Le regard de Gino Di Maggio

Bras levés et mains désignant le ciel, un homme sans visage s’adresse à la foule. Son attitude expressive surplombe le titre de l’exposition : Viva Gino ! Une vie dans l’art. Si l’œuvre est extraite de Personaggio, une série débutée en 1961 par Sergio Lombardo témoignant de la gestuelle de plusieurs hommes politiques italiens, Gino Di Maggio n’est pas un politicien, néanmoins il est homme de conviction et d’engagement. Son goût pour l’art est né avec la découverte du Futurisme à la fin des années 1950 et s’est développé jusqu’à aujourd’hui au fil de ses amitiés artistiques. Une centaine d’œuvres de sa collection sont actuellement exposées aux Abattoirs, à Toulouse, dressant à la fois un panorama éclairé de l’art du XXe siècle et un singulier parcours de vie.

« Nous Futuristes voulons :
–       Détruire le culte du passé, l’obsession pour les anciens, le formalisme académique.
–       Mépriser profondément toute forme d’imitation.
–       Exalter toute forme d’originalité, même téméraire, même très violente. »
Plongée dans la pénombre, la salle est illuminée par des jeux de lumière quasi psychédéliques tandis qu’en suspension dans l’air différentes versions du même Manifeste se laissent examiner. Le propos est poétique, utopique, provocateur, révolutionnaire ! « Les plus âgés d’entre nous ont trente ans, et pourtant nous avons déjà gaspillé des trésors, de force, d’amour, de courage et d’âpre volonté, à la hâte, en délire, sans compter, à tour de bras, à perdre haleine », écrit Filippo Tommaso Marinetti dans le texte fondateur du Futurisme en 1909. Pour le poète et son entourage, il y a urgence à vivre, à créer, à entrer dans la modernité. Une exaltation et une radicalité qui toucheront 50 ans plus tard, le jeune Gino Di Maggio et marqueront son goût pour des formes progressistes et expérimentales de l’art. L’exposition consacrée à sa collection par Les Abattoirs commence par-là. S’ensuit un parcours chronologique de rencontres qui entraîne le visiteur à la découverte de pans importants de l’histoire de l’art du XXe siècle mais rarement exposés ensemble. Ainsi, Annabelle Ténèze et Valentin Rodriguez, commissaires de l’exposition et respectivement, directrice des Abattoirs et directeur de ses collections, font résonner une centaine d’œuvres de près d’une cinquantaine d’artistes, de manière inattendue et pédagogique. Qualité qui est l’apanage du lieu.

Vue de Viva Gino ! Une vie dans l’art, aux Abattoirs, Musée – Frac Occitanie, à Toulouse.

Démarrer par le Futurisme était totalement logique mais risqué ! A fréquenter ces esprits téméraires, le visiteur pouvait s’en trouver changé. Ne se devait-il pas de cultiver son originalité ? Alors peu importe que la flèche du temps le pousse vers la salle 2 – il la verra plus tard –, c’est la nef qu’il se sent d’explorer. D’autant que le programme est joyeusement régressif ! « Jouer, détruire et reconstruire ». Si Fluxus cherchait à établir une relation entre l’art et la vie, la musique était un terrain d’exploration privilégié. Dans cet espace qui lui est dédié plane l’esprit fondateur du mouvement : George Brecht, Allan Kaprow et George Maciunas sont bien présents dans ce chaos singulier pensé comme un spectacle permanent et vivant. Des pianos d’anthologie s’offrent au regard. Il y a celui customisé en gruyère par Daniel Spoerri (Piano Emmental), celui bardé d’objets du quotidien de Ben (N’importe quoi est musique) ou encore celui recouvert de tubes de peinture écrasés d’Arman (I colori della musica). Tandis que des pupitres attendent de rejouer Opus 51 (I have confidence in you) d’Eric Andersen, une tête de Mickey espère se glisser prochainement sur la tête de quelqu’un. Fluxus ne respirait que par la performance, terreau fertile pour la construction d’un nouveau lien avec le public. Au mur, une installation de Nam June Paik rappelle la nationalité de Gino Di Maggio, une trentaine d’écrans aux images dansantes dessinent une botte, silhouette caractéristique de l’Italie.

Vue de l’exposition Viva Gino ! Une vie dans l’art. ©Photo MLD

D’une salle à l’autre, se poursuit l’étonnement tant les pièces sont radicalement différentes les unes des autres. L’œil passe d’un ready-made de Duchamp à une toile lacérée de Lucio Fontana, d’une encre sur papier de Piero Manzoni à une toile grand format de Toshimitsu Imaï, d’une installation de Shigeko Kubota à une huile d’Atsuko Tanaka. Il est rare qu’ArtsHebdoMédias entreprenne de citer autant d’artistes disparus mais ici la nécessité fait loi. L’itinéraire est époustouflant car derrière chacune des pièces exposées, il y a une rencontre. Et l’observateur ne peut qu’admirer le collectionneur qui a su comprendre la contemporanéité d’une œuvre associée à un geste, préoccupation inséparable de l’histoire de l’art. Gino Di Maggio n’est pas un collectionneur au sens traditionnel du terme. Il ne cherche pas à posséder son temps mais à le vivre à travers ses énergies les plus créatrices. Son monde est celui des idées transmises par des formes à l’avant-garde, portant toujours en elles une réaction à leur époque. Chaque salle est une histoire. Le visiteur se laisse fasciner par la peinture saisissante de Gutai – « Faire vivre la matière, c’est aussi donner vie à l’esprit. […] Elever l’esprit, c’est introduire la matière dans les hauteurs de la spiritualité », écrivait Jiro Yoshihara en 1956 dans le Manifeste du mouvement –, comme par l’effacement des artistes Mono-ha face aux matériaux – « Ce que nous pouvons faire autant que possible, c’est chasser la poussière adhérant à la surface des choses pour mieux révéler l’univers qu’elles contiennent », expliquait Nobuo Sekine.

Vue de Viva Gino ! Une vie dans l’art, aux Abattoirs, Musée – Frac Occitanie, à Toulouse.

Les artistes de la salle 6 – Arman, Arthur Aeschbacher, César, François Dufrêne, Erró, Raymond Hains… – proposent une approche toute autre. Ils s’intéressent à la société et à ses objets. Inspirés par les ready-made de Duchamp, ils assemblent, accumulent, compressent, lacèrent… toutes sortes d’éléments prélevés dans la réalité. Leurs travaux utilisent des matériaux industriels, parlent de la société de consommation, de la production machinique, de la standardisation… Viennent ensuite plusieurs espaces consacrés à la création italienne. Le visiteur découvre alors une autre Italie. Autre que celle de l’Arte Povera dont le succès a souvent éclipsé le reste de l’art italien du XXe siècle. Ainsi, peut-on découvrir le travail de Gianfranco Baruchello, peintre, écrivain et cinéaste d’avant-garde né en 1924. Sur la toile recouverte de blanc, des collages, des écritures, des dessins, racontent une histoire telle qu’il s’en déroule dans les rêves. Des éléments inattendus se juxtaposent : un petit camion porte un bras et une nacelle depuis laquelle un homme tente de réceptionner un immense couvercle à la forme évocatrice d’une soucoupe volante. Tandis qu’un mouton, accompagné de deux petits êtres humains, surplombe un pot géant de cornichons et qu’une cigogne passe à toute vitesse à la portée d’une paire de ciseaux ouverte. Un homme marche en équilibre sur un os. « Le caractère méticuleux des tableaux de Baruchello demande un regard rapproché et aventureux, un certain sens du détail et une empathie rêveuse », nous explique-t-on aux Abattoirs. Sans aucun doute.

Vue de Viva Gino ! Une vie dans l’art, aux Abattoirs, Musée – Frac Occitanie, à Toulouse.

Autres découvertes : les intrigants ovales noirs sur fond noir de Turi Simeti (169 Ovali neri, 1963), la superbe installation tout en angles et arrondis de Sergio Lombardo (Supercomponibile, 1967) ou le champ de courses sur gazon de Gianni Bertini (Totip, 1967). Et surtout ne pas manquer la session de rattrapage organisée au sous-sol : tous ceux qui n’étaient pas à la Biennale de Venise en 1968 peuvent découvrir l’installation que Livio Marzot avait proposée pour l’événement. Mais ce n’est pas tout. A droite de l’escalier en descendant, vous trouverez une invitation à la contemplation. Genesis (2005) de Nanda Vigo est telle une apparition. Au fond d’un espace-couloir, un cercle de verre noir irradie. « La lumière est le chemin des étoiles », explique l’artiste. De retour dans la nef, la musique revient au centre des préoccupations. Le piano renversé de John Cage (Please play or the mother the father or the family, 1989) engage au silence, à l’attention portée au souffle de l’autre. Deux phrases de Ben arrêtent le regard : « Je voulais faire du nouveau et j’ai fait comme les autres », « Je voulais être important et il n’y a pas d’importance ». Tandis qu’une réalisée spécialement pour son ami Gino est inscrite en hauteur comme au frontispice d’un édifice : « pour une autre façon de vivre… ». A n’en pas douter, il ne s’agit nullement d’un souhait mais d’un fait. Une autre façon de vivre l’art et la collection. « Le champ de l’art se révèle pour moi comme un champ de jeu infini, de toutes les libertés possibles. J’ai appris à penser librement et, je l’espère, à ne jamais être conformiste. » A n’en pas douter : il est libre Gino !

Gino Di Maggio (à droite) en compagnie des artistes Takesada Matsutani (au centre) et Ben (à gauche), le jour de l’inauguration de l’exposition. ©Photo MLD
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Viva Gino ! Une vie dans l’art, jusqu’au 15 novembre 2020, aux Abattoirs, Toulouse.

Crédits photos

Image d’ouverture : Entrée de l’exposition Viva Gino ! Une vie dans l’art ©Photo MLD. Les vues de l’exposition ©Fondazione Mudima, Milan. Photos Boris Conte. Gino Di Maggio avec Takesada Matsutani et Ben ©Photo MLD

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