Le Frac Corse à la lumière de Dean et Deleporte

Anne Deleporte et Stephan Dean sont actuellement les invités du Frac Corse, à Corte. Les deux artistes sont des habitués du lieu : l’un comme l’autre y a déjà présenté des œuvres et chacun d’entre eux a vu l’une d’elles rejoindre la collection de l’institution. S’ils s’entendent bien, ils n’ont pas pour autant décidé de faire proposition commune. Anne Deleporte est intervenue en extérieur, alors que Stephen Dean propose un parcours dans les cinq salles du bâtiment. A découvrir jusqu’au 17 novembre.

Atlas, Stephen Dean, 2019.

Depuis juillet dernier, la citadelle de Corte accueille dans ses murailles deux artistes français Stephan Dean et Anne Deleporte. Déjà résidents du Frac Corse, ils ont été invités ensemble à investir les lieux. Les salles d’exposition restaurées en 2011, après un incendie qui avait détruit une part des collections, abritent leurs œuvres piquées comme deux papillons au sein du maquis corse. En effet, cette proposition a tout pour surprendre et le public en témoigne dans une vidéo réalisée par France 3, car on n’imagine pas forcément trouver une exposition d’art contemporain offerte au grand public en plein cœur de la Corse, si convoitée pour toutes ses autres qualités. La pratique de ces artistes, qui vivent en partie aux Etats-Unis, se distingue par leurs différences mais aussi par des points de similitude. Tous deux sont à l’origine de vidéos, mais quand l’un privilégie la peinture, l’autre s’épanouit dans les installations. Exposition intérieure pour Dean, installation extérieure sur les remparts pour Deleporte.
Dans la partie basse du château, Stephen Dean présente des vidéos grand format alors que des salles lumineuses sont réservées aux peintures. Une première œuvre, Account (2012), retient l’attention du visiteur car il s’agit d’une colonne collée au mur, de section carrée, confectionnée par un empilement de livres. L’artiste a soigneusement choisi la couleur des tranches des pages qu’on ne remarque qu’en s’approchant. L’alternance des rouges et verts rajoute d’une part au souvenir de gestes archaïques d’empilement, pour définir une limite, une hauteur, un espace…, mais aussi de démarches plus conceptuelles, telles qu’elles ont pu être initiées dans les années 1960. Tout à côté, une table vitrée recèle Atlas (2019), une collection de 60 petites aquarelles aux nuances colorées subtiles, disposées en nuancier, échantillonnages colorés sur papier à cigarette marouflé sur Arches, qui ricochent judicieusement sur la colonne de livres voisine. Cette disposition rappelle d’une certaine façon la structure d’un film, image par image. Enchaînement des images, taches successives, lecture linéaire, ou feuilletage d’un livre à plat. Influencé par le titre de l’œuvre, on y puiserait tous les éléments plastiques d’une construction de plans filmiques ou les nombreuses lucarnes de prises de vues oubliées. L’idée de lumière constante et sous-jacente traverse ses réalisations.

Ladder, Stephen Dean, 2019.

On la retrouve aussi dans Ladder (2019). Unique pièce appuyée sobrement sur le mur, l’échelle de verres colorés est éclairée de façon discrète pour que la lumière diffuse doucement à travers elle. Les plaques jaunes, orangées, bleues sont prisonnières des barreaux de l’échelle métallique qui elle-même projette son ombre en les dispersant plus librement, non sans maîtrise. Pièce d’une grande sobriété mais suffisamment « bavarde » pour donner une clef de compréhension au spectateur, celle de la cohérence entre film et peinture. Même type de structures par unités visuelles, linéarité du regard, retours en arrière, scansions scopiques qui se prêtent aux multiples associations.
Dans la dernière œuvre présentée, Help wanted (2019), cette stance formelle est encore présente, de grande dimension en impression HD sur bâche. Il s’agit là encore d’un changement d’échelle de lecture pour le regard, en ouvrant les deux pages d’un immense journal où les infos ne sont pas seulement illisibles par trop d’agrandissement, mais brouillées par des repentirs peints qui masquent les écritures. Ces pavés de pigments agissent comme commentaires frontaux, bien que ne livrant rien, à la manière des phylactères de la peinture médiévale, qui disaient quelque chose du sujet du retable mais rien de l’œuvre. Grande mosaïque bleue, statique, qui si elle alignait tous ces petits pavés de couleurs reproduirait le sens d’une lecture filmique horizontale, pendant que la bâche nous en propose une vision frontale, brute. Le bleu transparent laisse apparaître un sujet photographique de lecture, dont la fluidité est stoppée par le tampon de couleur. Entre la virtualité de l’info contenue et la réalité de la pièce, le sens passe entre le mur et l’affiche. Alors… Oui en effet… L’art demande toujours (help wanted) de l’aide esthétique et plastique.

Rope, Stephen Dean.

La palette colorée qui nourrit ces pièces s’invente autrement dans les deux projections présentées sur deux grands écrans dans une salle voutée. Le premier accueille Vortex (2008 – 7’), dont la lumière semble collée au mur de projection à l’identique d’une fenêtre devant laquelle passeraient mélanges de pigments, angles de vision immobiles, mares de couleurs… Vortex prend sans doute le nom de ce que l’on peut apercevoir dans une spirale mentale où les images deviennent macro, où le détail prend la place de l’essentiel. Couleurs de sang et bouillonnements de liquides ponctuent la linéarité du sujet. Mais autant Vortex insiste sur la construction scénique, autant le deuxième film, Rope, témoigne d’un sujet clair dès les premières images. Elles révèlent de nombreux aspects de l’aliénation, d’histoires d’enchaînements, d’esclavages, de ligatures, d’efforts, et d’une sorte d’exotisme qu’on intériorise rapidement.
Dean construit son film de huit minutes avec brio en utilisant sobrement images de rouages, bruits de poulies, des bribes de chants mais aussi des glissements de cordes, allant du moindre bout aux cordages massifs qui deviennent de réels motifs photographiques entre ses mains La succession des images éprouve le passage du réel à l’interprétation formelle d’une mémoire spontanée que nous avons des enchaînements, de situations de servitude… L’œuvre renvoie chacun à sa propre expérience de souffrances liées à la privation des libertés quelles qu’elles soient. Tendant autrement la corde, non pour se pendre mais pour s’épisser en images.

Air piano, Anne Deleporte, 2012.

Comme indiqué par le Frac, ces deux artistes sont réunis pour leur sens commun de la lumière, et leur attention au réel (ce qui concerne la majeure partie des créateurs et ne leur est pas vraiment spécifique) et c’est particulièrement dans les aspects métaphoriques des jeux de lumière, et du mouvement du vent, que nous découvrons les œuvres d’Anne Deleporte. A l’intérieur de la citadelle, l’artiste a joué avec une vidéo dont la scène est située en extérieur ; et elle est intervenue depuis le dehors sur l’intérieur des meurtrières de la citadelle. La tension entre intérieur et extérieur est très nette. Elle joue sur des détails d’une grande qualité spatiale.
Dans Air piano (2012), nous assistons à toutes les anses et courbures d’un ruban attaché à un poteau battu par les vents. Il claque aussi sous la sonate n°7 de Prokofiev, de façon aussi précise qu’un instrument, dont la danse des rubans, les formes et « dé-formes » en sont la partition. Fascinante image qui happe le regard jusqu’à épuisement, rappelant un autre temps de fascination que fut le cri continu de Jochen Gerz dans les années 1970 (Crier jusqu’à l’épuisement, 1972). Tout aussi prenante est cette intervention très arbitraire sur un seul des côtés internes des Quatorze meurtrières (2019), qui provoque une dissymétrie du regard plongeant dans l’embrasure (notre photo d’ouverture). La pierre passée à la feuille d’or devrait avoir pour mission symbolique d’adoucir la violence du passage de l’arme, du projectile. Mais ne peut-on pas se demander s’il peut s’agir d’un embellissement de ce passage, d’une valorisation même, si l’on attribue à la dorure le rôle de sublimation que lui octroyait la culture traditionnelle ? L’or comme cadre de l’action muette, du statut sacré de l’image. Une dimension symbolique de cette sorte n’est pas absente chez Anne Delaporte, j’en veux pour preuve qu’elle a choisi quatorze meurtrières, titre qu’elle donne aussi à la pièce, et ce ne peut être en toute ignorance des quatorze stations du chemin de croix du Christ. Car en observant le site, il y a d’autres meurtrières qui auraient pu faire l’objet du même geste. Certes celles sur lesquelles elle est intervenue sont frontales par rapport au circuit de l’exposition, mais le nombre précis qu’elle a défini entraîne inévitablement certaines associations… Cependant voulu ou pas, cela s’avère à son avantage dans la mesure où il y a un voisinage certain entre les glorifications chrétiennes de la mort et du passage céleste et l’idée de la mort contenue dans ces funestes ouvertures architecturales. Le silence du lieu, l’horizon inaccessible contribuent avec le miroitement doré de la pierre à produire un au-delà minéral, imaginaire ou mémoriel, particulièrement présent dans la lumière des fins d’après-midi.

Quatorze meurtrières (détail), Anne Deleporte, 2019.

Le geste plastique d’Anne Delaporte nous renvoie d’une part à l’histoire de la peinture traditionnelle qui date du « même temps » que celui du monument (qui lui est toujours en place) et d’autre part à l’actualisation du monument qui accueille son œuvre (le château de la citadelle est du XVe siècle) par une sacralisation contemporaine de repères architecturaux obsolètes. Le monument n’est pas une habitude culturelle, il en est un trait, si l’on peut dire, et l’artiste a su en jouer très finement.
Si, par curiosité, vous visez le paysage qui apparaît derrière chaque fente, vous constaterez qu’il y a là la ville, la vieille ville, dont le clocher culminant apparaît dans presque chacun des focus. Là aussi la collusion des époques prend tout son sens, en rappelant ce que Daniel Arasse analysait comme la città, la reggio et la provincia. Plus on s’éloignait de la cité, plus le danger était grand, affirmation soumise à réflexion aujourd’hui. Le clocher est dans la visée des meurtrières, mais aussi la ville, et aussi un certain aspect de nos civilisations nous est pointé du doigt, celui qui échappe à la lumière, peut-être même à la clairvoyance. Nous pouvons inventer des allégories de la violence, de la haine, du sacré, tout autant que celles des jubilations esthétiques, c’est en tout cas, ce que nous autorise l’œuvre d’Anne Deleporte.
Il faut enfin saluer la démarche du Frac Corse de montrer une exposition de ce type à un public estival dont la vocation première n’est pas toujours de flirter avec l’art contemporain. Mais aussi de présenter des artistes nés dans les années 1960 (cela devient une rareté institutionnelle) dotés d’un parcours que l’on vous engage à découvrir.

Contact

Stephen Dean – Rope et Anne Deleporte – Quatorze meurtrières, jusqu’au 17 novembre au Frac Corse, à Corte.

Crédits photos

Image d’ouverture : Quatorze meurtrières (détail), 2019 © Anne Deleporte, photo F. Caruana – Atlas © Stephen Dean, photo F. Caruana – Ladder © Stephen Dean, photo F. Caruana – Rope © Stephen Dean, photo F. Caruana – Air piano © Anne Deleporte, photo F. Caruana – Quatorze meurtrières © Anne Deleporte, photo F. Caruana

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