D’ici au 20 décembre, il ne faut pas manquer la visite de l’exposition que propose A cent mètres du centre du monde, à Perpignan, dans des conditions parfaitement adaptées à celles qu’impose notre régime sanitaire actuel. Grands espaces pour l’artiste Frédéric Léglise. Professeur aux Beaux-Arts de Grenoble, il est l’invité du centre d’art où il a lui-même convié huit artistes coréennes, dont quatre sont d’anciennes de ses élèves. L’objet de cette réunion passe par une iconographie thématique dans les œuvres de Léglise, qui peint des femmes asiatiques, et par celles des artistes qui se représentent en modes éclectiques.
L’exposition s’intitule A fleur de peau : Asian connection. En reprenant le titre presque éponyme du film de William Friedkin, Frédéric Léglise nous oriente sur l’idée d’une bande de sa « french connection », de traque policière, de clan dont l’héroïne serait plurielle. Ces « huit femmes », comptées cette fois par François Ozon, se battraient pour la peinture, se révèleraient comme héroïnes de leurs propres histoires avec un « crime » commun, celui de la peinture « à fleur de peau ». Comme l’indiquent si bien les commentaires faits généreusement par l’artiste au cours de la visite de l’exposition, l’argument, son choix se fait autour d’une grande sensualité qu’il décèle chez chacune d’entre elles, un plaisir de la couleur et de la forme, une fraicheur d’expression tout juste éclose au sortir de l’école. Les références au cinéma se justifient autrement que par des jeux de mots, elles prennent leur sens lorsqu’on sait que le contexte culturel qui préside à ces œuvres relève des cartoons orientaux, des mangas, tout autant que de la peinture traditionnelle chinoise, par l’utilisation de personnages asiatiques, les couleurs et la mise en forme plastique.
Les femmes comme sujet
Commençons par le sujet traité. Des femmes partout, des portraits, des corps en pause, en flaques, en sexes, ou en paysages. La relation entre l’œuvre de l’hôte artiste mature et les œuvres naissantes de ces artistes femmes insiste sur une image de féminité, quasiment abstraite car décrite par le menu du cheveu, de la peau, de la tenue ou du phantasme, par des couleurs et des fonds irréalistes. Pour peu que l’on s’intéresse au sujet, on sera servi par l’ensemble pâle et imposant des toiles datant d’une dizaine d’années de Frédéric Léglise. Il semble convier solennellement dans leur glaçure les créatures piquantes de ses consœurs. Léglise a une touche sobre, organisée, où la brillance et la matité font bon ménage, mettant à l’épreuve les ressorts du regard d’une surface à l’autre (Les 2 amies, 2011). Les personnages font une forme globale, tel un portrait qui se déploie sur la toile et se défait de sa représentation pour devenir zones de noir, surfaces nacrées, dialogues rêvés de fausses geishas abandonnées au cours de leur formation… Elles n’en ont pas la précision vestimentaire ni la minuscule violence circonscrite dans le maquillage, mais l’indolence qui s’en échappe fait mieux, elle est au service de la peinture en effaçant sobrement un trop anecdotique. C’est aussi ce que l’on constate avec les séries plus récentes, plus colorées, tout aussi indolentes où les corps évoluent dans des bains de couleurs improbables qui nous font oublier qu’elles sont des femmes, ou alors de vagues femmes, ou bien encore des femmes en vagues qui ondulent dans les nuances de bleu, de mauve, de rose (Huizi, 2017). Aucune mièvrerie ne trouble ce registre si délicat à utiliser en matière de représentations féminines, que notre imaginaire connaît par ailleurs plus sucrées, plus naïves… dans l’iconographie orientale qui abreuve le marché de l’art.
Traité des couleurs
Trois artistes échappent à la représentation des femmes comme sujet direct : Kanaria, Dahye Lee et Mengpei Liu. Chacune d’elles utilise la couleur comme distributeur d’espaces singuliers et d’émotions. La première, Kanaria, pulvérise les surfaces semées de petits motifs peints, réorganisées en petits objets soigneusement colorés, où les animaux engendrent des papillons ou des fleurs, où les figures éclosent en mirlitons, un grouillement de formes légères en tons subtiles (Espoir, 2020). Le regard est soudainement attiré plus bas, hors de la toile, où un petit animal noir et blanc en céramique nous guette depuis le sol ; on ne saurait plus dire s’il est vraiment lapin, chat ou autre. Si Kanaria suggère un univers idéal aux couleurs d’un salon de thé, l’animal posé au sol vient frapper de réel la fiction narrée sur la toile. Cet objet en céramique installe la toile dans la réalité en même temps qu’il dévoile la fiction, jouée sur écrans acidulés comme s’ils sortaient du XVIIIe siècle. Ce qui s’y passe évoque le libertinage de cette époque mais avec des aspects plus ironiques ou plus graves masqués par la douceur délicate des détails et des nuances.
Dahye Lee est seule dans cet ensemble à proposer des toiles non figuratives, la liquidité de la peinture se fond dans le « minéral ou le végétal avec la conscience que tout est amené à disparaître et à renaître sous une autre forme », comme l’indique le centre d’art. Mais il y a aussi une référence plus technique à un aspect de la peinture américaine, du côté de Joan Mitchell par exemple tout en étant moins gestuelle, et encore un peu aliénée à la suggestion de formes (L’éternel présent à Venise, 2019). Le format carré contribue à une répartition lumineuse des couleurs dont le chatoiement puise l’évocation de l’eau dans le titre de l’œuvre.
C’est aussi ce que l’on ressent devant les œuvres de Mengpei Liu dont l’organisation des couleurs trahit sans crainte l’évocation de paysages. On peut se laisser surprendre par la profondeur inhabituelle de ces paysages qui basculent au plan frontal au moment même où l’on croyait avoir franchi une colline (Sakurai, 2020), autrement dit l’effet de perspective met encore une fois le sujet au second plan. On ne saurait écarter un certain atavisme avec les perspectives de la peinture chinoise dans lesquelles, les différents points de vue transforment la vision du réel en véritable fiction. Car ne pas représenter le monde en perspective cavalière est un exercice de style pour nos esprits occidentaux.
Sensualité perpétuelle
En revenant au niveau de l’entrée du centre d’art, nous sommes attirés par de grandes ondulations de bois frotté de graphite qui découpent sensuellement l’espace. Ces langues de bois au sol ou au mur (Cintrage, 2017), dues à l’artiste Inhee Ma, sont assorties de dessins minutieux jouant sur les changements d’échelle et les disproportions. Une série consacrée aux mouches affirme la qualité graphique des sujets choisis, précarité de la vie ou fragilité du dessin. On retrouve cette question dans les dessins sur la peau, fragments de corps dont on ne sait si le travail se fait sur le vieillissement, comme le montre le fripement, ou le froissement tissulaire, ou bien sur l’usure provoquée par le temps… Les mouches nous conduisent à penser aux Vanités, rappelant avec fermeté la proximité de la mort ou la vanité des biens au regard de la fragilité de la vie. La fraîcheur et la délicatesse des dessins de Ma fabriquent une sorte d’oxymore avec le caractère sombre du thème que l’artiste s’impose.
Moins convaincantes peut-être sont les aquarelles de Stella Sujin (Dessin confiné, 2020), mais il faudrait peut-être avoir accès à leurs versions en céramique, comme indiqué dans ses activités créatrices, car les formes irréalistes qu’elle propose sur papier sont sans doute victimes de notre usure visuelle d’avoir vu nombre de variantes surréalistes de cette nature pour en apprécier la singularité. Toutefois, à imaginer ce travail en céramique, il semble que son rapport à la nature doive y conquérir une réussite sans gage.
Jojo Wang, qui est aussi l’épouse de Léglise, sépare les têtes des corps inspirés de l’opéra de Pékin pour les présenter à la manière d’une Médée ou de démon, la tignasse étalée en possession de toute la surface de la toile (Waiting for the wind, 2019). Là aussi une grande sensualité s’en dégage, où les interstices blancs entre deux aplats chevelus créent une surprise (partie droite de l’œuvre). Une brèche lumineuse d’où jaillit un éclat d’histoire de la peinture marquée par les blancs de Barnett Newman ou par les précipices non peints de Sam Francis tels qu’ils reviennent à l’esprit. Certes, l’écart est grand entre ces démarches, mais ces bribes livrées par la peinture surgissent par un interstice plus voyant. Les tracés tout en courbes se retrouvent dans ses dessins érotiques où la plume caresse le papier pour mieux le saisir en faisant du détail un sujet principal.
On verra encore les dessins étrangement érotiques de Ayako David-Kawauchi, dont la dureté de traitement en noir et blanc contraste avec l’attention qu’elle porte à ses modèles, allant jusqu’à les payer pour faire l’amour devant elle et qu’elle puisse les saisir par le fusain (Sakura, 2015). Le résultat est très inquiétant, ressemblant plus à certains dessins réalisés dans les camps qu’à la douceur des choses qu’on imagine pourtant fort agréables pour les modèles.
Enfin, le travail très abouti de Sujin Cho. Elle joue une partition juste entre le choix d’un détail du corps et sa mise en place au centre de la toile (Partiel, 9 Séries, 2018). Cet éclat du corps tient lieu aussi de motif centré et les neuf détails présentés en recomposent un corps morcelé, fantasmé. Ce jeu sur le morcellement est ici intéressant par sa mise en abîme. En effet, la démarche de Cho commence par une prise de vue photographique, ce qui implique un premier cadrage, détail d’un tout. Elle obtient alors un morceau de corps, ce corps-là étant à son tour représenté isolé dans un carré beaucoup plus grand que lui. Procédé qui fait apparaître ce fractionnement comme un détail du détail. Elle y ajoute un traitement réalisé au fond de teint afin de poursuivre une sorte d’universalité de la couleur, mais ici le maquillage, par le fait d’être une couleur corporelle, prolonge symboliquement l’implication du corps au plus proche de la représentation de soi.
Lui, l’artiste et le commissaire
Le clin d’œil fait à Yves Michaud* rend compte de ce que Frédéric Léglise réalise en tant que commissaire d’exposition, son choix se réalise comme œuvre. Il relie les démarches entre elles par sa demande d’engagement de la part des artistes et par le thème qui l’habite. On pourrait passer très vite devant ces œuvres, qu’elles soient les siennes ou celles qu’il a choisies, en croyant avoir déjà été confronté à cette iconographie. Pourtant, y porter une attention plus approfondie balaie le danger d’un bavardage narratif qui pourrait y être associé. L’iconographie asiatique n’est pas générale, elle a ses propres spécificités dont on retrouve dans l’œil de Frédéric Léglise un penchant pour la Corée, pour la sensualité et un certain hédonisme. C’est ce qui nous est suggéré dans ses versions récentes du thème qui le préoccupe, celui des femmes, lorsque nous voyons ces bustes peints, très vifs, très invraisemblables, mais si proches de certaines pin-up des années 1950 (Dress, 2019). Il adjoint des paillettes dans les pigments, ce qui a priori pourrait créer une artificialité, il n’en est rien, si ce n’est d’ajouter un aspect hétéroclite, composite, lorsque le sujet va puiser dans l’invraisemblance pour mieux s’affirmer en peinture. Ce sont de plus petits formats, très colorés, en référence à l’univers plus globalisé que nous appelons effectivement asiatique, mais qui, en réalité, relèvent plutôt d’une approche nouvelle de l’exotisme. Frédéric Léglise fait une sorte d’« œuvre augmentée » par la grande homogénéité sereine et sensuelle qu’il invite à découvrir entre ses créations et celles qu’il accueille.
* L’artiste et les commissaires, Yves Michaud, Editions J. Chambon, Nîmes, 1989.