Le Hip Hop dans le regard de Maï Lucas

Née dans les années 1970 aux Etats-Unis et apparue en France au milieu de la décennie suivante, la culture Hip Hop s’est diffusée à l’échelle de la planète. Une histoire dont témoigne Maï Lucas. Comme nul autre, la photographe a su à la fois documenter ce mouvement depuis sa genèse et contribuer au rayonnement de cette subculture devenue mainstream en l’immortalisant. À l’occasion d’une triple actualité, deux expositions parisiennes et la sortie d’un livre rassemblant des prises de vues de 1986 à 1996, AHM s’est entretenu avec Maï Lucas à propos de la naissance du Hip Hop en France, d’un genre photographique aussi. Une fresque construite entre commandes, fêtes parisiennes et épopées vandales. Rencontre.

ArtsHebdoMédias. – Quelques mots sur votre actualité en guise d’introduction ?

Maï Lucas. – Oui, j’expose jusqu’au 24 janvier sur les grilles de la Tour Saint-Jacques à Paris. C’est un très beau moment de ma vie car j’y présente de très grands formats, 2,5 m x 1,5 m, sur une culture qui me tient particulièrement à cœur. Lui offrir une telle visibilité constitue pour moi une grande fierté car tous les gens photographiés réinvestissent Paris, témoignant du grand métissage culturel qui a créé la culture Hip Hop française. L’accrochage relève du récit. À la Philarmonie, ce sont 19 photos sur les précurseurs du mouvement qui sont présentées dans le cadre de l’exposition Hip-Hop 360, Gloire à l’art de rue. Cette commande a été pour moi l’occasion de redécouvrir le contenu de mes archives. Une exploration dont est sorti Hip Hop Diary of a Fly Girl 1986-1996 Paris, ouvrage de 136 pages, avec des photos issues de ma vie personnelle et professionnelle.

Quel est le volume de vos archives photographiques et comment avez-vous procédé à la sélection ?

Autoportrait. ©Maï Lucas

Concernant le volume des archives, c’est difficile de répondre avec précision. D’autant qu’à mes débuts, les photos personnelles se mélangent aux commandes des magazines et maisons de disques. Entre 1986 et 1989, je suis encore très jeune, je sors au Globo (lieu de rendez-vous des soirées Hip Hop durant les années 1980, NDLR) et photographie mes copains, ma vie. Entre 1989 et 1996, les photographies répondent majoritairement à des objectifs professionnels. Pour les expositions comme pour le livre, j’ai donc dû extraire de cet important corpus hétérogène les photos qui me paraissaient témoigner le mieux de cette époque. Concernant mon travail sur les Etats-Unis, il a toujours été plus simple de s’y retrouver. A partir du début des années 1990 et durant 20 ans, j’y suis allée chaque année. Le classement était plus systématique et le livre sur le Hip Hop américain plus facile à réaliser.

Comment allier l’aspect documentaire et plastique à la naissance du Hip Hop ?

Dans les années 1980, quand le Hip Hop arrive en France, il faut tout créer : une manière de danser, de s’habiller, de peindre, d’écrire… il fallait aussi créer un univers visuel, photographique. Si tu étais Hip Hop, il y avait un body langage à respecter : une manière d’être, de bouger, de réagir face à la caméra, une manière de s’imposer. Il y avait un ton et une couleur propres au Hip Hop. Au tout début, je photographiais mes copains en noir et blanc, c’était mon crew, mon premier sujet. Je n’avais que 18 ans mais j’avais déjà conscience de créer un univers photographique. Je me sentais investie d’une mission et certaines des personnes photographiées avaient besoin d’images, le travail devenait commun.

Aux balbutiements du mouvement, on est dans la culture argentique de la photographie, comment avez-vous procédé ?

Ce qui marchait à l’époque, c’était le cross-processing, un processus qui consistait à développer une pellicule photographique dans une solution chimique qui ne lui était pas adaptée. L’objectif était d’obtenir des couleurs intenses, un aspect old school comme sur les vieilles pochettes de disque, avec un aspect ultra contrasté, où par exemple les peaux noires allaient du vert-olive, au marron, en passant par le bleu. Ça donnait un aspect pictural flashy et énergique. Il y avait du grain dans l’image aussi. Ce procédé à la mode était utilisé par Mondino, pour les pochettes de disque de Hip Hop ou dans la presse comme I-D magazine. J’ai inscrit ma démarche dans cette école naissante. Je m’opposais tant au style adopté à l’époque par Yan Morvan – il montrait les pauvres dans les cités sous un jour peu flatteur – qu’aux propos chiraquiens – je pense notamment à la phrase évoquant « les bruits et les odeurs ». Je photographiais les gens du Hip Hop comme des stars.

Etait-ce plus un travail de mise en scène ou un travail de reportage ?

Tous ceux que je photographiais adhéraient à la culture Hip Hop, au body language propre à ce mouvement. Le Hip Hop, c’était une manière de s’habiller, de parler, de bouger, d’être, une attitude. Pendant la séance photo, la personne agissait comme elle le voulait, je n’imposais rien. Chacun forgeait son style.

Certaines photos, comme celle de JoeyStarr avec sa bouteille d’eau, ont l’air d’avoir été prises sur le vif.

Oui, parce qu’il y a un mélange de commandes et de photos de mes amis dans leur quotidien. On est donc davantage dans le reportage avec ce type de portraits. Parfois, c’est un mélange des genres puisque certaines commandes concernaient des amis. Mes photos témoignent aussi de cette intimité.

MC Solaar à la sortie de son 45T (Bouge de là), premier single d’or du rap français, avec les gamins du quartier, 1990. ©Maï Lucas

Le Hip Hop est souvent envisagé comme un univers masculin alors que tes photos montrent la présence de plusieurs figures féminines.

Le Hip Hop est perçu à tort comme un univers masculin. Il y avait des filles partout, c’est pour cela que le livre Hip Hop Diary of a Fly Girl était important pour moi. Je voulais montrer celles qui étaient appelées les Ladies Night et ont été effacées de l’histoire. À ce propos, je m’entretenais récemment avec le créateur Xuly Bët qui me faisait remarquer que l’exposition à la Philarmonie de Paris est très masculine alors qu’à l’époque il y avait des filles partout. Cette expo témoigne malgré tout de la présence des femmes puisque que les trois photographes présentées et la scénographe en sont.

Il y a beaucoup de termes anglophones pour qualifier les femmes : Fly Girl, B-Girl, Ladies Nights, Home girls, que pouvez-vous nous en dire ?

À l’instar des B-Boys plus connus dans le mouvement comme étant les danseurs, les B-Girls sont les danseuses. Les Home Girls sont les filles de ton quartier. Globalement tous ces termes renvoient aux personnes de ton équipe, de ton crew, de ton clan. To be Fly en anglais signifie « être mortelle » « être géniale ». Les Fly Girls sont les femmes du Hip Hop au caractère charismatique, présentes depuis le début du mouvement. En France, il y a des rappeuses comme B-Love, K-reen, Sté Strausz, Princesse Agnès, et de nombreuses danseuses. Autour de ces Fly Girls, il y avait aussi des copines, qui sortaient s’amuser ensemble. Toutes ne sont pas investies dans le mouvement. Je me souviens par exemple de soirées qui mélangeaient mode et musique, de soirées passées avec la créatrice Isabel Marant qui allait également au Globo, mais ne faisait pas partie des Fly Girls. Puis nous avons grandi, il fallait gagner notre vie. Certaines ont continué à faire de la danse, d’autres non. Chacune d’entre nous a tracé son chemin.

Racontez-nous le Hip Hop des débuts…

On évoluait dans un esprit peace, love, unity (paix, amour, unité, NDLR), en se respectant. Même s’il ne faut pas non plus exagérer sur le love de cette époque-là, on s’admire. On a en commun d’être heureux de se retrouver autour de cette culture et chacun se développe à sa manière à travers la photo, le son, le graffiti, le rap… Au début des années 1990, certains signent avec des labels. Les maisons de disques voient leurs artistes cartonner, surtout quand elles les laissent faire, comme pour JoeyStarr et Suprême NTM. Trop de directives pouvaient tuer un groupe. Le Hip Hop français vit alors son essor avec des rappeurs authentiques et talentueux ; Mathieu Kassovitz réalise La Haine (1995, NDLR). À cette époque, on vient me chercher car on sait que je suis une photographe du Hip Hop et que j’en comprends les codes. Mais quand je photographie Ärsenik, je le fais avec un esprit nourri de l’iconographie ramenée de New York, où je séjourne régulièrement et travaille avec Big Noyd et Smif-n-Wessun. Grâce à ces allers-retours, j’apporte une plus-value au Hip Hop français notamment en réalisant des pochettes de disque.

À cette période, tout le monde se mélangeait facilement alors qu’aujourd’hui on a le sentiment que le communautarisme a pris une place importante, non ? Dans votre livre, Mathieu Kassovitz explique d’ailleurs que le racisme arrivera plus tard…

Dans les années 1980, si tu es d’origine arabe, marocaine ou algérienne, tu es français. Aujourd’hui, tu es un enfant d’immigré, c’est bizarre ! En ce qui me concerne, ma mère est née au Vietnam même si elle est arrivée à 12 ans à Paris, la mère de Solo est née en Afrique, la mère de King Jaïd est née au Maghreb. On est la génération d’après 1968 et on symbolise le multiculturalisme avec un véritable espoir. Même si la vie est plus complexe que notre espoir. La culture Hip Hop est une culture positive. Sur ce terrain, on pouvait tous se retrouver.

À l’époque, la plupart des personnes que vous photographiez ne sont pas encore connues. Comment les choisissiez-vous ?

Je choisissais des personnes qui avaient un certain charisme. Par exemple Sully Sefil, je l’ai rencontré dans une soirée, il ne rappait pas encore, mais j’ai décidé de le photographier parce que quelque chose de spécial émanait de lui.

Vous avez également photographié Kery James…

Oui, il chantait déjà avec son groupe les ideal J. À l’époque, personne n’était connu, il n’y avait que des activistes Hip Hop. Je photographiais ceux qui me plaisaient, je sentais où ils voulaient aller. Comme Polo de Clic, clic je n’ai plus de balle, avec son côté africain-parisien. Il a apporté sa pierre à l’édifice. Quand j’ai connu John (John Perello a.k.a JonOne, NDLR), avec lequel j’ai été mariée pendant vingt ans, je ne savais pas qu’il réussirait de son vivant à ce point. Mais j’avais vu deux choses : qu’il allait avoir un grand atelier, et qu’il ne pourrait pas mourir sans qu’une de ses toiles ne soit dans un musée. Il avait une telle énergie. Je regarde vraiment les gens, je ressens ce qu’ils portent dans le cœur.

Vous avez documenté le Hip Hop pendant trente ans (musique, danse, art), que retenez-vous de ce parcours ?

Quand j’étais ado, le Hip Hop avait une dimension essentiellement multiculturelle. À l’origine, le but était de se réunir entre filles et garçons, pauvres et riches, noirs et blancs… On s’appréciait. Chacun venait avec sa singularité. Il n’y avait pas de formatage, on créait notre propre identité. C’était une culture qui parlait à la jeunesse et je pense que c’est toujours le cas aujourd’hui, parce que cette culture t’apprend à t’intéresser à plein de gens dans des domaines différents. Je n’ai pas l’impression d’avoir trente ans d’expérience, mais de vivre dans un univers qui se renouvelle sans cesse en s’enrichissant. Ce qu’on aime dans le Hip Hop, c’est le fun, le graffiti, la danse, le flow, parce que ce qui est au centre, c’est l’humain. L’inverse de l’esprit Hip Hop, c’est l’entre-soi. Pour les jeunes, adhérer à cette culture peut être un levier pour s’ouvrir aux autres et continuer à faire vivre ce qu’on a connu. Le Hip Hop est vivant, c’est une manière d’être.

Ticaret, HIP HOP Diary of a Fly Girl 1986-1996 Paris. ©Maï Lucas

Contact> Hip-Hop 360 -Gloire à l’art de rue, jusqu’au 24 juillet à la Philarmonie de Paris. Maï Lucas – Hip-Hop Don’t Stop (Rien n’arrête le Hip-Hop), avec le soutien de Isabel Marant, Tour Saint-Jacques, 39 rue de Rivoli, 75004 Paris. Jusqu’au 24 janvier. Hip Hop Diary of a Fly Girl 1986-1996 Paris, Maï Lucas, Les Éditions OFR, 136 pages.Site web de l’artiste.

Image d’ouverture> Jeunes Fly girls au look veste de policier et Kangol. ©Maï Lucas