Le démon du complot

Conspirations, fake news, alliances contre nature, exagérations et spéculations en tout genre : le Met Breuer fait le plein ! Avec Everything Is Connected: Art and Conspiracy, le musée new-yorkais propose autour de l’œuvre de Mike Kelley, disparu en 2012, une réflexion sur le « style paranoïaque » de la politique américaine et un possible glissement dans le domaine de l’art.

Peach Oswald, Wayne Gonzales, 2001.

A l’entrée de l’exposition, le regard oblique et appuyé d’un jeune homme vous fixe. Il s’agit d’un portrait de Lee Harvey Oswald par Wayne Gonzalez, un artiste de la Nouvelle-Orléans né dans la même rue que l’assassin présumé de Kennedy et dont la famille était proche de l’avocat du district qui avait déclaré qu’Oswald n’avait jamais tiré un coup de feu. D’emblée, le visiteur est mis face à la vérité qui se dérobe, celle d’un assassinat jamais élucidé. La peinture de Gonzalez donne le ton d’Everything Is Connected: Art and Conspiracy, une exposition pour le moins atypique conçue par le Met Breuer, à New York, comme une chambre d’écho pour une époque abreuvée de fake news, dans laquelle il est devenu impossible de se mettre d’accord sur quoi que ce soit. Elle vient frapper au cœur de nos anxiétés et nous immerge dans une atmosphère publique où la conspiration devient le carburant et le baromètre des événements.
C’est peu de dire que la proposition des curateurs Douglas Eklund et Ian Alteveer, qui rassemble les travaux d’une trentaine d’artistes, met dans le mille. Pour s’en tenir aux Etats-Unis, les élections de 2016 restent cet iceberg dont la partie immergée n’a pas encore été totalement explorée dans un pays dont la position officielle considère le réchauffement climatique comme un canular inventé par une puissance étrangère pour rogner sa compétitivité. De manière avisée, les deux commissaires n’abordent pas l’actualité immédiate – le contexte de réception se charge à lui seul d’établir des résonances – mais se livrent à une enquête historique sur la manière dont le sujet de la conspiration a été saisi et développé par des artistes à partir des années 1960. Le thème de l’exposition et nombre des artistes qui y figurent ont été suggérés par le parcours de Mike Kelley, auquel toute cette entreprise est dédiée. L’artiste américain, disparu en 2012, a transposé dans le domaine artistique ce que le politologue Richard Hofstadter appelait le « style paranoïaque » de la politique américaine, caractérisée par la suspicion, l’exagération et la spéculation. Y aurait-il aussi un style paranoïaque en art ? Et quelles vérités pourrait-il transmettre ?

Red Yellow Looming, Jenny Holzer, 2004.

Everything Is Connected: Art and Conspiracy se déploie en deux parties distinctes. Un premier ensemble d’œuvres est consacré à des artistes qui s’attachent à dévoiler des abus de pouvoir. Dans Red Yellow Looming, Jenny Holzer fait défiler dans son installation de panneaux LED les arguments donnés dans les mémorandums de l’administration Bush pour justifier l’usage de la torture en Irak. Ce dispositif, placé dans un corridor qui semble se perdre dans un halo rouge, est aussi un médium qui évoque la manière dont notre attention est manipulée par les médias à travers des technologies identiques. A proximité, les photographies des sites secrets de la CIA en Afghanistan par Trevor Paglen offrent comme une réalité aux portes derrière lesquelles les prisonniers sont torturés ou disparaissent.
On découvre avec intérêt l’œuvre de l’artiste vénézuélien Alessandro Baltéo-Yasbeck. Ressortissant d’un grand pays producteur de pétrole, la géopolitique d’une énergie convoitée aux ramifications furtives lui est familière. Il dresse un mobile de Calder qui vient projeter un diagramme d’ombres au sol où figure la carte des champs de pétrole irakiens, telle que l’avait dessinée Dick Cheney à la veille de l’intervention américaine en Irak. L’appropriation grinçante de l’œuvre de Calder est une référence à la promotion faite par la CIA de l’art américain en vue de la défense du « monde libre ».

UNstabile-Mobile (détail), Alessandro Baltéo-Yasbeck, 2006.

Dans son roman L’arc en ciel de la gravité, Thomas Pynchon définissait la paranoïa comme la réalisation du tout connecté. Publié en 1973, en plein déroulement du Watergate, qui allait donner un coup d’accélérateur à la culture de la conspiration, le roman décrivait des alliances contre nature entre vainqueurs et vaincus, gouvernements et multinationales. L’entreprise de dévoilement de systèmes opaques aux ramifications complexes est au cœur de l’œuvre de l’artiste américain Mark Lombardi. Pour BCCI-ICIC&FAB, il dessine à partir d’informations accessibles des diagrammes explorant les liens de contrôle, d’influence ou d’association entre des gouvernements, des multinationales, le crime organisé et autres intermédiaires douteux. Non sans évoquer les techniques de visualisation de données développées avec le numérique, l’œuvre met au jour un système aux interrelations foisonnantes qui suggère un spectre de narrations possibles, révélant en filigrane une géopolitique des suspects habituels.
La célèbre World Map (1972) de l’artiste suédois Öyvind Fahlström se présente, quant à elle, comme une topographie du monde où les frontières politiques encerclent des informations économiques et statistiques traitées par la couleur, le dessin et le texte. Des réalités politiques et économiques dûment collectées par l’artiste imposent leurs représentations picturales à notre image habituelle du globe. Comme si, pour voir le monde, il fallait d’abord pulvériser des représentations qui semblent pourtant aller de soi.

Searching for K, (détail), Alfredo Jaar, 1984.

Dans Searching for K, l’artiste chilien Alfredo Jaar expose les photographies du ballet diplomatique incessant d’Henry Kissinger, successivement secrétaire d’Etat de Richard Nixon puis de Gerald Ford, extraites des deux volumes de ses Mémoires. L’artiste finit par trouver la photo d’une poignée de main entre Pinochet et Kissinger qui, bien sûr, n’avait jamais été publiée. Et ce faisant, met ainsi en évidence un chaînon manquant d’un épisode historique perçu depuis comme un laboratoire de stratégies de choc, décrites par Naomi Klein, et toujours opérantes.
Si, dans la première partie de l’exposition, les artistes se muent en détective révélant des faits et des réalités cachées, la seconde partie impose une tout autre atmosphère : un univers où les faits se mélangent à la spéculation et la rumeur à la fantaisie. Mike Kelley est ici le maître de cérémonie. Fasciné par la contreculture et les théories du complot, il joue avec le grotesque et le mauvais goût pour, par exemple, évoquer dans Low Definition Presidency l’éloignement de la classe ouvrière opéré par le Parti Démocrate et son rapprochement avec les grandes entreprises. Le parti est représenté sous forme d’un intestin dont les entortillements semblent traduire les nouvelles circonvolutions stratégiques.

Low Definition Presidency, Mike Kelley, 1993.

Dans Educational Complex, l’artiste expose une maquette qui représente le souvenir des maisons et des écoles où il a grandi. Les troubles de la mémoire sont marqués par des vides dans la maquette des bâtiments qui représentent une topographie psychologique de l’enfance. Cette œuvre évoque aussi des traumatismes collectifs, notamment des cas d’abus sexuels dans les écoles qui avaient défrayé de manière incontrôlée la chronique en Californie dans les années 1980 et 1990. Elle semble rétrospectivement avoir extrapolé des réalités par anticipation.
Les œuvres rassemblées autour de celles de Mike Kelley jouent à mettre en scène directement les théories conspirationnistes, que cela soit les thèses antisémites sur le pouvoir aux Etats-Unis pour John Miller ou les doutes sur le 11-Septembre pour Sue William, deux artistes proches de Kelley. Si l’on peut voir cette séquence comme une archéologie du style paranoïaque en art et ses liens avec la contreculture américaine, il n’est pas certain que cela soit la partie la plus pertinente de l’exposition, même si elle en constitue le déclencheur. L’interversion entre les deux parties aurait sans doute donnée une dynamique plus juste à l’ensemble, en passant des jeux avec les théories de la conspiration aux réalités dévoilées par les artistes d’aujourd’hui.

Vue de l’exposition Everything Is Connected: Art and Conspiracy au Met Breuer, 2018.

Le prochain article de Franck Bauchard sera consacré à Currency : What do you value? au 516 Arts, à Albuquerque, au Nouveau Mexique.

Contact

Everything Is Connected: Art and Conspiracy, jusqu’au 6 janvier 2019, au Met Breuer à New York.

Crédits photos

Image d’ouverture : Government of California, 1969 © Peter Saul, courtesy Mary Boone Gallery – Peach Oswald © Wayne Gonzales, courtesy Stephen Friedman Gallery – Red Yellow Looming © Jenny Holzer, photo F. Bauchard – UNstabile-Mobile © Alessandro Baltéo-Yasbeck, photo F. Bauchard – Searching for K © Alfredo Jaar – Low Definition Presidency © Mike Kelley, photo F. Bauchard – Vue de l’exposition Everything Is Connected: Art and Conspiracy © Photo F. Bauchard