Une newsletter venue d’outre-Atlantique annonce que la galerie C.O.A. accueillera du 12 septembre au 12 octobre Isaac Cordal. Pour la deuxième fois, l’artiste espagnol prendra possession des lieux. Après avoir présenté Urban Inertia en 2015, il y revient avec Ego Monuments. Deux photos d’œuvres accompagnent le propos. Sur son tapis, la souris s’agite. Et le doigt, qui habituellement ne demande qu’à passer au mail suivant, reste en suspens. Voilà comment un beau jour une œuvre s’impose et se faufile à travers le réseau jusque devant votre nez.
L’homme est dans l’eau jusqu’à la taille. Tout autour de lui, des branchages stagnent et des bulles éclatent. En veste de costume et chemise blanche, l’intrus à la rose carnation et au crâne chauve tient ses yeux fermés. Dans ses mains, une perche, et au bout, un téléphone. Plus loin, deux personnages sont assis sur un canapé. Tous deux portent un casque VR et tiennent un mobile. A distance respectueuse, féminin et masculin s’ignorent. Ils sont ailleurs. Les sculptures d’Isaac Cordal ont un côté rugueux comme si chacune des aspérités de la matière voulait marquer la paume de notre main en même temps que notre pensée. Elles interrogent avec force nos comportements en société et nos relations à la nature. Intégrés dans l’environnement, tant urbain que naturel, les miniatures très majoritairement masculines se présentent isolées ou en nombre. En 2013, l’installation Follow the leaders avait réuni 2000 figurines à l’occasion du Voyage à Nantes. Utilisant l’existant comme décor – un tuyau qui coure sur un mur comme un tiroir ouvert d’un meuble abandonné – chaque scène complète la folle histoire d’un monde kafkaïen. Au fil des années, l’artiste espagnol a mis en place une écriture de formes et de ciment au service d’une chronique de notre temps.
Installés dans la ville, au détour d’un rebord de fenêtre, d’une fissure dans le béton ou d’un tronc d’arbre coupé, les personnages se tiennent souvent debout, comme à Oslo en 2017. Les yeux baissés ou crevés, ils sont dos au mur. Tous prêts à sauter d’un pont ou d’un balcon. Si petits, si discrets, que certains Osloïtes passent sans même les apercevoir, tandis que d’autres ne peuvent plus détacher d’eux leur regard. Génies des villes ? Fétiches oubliés ? Petites créatures pétrifiées par Méduse ? Leur apparition frontale nous met en garde. Quelque chose ne va pas. L’homme n’a plus pied. La société se désespère. La même année, La comédie humaine de Cordal (notre photo d‘ouverture) fait halte à Bayonne. Elle rassemble des pièces réalisées depuis 2013. Evoquons notamment The School, qui donne à voir plusieurs centaines de personnages, en combinaisons blanches et gants rouges, penchés sur des tables recouvertes d’un tissu noir. Ils consultent, auscultent, des ouvrages comme s’ils autopsiaient des cadavres. Entre les mains de Cordal, l’éducation devient une industrie en quête de rentabilité plutôt que de savoir. Des têtes de mort remplacent ici où là les visages. La critique est acerbe et tout y passe. De la vie de bureau aux livraisons à domicile.
Par terre, l’artiste a déposé un petit homme en costume gris pris au piège d’une tapette. Mort avant d’avoir pu atteindre l’appât. La sculpture s’intitule Faim et la denrée convoitée ressemble plus à un attaché-case qu’à un morceau de gruyère. L’ambiguïté s’installe. Victime ou nuisible ?
L’année dernière, en Finlande, une nouvelle étape est franchie. Cement eclipses – nom générique sous lequel se développe le projet artistique de Cordal – prend une autre dimension. Ce sont des personnage grandeur nature qui naissent dans la forêt de Lapinjärvi en plein mois de décembre alors que des températures inférieures à zéro et une nuit tombée à 15 heures rendent difficiles les conditions de travail. En démiurge, Isaac Cordal met six jours pour réaliser six corps en branchages, dominés par des têtes en terre glaise modelées sur place. Le septième, probablement, il se reposa. Plus qu’un changement d’échelle, l’artiste s’essaie à un nouveau paradigme. Ses créatures nous interpellent d’égal à égal tout en se soustrayant à notre regard. Cachées dans la nature, elles ne nous singent plus, ne nous interpellent plus dans nos lieux de vie, mais prônent un retour à la nature, une vie en harmonie avec elle.
Episode qui n’a pas pour autant mis fin à l’épopée des petits hommes. Bientôt invités au Québec, ils vont investir la galerie C.O.A., à Montréal. Le lieu, dédié aux Créateurs d’Œuvres Atypiques, aime à ouvrir ses portes à des artistes « jouant des conventions établies et de la perception qu’ils peuvent en donner ». Isaac Cordal y présentera Ego Monuments, commentaire acerbe et distancié de l’utilisation des nouvelles technologies mobiles, notamment du portable et à travers lui des réseaux sociaux. Un homme sert dans ses bras un gros cœur rouge tandis que ses mains entourent son téléphone. A ses pieds, une dizaine d’autres cœurs éparpillés. Est-on en 2015 ? Est-il un des abonnés d’Ashley Madison, un site canadien de rencontres ? Cette année-là, un groupe de hackers a révélé que 75 000 chatbots « déguisés » en femmes avaient attiré quelque 32 millions d’utilisateurs masculins dans des conversations tarifées et fort coûteuses ! Que l’artiste ait eu vent de l’histoire ou pas, que ce soit pure spéculation de la part du regardeur, il importe peu. L’essentiel est que l’œuvre fasse mouche. Et ce à tous les coups.