La vie est un film ! Telle est la proposition de Ben et ses invités. L’enfant du pays – l’artiste vit à Nice depuis l’adolescence – a investi les 2500 m2 d’un ancien abattoir. Avec lui, Le 109 est devenu un immense lieu d’art et de vie. Des centaines de tableaux, vidéos, sculptures, installations, photos… sont répartis dans l’espace récemment peint en blanc et racontent l’incroyable histoire d’une œuvre à la fois irrévérencieuse, inventive, généreuse et désormais historique. Une œuvre vivante qui doit beaucoup aux autres et qui ne les oublie jamais. A Nice, elle est accompagnée par le travail de 92 artistes appartenant à la collection de Ben, dont Arman, Armleder, Boltanski, Dada, Debord, Duchamp, Filliou, Miss.Tic, Mosset, Panchounette, Venet et Viallat…, et celui de 64 autres créateurs invités, parmi lesquels Alocco, Balmier, Combas, Lecoq, Lesueur, Moya, Parant, Steiner, Thibaudin, Verna, Vitani et Yamasaki. L’exposition est accessible à tous et une visite guidée est organisée tous les samedis à 15 heures. Se déplacer sans hésiter et surtout y retourner. Car avec Ben, il y a toujours du nouveau !
Cher Ben,
Les mois d’été sont propices aux cartes postales et n’en n’ayant pas sous la main, je me lance dans un exercice inhabituel, l’article-lettre. Il paraît que vous aimez le nouveau. Alors j’improvise. Probablement, devrais-je être plus cool et vous tutoyer, mais j’écris déjà à la première personne ; il ne faudrait pas faire sauter toutes les conventions d’un coup. Nous verrons l’an prochain. Pour tout vous dire, je suis en vacances et ArtsHebdoMédias est censé faire silence, du moins laisser une chance aux cigales de s’exprimer. Mais – vous la sentiez venir cette conjonction d’opposition –, je suis passée à l’Office du tourisme de Menton où un hors-série de La Strada vantait la Biennale des arts de Nice et, donc, votre exposition. D’un coup, cette lecture a réactivé le sentiment né quand j’ai eu vent de votre projet : l’envie de vous rendre visite. Je savais bien que vous n’y seriez pas, mais fréquenter votre œuvre est une première étape.
Aller voir ou ne pas aller voir Ben ? Telle aurait pu être la question, tant votre travail nous est familier, tant il fait partie de notre horizon. Probablement êtes-vous l’artiste vivant le plus connu du grand public. Sans parler du monde de l’art, pour lequel vous êtes une évidence. La rétine et le cœur des uns et des autres détiennent forcément une phrase de vous. Au moins. Trouvaille qui les a interrogés, agacés, touchés, amusés… et qu’ils ont désormais en mémoire, en photo, en tableau, en tee-shirt ou en mug ! J’ai adoré cette vidéo où vous apparaissez tenant en mains et faisant défiler sous nos yeux des feuilles de papier blanc sur lesquelles sont inscrits quelques mots qui ensemble forment un récit-rébus. « Créer c’est oser », affirmez-vous. A propos de votre écriture, il me faut vous faire un aveu : l’absence de ponctuation autre que celle de l’interrogation et la présence sporadique de fautes d’orthographe sont crispantes. Sans compter cette manie que vous avez d’aller à la ligne à tout bout de chant ! Vous n’êtes pas le seul à user de ces libertés, loin s’en faut, et ma remarque n’appelle d’ailleurs rien de plus que le dire. Car privilégier la spontanéité et assumer le dérapage sont deux qualités d’artiste qu’assurément je vous envie.
Mais revenons à l’expo du 109. Elle est dingue cette plongée dans votre œuvre et vos goûts. Foisonnante, rafraîchissante, hors normes. Quel plaisir d’y retrouver vos actions, vos facéties, vos obsessions, vos inquiétudes, vos interrogations et affirmations. C’est enthousiasmant de revenir dans votre magasin, d’y croiser César, Arman, Raysse, Sarkis ou Filliou, de revivre vos performances – j’aime particulièrement vous revoir tracer et signer la ligne d’horizon (1962) –, de retrouver le ring dressé pour un prochain combat d’idées, de s’installer dans un canapé pour buller, de pénétrer dans la chambre de Lou Panar – tout le monde sait que vous aimez les femmes nues –, de sourire devant un urinoir que Duchamp n’aurait peut-être pas renié. Et de découvrir tous ces objets-installations dont on ne sait à quel point ils sont d’origine ou réinterprétés.
Sans exhaustivité aucune, il y a un lit qui prend de la hauteur grâce à des piles d’Art Press, un miroir qui engage à se regarder pour savoir, une cousine de la vache qui rit qui regarde passer l’art, un confessionnal qui incite à tout dire (sexe, argent et gloire) et un tas d’écrans qui dispensent votre enseignement. Nous progressons au cœur de vos questions sur l’art, la vérité, l’amour, le pouvoir, l’ego, la peur. Je m’en pose aussi : Ben est-il un génie ? Comme Einstein ? Comme celui de la lampe ou celui sans bouillir de la lessive ? Et puis au détour d’un panneau, écrit blanc sur noir à la hauteur de nos chevilles : « Le temps / Je me demande si quelqu’un a signé le temps avant moi / C’est un beau coup signer le temps car le temps est plus fort que l’art. »
Des coups, vous en avez fait de merveilleux. A commencer par le commencement. Quand vous décidez de vous emparer de la forme de la banane au prétexte qu’aucun artiste jusqu’alors ne s’y était attelé ! Il fallait du nouveau et l’abstraction versus banane en était. Vos audaces naissent toujours d’un facétieux esprit de recherche et tendent depuis 60 ans à répondre à la question d’origine : qu’est-ce que l’art ? Vous racontez qu’Yves Klein vous a conseillé de stopper la banane pour montrer vos écritures. Preuve que l’homme avait du nez. Quelle réponse abstraite aurait pu vous servir mieux que vos mots ? Avec eux, nous doutons. Avec eux, nous avons envie. Encore et toujours. Les premiers datent de 1958.
Une gueule rose de croco est barrée par un polochon paraphé : « Kunst isst kunst », soit « L’art mange l’art ». Régulièrement, des mots d’allemand s’immiscent. Vous êtes français d’origine suisse et polyglotte. Parler sept langues durant l’enfance forge forcément une appréhension riche et singulière du monde, un vocabulaire plus étendu, une pensée moins étriquée. Un dôme géodésique jaune évoque le pliage divinatoire de l’enfance. Entre nos doigts, il s’ouvrait tantôt à l’horizontale, tantôt à la verticale, laissant échapper LA réponse à une question posée. Au 109, le vôtre est comme déplié et nous laisse choisir car vous avez écrit dessus, évidemment. Les interrogations. Que faire ? Que dire ? Oui ou non ? Ici ou là ? Les propositions. Créer, être, rire, vivre, revenir, partir, penser… Nous sautons mentalement d’une forme à l’autre, d’un choix à l’autre. Revenir. Pourquoi pas ? Et puis une affirmation. Tout est art. Au Musée Maillol en 2016, vous aviez mis un point d’interrogation à la fin de la phrase. Ce n’était plus neuf de l’affirmer. Le postulat se devait d’être remis en question. Je ne vous ai pas encore dit merci pour avoir si bien partagé l’esprit Fluxus. C’est fait ! La Fondation du doute est un lieu unique.
Je ne saurai terminer cette lettre sans vous entretenir de vos newsletters. Bien qu’un peu longues parfois, – vous nous le faites remarquer souvent –, elles sont l’écho – devrais-je oser l’ego ? – de vos états et humeurs. Vous y écrivez ce qui vous passe par la tête : perplexités, repentirs, indignations, suggestions… Vous égratignez, admirez, pestez, réfléchissez, conseillez… En résumé, vous nous faites participer à votre tumulte intérieur. Nous sommes vos confidents, vos exutoires. Ce bavardage parfois too much, parfois touchant, nous rapproche au fil du temps. Quand il tarde trop, on s’inquiète. J’avoue ne pas toujours avoir l’entrain suffisant pour le lire in extenso, mais jamais il ne finit à la poubelle. Dans la NL de juin, vous rappeliez votre âge, 83 ans – votre anniversaire est en juillet – et votre volonté de continuer à poser des questions. J’ai trouvé intéressant que vous ne vous cachiez jamais derrière Ben au prétexte que quand vous vous retournez « Ben n’est pas là ». En revanche, Cage, Duchamp et Fluxus, toujours. Au moment où vous nous écriviez, l’expo au 109 était une bataille et vous livriez quelques-unes de ses péripéties. Eva était à vos côtés. Elle a l’air chouette votre fille. Sur ce, je prends congé. Au plaisir de vous lire bientôt.
PS : à l’instant je reçois une nouvelle missive de vous – difficile à croire, mais absolument vrai –, le 21septembre il y a aura un défilé de vos robes, sacs et chapeaux – vous cherchez les mannequins –, peut-être un blues avec Combas – « si Combas est là il est là » – et vous espérez pouvoir projeter le premier « chapitre » de La vie est un film – « à Beaulieu au Rialto ou au Mercury ». De nouvelles pièces devraient prochainement faire leur apparition. L’expo est vivante comme promis. Super cadeau. Vous auriez préféré une programmation plus fournie pour le ring, mais le baby-foot marche bien. Vous pensez ajouter des invités. Formidable ! L’expo est bonne mais imparfaite, selon vous. De mon point de vue, c’est l’Iliade et l’Odyssée de Ben. Pour aller plus loin, il faudrait vivre sur place.