Anciens pensionnaires de la Villa Médicis à Rome, le conservateur Jean-Pierre Cuzin et le peintre Michel Canteloup se vouent à l’amour de la peinture dans un livre, Le temps de l’œuvre, et une exposition. Chez Galilée, 9 rue Linné, 75005 Paris, jusqu’au 30 avril 2022.
Un conservateur connaît toutes les œuvres conservées. Ses connaissances sont indispensables à une rationalité muséographique. Mais la magie de l’art, si vertigineuse au Musée, peut exposer un érudit à l’appel d’une plus grande ambition : la volonté de comprendre quelques-unes de ces œuvres entêtantes. Georges de La Tour, Valentin de Boulogne, Fragonard, Hubert Robert, Ingres et leurs sortilèges ont enchanté les commissariats d’expositions et les livres écrits par Jean-Pierre Cuzin, ancien directeur du département des peintures au Louvre. En 2021, sortait chez Citadelles-Mazenod son La Tour, somptueuse monographie. Jean-Pierre Cuzin est un grand conservateur, ultra sensible à « une force intense, celle de la belle peinture. » [1]
La notion d’œuvre implique une collaboration du temps aux efforts de l’artiste. Leur répétition et leur durée doivent avoir donné consistance au temps intérieur de la création. La verve de la peinture produit à terme une évidence. Le moment de l’œuvre est celui de l’éloquence. Si l’étoile d’un peintre vivant, Michel Canteloup, ne pâlit pas dans une constellation aussi brillante que Simon Hantaï, François Rouan, Jean-Pierre Pincemin, dès lors un amoureux du passé pictural, un professionnel de la mémoire surmonte une naturelle réticence à s’exprimer sur des sujets contemporains. Ecrire sur TOUT Michel Canteloup entrait dans les méthodes d’un conservateur de métier.
Michel Canteloup le temps de l’œuvre est un livre euphorique. Jean-Pierre Cuzin y fait à la fois son métier et l’école buissonnière. Même si l’auteur ne cède rien de sa sympathie pour les maîtres anciens, on devine son allégresse à entrer, via Canteloup, dans la peinture de Cézanne, Villon, Matisse et Braque, la tradition d’un art moderne exigeant, joyeusement rigoureux, rétinien avec éthique et quelquefois retenue. Des ancêtres digérés sont la composante cannibale de l’œuvre. Ce qui a été assimilé demeure mystérieux. Certains éclairs de qualité rappellent un nom connu. La tonalité générale marginalise les influences. La qualité de cette peinture présente un caractère inconnu. Il convient donc d’en examiner les procédés techniques pour élucider quelques-uns. On repère ainsi l’arbre qui produit les fruits. Une technicité-Canteloup, élaborée mais inventive, perfectionnée au fil des expériences, révèle comme son principal symptôme une démarche tout-à-fait unique de peintre obsessionnel.
N’ayant pas renoncé à jouer avec nos rétines, le peintre a créé dans l’intention de les séduire un dispositif visuel ingénieux. Du calque (au début), du film polyester (aujourd’hui) est le support non traditionnel de sa peinture. La transparence permet de peindre sur les deux faces d’une feuille. C’est en papier une armoire à double fond et en peinture une petite machinerie baroque. Simultanément à un redoublement de la charge de couleur, le dédoublement du dessin profite à la scénographie des tableaux. Le monde manifeste n’est plus dissocié d’un monde latent. Des techniques minutieuses de découpage et de remontage s’y superposent et stimulent l’expérience d’un regard paradoxal : plus la peinture lui prodigue sa jouissance sensorielle, plus ce regard devient analytique. Un peu comme si on constatait à froid que l’on a chaud.
Le peintre en jean et veste de travailleur chinois et le conservateur costumé de pied en cap ont noué amitié à la Villa Médicis où, chacun dans sa spécialité, ils furent en 1973 deux jeunes lauréats du Prix de Rome. La méritocratie républicaine fondée sur l’égalité des chances engageait aussi à la fraternité, dans la proximité très romanesque du peintre Balthus, alors directeur de la villa. Jean-Pierre Cuzin raconte : « Les domestiques étaient comme des frères, ils étaient l’armature humaine des lieux et servaient d’abord il signor conte. » Quant à la notion de liberté, « La villa du Pincio était un lieu aimable et austère, voué au travail et à l’amitié, propice aux rencontres, favorisant par ailleurs la solitude. »
Ce livre, qui est aussi l’autobiographie d’un lien cordial et spirituel, fait un récit alerte des longues séries qui ont rythmé le temps que le peintre leur consacre. Un thème l’occupe durablement. Les coiffures à épingles des femmes japonaises confronté au mouvement des estampes érotiques japonaises, la qualité des tissus portés par les corps, ont absorbé plusieurs années de travail. Michel Canteloup découvrait la picturalité de ces raffinements. Ceux-ci mettaient son obsession technique au défi. Ce qu’il est peut-être exagéré de qualifier de « période japonaise », chose que Jean-Pierre Cuzin évite de faire, soumet le thème à un harcèlement des techniques : approche constructiviste au fusain, ou étreinte fusionnelle à la tempera sur toile, ou épiphanie de la peinture faite au crayon de couleur.
Les ailes des papillons n’ont pas moins excité sa pulsion scopique. Pigments naturels et peinture à la colle ont libéré la beauté polychromique de l’adhésion à la nature, le peintre rêvant pour les papillons d’une envergure d’ailes élargie. Plus tard, les boubous des femmes africaines, vus de tout près longtemps, au Mali, et photographiés pour étude, ont ramené la figure humaine et celle des animaux dans le phénomène des couleurs. Ce paradis. Univers tendre. Monde de douceur. L’auteur décrit « une nouvelle ardeur des couleurs, que la vive lumière de là-bas a fait surgir, quand un violet devient un noir, quand un jaune est un safran, quand un blanc fait mal aux yeux et que tout cela fait murmurer des gris rosés dans les pénombres. » La Normandie procure d’autres hypnoses et les moyens suivent, chantés sur tous les tons, au crayon gras, au crayon sec, à la sanguine, au monochrome, au polychrome, pour rapprocher des sensibilités contemporaines la symbiose établie par la vie entre des constructions humaines et la poésie du végétal. Une sorte de danse faussement immobile. Une transe.
Les quinze dessins de Canteloup qui scandent le texte de Cuzin, imprimé avec soin, encre de qualité et beau papier, par l’éditeur Galilée, ont valeur de cadeau dans un livre vendu 13 euros. Ils habillent la prose à la façon d’un battement d’ailes survolant des feuillages et des maisons. D’habitude ce peintre illustre au format livre d’artiste les textes qu’il aime des poètes placés sur son chemin, virtuellement tels Arthur Rimbaud, Francis Ponge, Roger Caillois, ou réellement tels Michel Deguy et Jacqueline Risset.
Merveille ! L’adresse de l’éditeur Galilée, 9 rue Linné à Paris, offre l’espace et le confort de visite d’une vraie galerie d’art. Michel Delorme, l’éditeur de la french theory et de la pensée-68 pointue, a eu la bonne idée d’accueillir un accrochage très parlant du travail de Canteloup, parallèlement à la publication du bon livre de Cuzin. On peut y voir des œuvres qui ont fait leur chemin. Elles apparaissent moins des rebondissements dans son dialogue avec le paysage, que les aboutissements d’une progressive intensité picturale misée sur la légère étrangeté de son désir pour le paysage, qu’il a parcouru de fond en comble et jusqu’à double fond. Vertige baroque devant les structures classiques. Le paysage renaît d’un emploi tautologique de l’image, comparable aux tautologies clés des contes écrits par Jorge Luis Borges, en vertu desquelles l’identique sublime le même. Le paysage renaît mais comme abîme.
La peinture de Michel Canteloup est tout-à-fait non naïve et anti-naïve. Elle partage avec la littérature une forme de gravité. Elles ont le pouvoir commun d’analyser les apparences traçables. Leur langage se situe dans le sillage d’un affect mûri, d’une émotion de grande personne. L’émerveillement devant la couleur d’un peintre comme Michel Canteloup diffère beaucoup de l’émerveillement enfantin devant la couleur. Les tons qu’il emploie ne sont jamais les plus faciles ni les plus évidents. La couleur garde la trace de ses aventures dans le monde réel, non pictural, où elle s’est dégradée commercialement, vulgarisée politiquement, neutralisée militairement. Le nuancier contemporain porte la marque des sociétés d’adultes. Les couleurs ne claquent plus avec innocence. Aucun instinct n’aide plus à les organiser. Il faut l’intelligence d’un expert pour leur découvrir des accords inconnus. Le peintre rallume des tonalités éteintes. Il met le feu à des cendres. Il sauve des couleurs, devenues post-culturelles, de la corruption où elles sont ainsi tombées. Il les réévalue toutes en réinventant chacune d’elles. Ses bleus marquent, ses roses blessent. Des hachures au crayon de couleur replacent le visible sur une partition musicale. La touche plus liquide de la peinture assure la mélodie. La grande peinture enchante à nouveau un assentiment adulte au monde.
[1] : Jean-Pierre Cuzin, Michel Canteloup le temps de l’œuvre, p.10.
Compléments d’information :
Accrochage : Michel Canteloup, œuvres à la galerie Galilée, 9 rue Linné, 75005 Paris. Du 1er mars au 30 avril 2022. Tel : 01 47 07 85 11
Ouvrage : Jean-Pierre Cuzin, Michel Canteloup Le temps de l’œuvre, 2022, éditions Galilée.
Site de l’artiste :
https://michelcanteloup.wordpress.com/oeuvres/
Visuel d’ouverture : ©Michel Canteloup, Variation n°3 sur La Terrasse, 195 x 95 cm (x3), tempera et pastel sur toile, 1990
Auteur de l’article : Hugo Lacroix