait que l’art, c’est rendre visible l’invisible. Il reste qu’en intitulant l’exposition Le supermarché des images, les commissaires prennent le risque de stigmatiser une fonction de l’art et de le cantonner éventuellement dans un système dualiste d’interprétation entre vision et consommation, en oblitérant par conséquent ce qui est le moteur de la création, l’aethesis. Qu’il soit question de ces affects ou de sérendipité, la dimension consumériste ne peut pourtant réduire les œuvres ou les substituer à ce classement. Reste donc le champ de l’aesthesis, ce déclencheur imprévisible, cette membrane virtuelle qui appartient à la propriété créative de chaque artiste, et crée précisément l’occasion de substituer un code au pigment, ou d’agrandir démesurément un cliché pour échapper au réel des catégories.
