L’art et la nature en résonance à Chaumont-sur-Loire

L’hiver s’étire tandis que le Domaine de Chaumont-sur-Loire se prépare. Il faut accueillir les artistes, les seconder, surveiller la météo et s’attacher au moindre détail. Dans un peu moins d’un mois, sera inaugurée la nouvelle programmation du Centre d’arts et de nature. Installées dans le château, ses dépendances et son parc, les œuvres sont pour beaucoup réalisées in situ. En dix ans, Chantal Colleu-Dumond a su faire de ce lieu, connu pour l’excellence de son patrimoine et de son Festival international des jardins, un rendez-vous prisé des amateurs d’art. Agissant à l’instinct, elle a choisi d’allier de grands noms de la scène internationale à ceux de créateurs plus confidentiels. Parmi eux, Sheila Hicks, Wang Keping, Eva Jospin, Orozco, Nils-Udo, Simone Pheulpin, El Anatsui, Sarkis, Giuseppe Penone, Andy Goldsworthy et Fujiko Nakaya, tous devant relever le défi d’un environnement déjà riche d’histoire et de beauté. Parfois étonné, chacun d’entre eux a été séduit par cette alliance bien singulière entre la majesté d’une architecture et la magnificence de la nature. C’est ainsi que chaque année, l’équipe du Domaine doit se mettre en quête de matériaux spécifiques et veiller sur l’avènement de créations inattendues. L’an dernier, plus de 500 000 personnes ont ainsi pu découvrir les installations, sculptures, peintures, photographies et vidéos installées sur les quelque 2 000 m2 dévolus à l’art contemporain. Laissons maintenant à Chantal Colleu-Dumond le soin de nous présenter cette onzième programmation.

ArtsHebdoMédias. – Après le « feu d’artifice » pour fêter les 10 ans du Centre d’arts et de nature, n’a-t-il pas été difficile d’imaginer la suite ?

Chantal Colleu-Dumond. – Chaque année, il faut réinventer pour continuer. C’est un mouvement permanent. Au fond, ce sont les lieux qui appellent de nouvelles œuvres et ce sont les rencontres avec les artistes qui répondent à l’attente de ces lieux. Il faut sans cesse être à la hauteur de ces exigences. Toutes les propositions ont partie liée avec la nature, notamment à travers l’utilisation de matériaux comme le bois, la pierre ou l’eau, et dialoguent avec l’architecture et le paysage. Chacune d’entre elles doit être à sa « juste place ». C’est un concept auquel je suis très attachée. L’important est l’établissement d’une cohérence subliminale, d’échos subtils, d’une œuvre à l’autre. Le Domaine doit quasiment se transformer en une seule et unique installation, où chaque espace accueille un artiste en phase avec lui. Tout est fait pour que le visiteur ait cette expérience sensible globale. C’est ce qui est difficile à réaliser.

Pour cette édition 2019, vous réunissez treize artistes de plusieurs continents et générations. Quatre d’entre eux sont des figures majeures. Commençons par les plus inattendus : Gao Xingjian et Agnès Varda.

Sous la pluie, Gao Xingjian.

Gao Xingjian est peintre et Prix Nobel de littérature. Nous allons exposer une quarantaine de ses œuvres, parmi lesquelles des toiles et des dessins, dans les ailes sud et ouest du château, mais aussi des films et des photographies jamais montrés. Des images prises au moment de son errance dans son pays d’origine, qui donna lieu à La Montagne de l’âme, livre traduit en 40 langues. Gao Xingjian a tous les talents : écrivain, metteur en scène, scénographe, artiste… J’aime de telles personnalités, profondes et transdisciplinaires. Ses paysages entraînent dans un univers singulier, entre abstraction et figuration, entre rêve et réalité. Sa peinture, son esthétique à la fois dépouillée et subtile, permettent d’effectuer un voyage intérieur. En une période où nous fêtons, dans le Val-de-Loire les 500 ans de la Renaissance, il est intéressant de noter que Gao Xingjian, qui a souhaité intituler son exposition Appel pour une nouvelle Renaissance, prône une nouvelle pensée pour changer le monde et réveiller les consciences grâce à la culture. Il en appelle à un retour à une création artistique sans frontières, pluridisciplinaire, non utilitariste et non marchandisée, explorant les complexités de l’âme humaine, avec pour finalité « une communion parfaite des cœurs et des esprits ». L’autre artiste-poète invitée cette année est Agnès Varda. Il était inévitable que cette inimitable, inclassable et infatigable réalisatrice, photographe, plasticienne, dont chacun connaît l’insatiable curiosité, croise le chemin de Chaumont-sur-Loire. Elle va y présenter La serre du bonheur faite avec des pellicules de son film Le bonheur, dont nous montrerons également des extraits. Dans la galerie mitoyenne, il y aura aussi des images végétales sur lesquelles elle travaille encore. Le visiteur fera également connaissance avec un personnage important : son chat, qui sera installé dans un lieu semblable à celui de sa maison parisienne. Ce qui est extraordinaire chez Agnès Varda, c’est le constant dépassement des genres. C’est une artiste hors norme qui pratique, elle aussi, la pluridisciplinarité tant dans ses films que dans ses installations.

Deux autres acteurs majeurs de votre programmation, Sheila Hicks et El Anatsui, sont désormais des habitués.

El Anatsui.

En effet, tous les deux sont présents pour la troisième fois à Chaumont-sur-Loire. La première invitation à El Anatsui date de 2015. Cette année-là, il a conçu une œuvre monumentale couvrant de reflets or et argent trois des quatre murs de la Galerie du fenil. L’année suivante, il réalisa une sculpture de bois coloré, Ugwu, dans le parc historique. C’est non loin que sera présentée Cire perdue. L’installation sera composée de gabarres de Loire. Si l’artiste a souhaité utiliser ces bateaux traditionnels à fond plat, c’est pour rendre hommage à toutes les barques qui jouent, selon lui, un rôle fondamental dans nos civilisations, transportant les hommes, les marchandises, mais aussi les idées. A travers elles, il entend également célébrer ceux qui favorisent le passage, honorer ceux qui sont morts pour permettre de préserver ou de construire des liens, rendre possible autre chose. Le Domaine est fier d’être le seul lieu en Europe à présenter de manière permanente trois œuvres d’El Anatsui, qui va avoir une grande exposition à Munich à partir du 8 mars prochain. Quant à Sheila Hicks, elle est de nouveau présente cette année dans le cadre de la commande financée par la Région Centre-Val de Loire nous offrant l’occasion de découvrir sa magnifique installation de coulées d’étoffes de couleurs et de papiers précieux sous les voûtes et dans les profondeurs du château. Un univers chromatique hors du commun.

D’autres installations in situ sont en cours de réalisation. Plusieurs quadragénaires sont à l’œuvre. Si vous commenciez par nous parler de Stéphane Thidet…

Les pierres qui pleurent (croquis préparatoire), Stéphane Thidet.

« Il se peut que l’art soit un jeu, mais c’est un jeu sérieux. » Si la phrase est de Gaspard David Friedrich, Stéphane Thidet, lui, se plaît à la citer et, dans ses installations, à donner l’impression d’être dans cette logique du jeu. Il possède cette audace, cette imagination extrême de l’enfance, et aime investir les architectures. Au Domaine, il s’est emparé de la Grange aux abeilles et de la Galerie basse du fenil. Dans la première, il va installer de belles pierres suspendues au plafond, sur lesquelles s’écoulera de l’eau qui viendra former un dessin sur le sol d’argile rouge. L’œuvre s’appelle Les pierres qui pleurent. Avant de décrire la seconde œuvre, il faut se souvenir que Stéphane Thidet est l’artiste qui a récemment détourné la Seine, pour une œuvre montrée à La Conciergerie. Les installations complexes ne sont pas pour lui faire peur. Cette fois, un bassin sera créé dans une des galeries de la Cour des jardiniers et sa surface recouverte de lentilles d’eau. Navigant au-dessus de l’eau, une lampe incroyable y créera un sillon de lumière aléatoire et poétique.

Poursuivons la découverte avec Vincent Mauger, Janaina Mello Landini et Cornelia Konrads.

Pièce signée Vincent Mauger.

Vincent Mauger travaille autour d’une problématique centrée sur la recherche de la matérialisation, de la concrétisation, de l’espace mental. Il tente une spatialisation de la construction des pensées. Les sculptures qu’il va présenter à Chaumont-sur-Loire sont fabriquées à partir de matériaux simples comme le bois et les pierres. Il y aura une sphère de six mètres de diamètre composée d’incroyables crayons et posée non loin des grands cèdres, à mi-chemin entre le château et les écuries. Cette forme parfaite qu’est le cercle est de l’ordre de la géométrie sacrée. Au beau milieu de la Cour de la ferme, Vincent Mauger proposera également des pierres sculptées, scarifiées, qui émergeront des eaux noires du pédiluve, tel un écho inconscient aux Pierres qui pleurent de Stéphane Thidet. Parlons maintenant de Janaina Mello Landini. Cette artiste et architecte brésilienne utilise la corde, le fil et autres textiles pour créer des forêts extraordinaires, afin d’alerter sur l’évolution funeste de la forêt amazonienne. Il est important de mettre en lumière de telles réflexions sur la nature. Installée dans l’Asinerie, sa forêt blanche se reflètera à l’infini dans des miroirs. Pour sa part, l’artiste allemande Cornelia Konrads a réalisé une œuvre intitulée Rupture (Notre photo d’ouverture), alliance de minéral et de végétal, où les plantes semblent soulever, dans un poétique vertige de pierre, les briques historiques des écuries classées du Domaine.

Les autres artistes choisis ont en commun un fort goût pour la matière et une volonté d’établir un dialogue entre leurs créations et l’esprit des lieux.

Troublement Paravent, Christian Renonciat.

Absolument, tous vont jouer avec l’architecture et le patrimoine du Domaine. Le philosophe et artiste Christian Renonciat présentera, dans les écuries comme dans le château, des objets extraordinaires, comme ces couvertures de bois qui ressemblent à de l’étoffe. Autant de détournements, qu’il nomme « troublements », qui, pour certains, seront déposés dans des vitrines pour attirer l’attention sur un précieux inhabituel. L’artiste d’origine chinoise Ma Desheng est, quant à lui, inspiré par la philosophie taoïste : l’homme n’est pas au centre de l’univers, mais un élément parmi d’autres. Il n’a aucun droit sur la nature et se doit de la respecter. Pour lui, les pierres sont dotées d’une âme, elles sont la synthèse entre le mouvement et l’immobilisme. Il aime à créer des êtres de pierre, véritables paradoxes tout en densité et fragilité. Nous contemplerons à l’orée de la Cour de la ferme un ensemble de trois sculptures noires en bronze de plusieurs tonnes et d’autant de légèreté. A l’intérieur du château, les visiteurs découvriront deux autres artistes. Côme Mosta-Heirt y présentera une pyramide de 44 pièces en altuglas et bois. Telle une peinture dans l’espace, avec ses 15 nuances de verts et ses différents types de vernis, la pièce sera située près de la cathédrale de poutres et de cloches de Kounellis. Pour Luzia Simons, une nouvelle étape est franchie. La plasticienne et photographe brésilienne a transposé une image de ses somptueuses fleurs en tapisserie. L’utilisation de cette nouvelle matière permet un dévoilement extraordinaire, et plus voluptueux encore, des secrets de la luxuriante nature qu’elle propose.

Rupture, Cornelia Konrads.

Vous avez gardé pour la fin le travail de Marc Couturier, qui revient cette année avec une pièce très délicate, essentiellement réalisée en porcelaine.

Il est vrai qu’à Chaumont-sur-Loire nous connaissons bien désormais l’œuvre subtile et raffinée de Marc Couturier. Les habitués du Domaine ont déjà pu apprécier ses « redressements », moments où le regard de l’artiste saisit dans le monde réel une forme « non faite de main d’homme ». Il s’agit pour lui de savoir observer dans la nature ou l’environnement urbain un élément particulier et d’y déceler une figure ou un paysage. Ces formes sont alors données à voir à l’échelle 1. Cette année, le vestibule du château accueillera ses orangers (notre photo d’ouverture), aux troncs de bronze à patine dorée, portant des feuilles et des fruits réalisés en porcelaine de Sèvres. La poésie de cette œuvre entre en résonnance avec les murs, les tapisseries et l’histoire du lieu, en accord avec le goût de l’artiste pour la célébration de la beauté et du mystère des choses.

Vous évoquiez au début de cette interview les 500 ans de la Renaissance. Pour l’occasion, Flammarion vient de sortir Chaumont-sur-Loire, art et jardins dans un joyau de la Renaissance. Vous en avez assuré l’écriture et Eric Sander les photographies. Que représente ce livre ?

Couverture de l’ouvrage Chaumont-sur-Loire, art et jardins dans un joyau de la Renaissance.

Ce livre témoigne de la transformation du Domaine de Chaumont-sur-Loire ces dix dernières années. Il montre comment ce lieu patrimonial un peu oublié, mais au Festival international des jardins déjà très connu, est devenu un rendez-vous, en 2018, pour plus de 500 000 visites d’amateurs d’histoire, de jardins et d’art. Il a fallu penser ce projet dans sa globalité, telle une œuvre. Tout ici doit tenir en équilibre. Chaumont-sur-Loire est un lieu vivant, en phase avec les rythmes de la vie, de la nature et des saisons, ainsi qu’avec le renouvellement permanent des créations qui viennent s’y inscrire. Ce mouvement, cette ouverture au monde, cet engagement envers la beauté du paysage, de l’architecture et des jardins sont les forces de ce lieu qui exerce un fort magnétisme sur tous ceux qui le fréquentent et débride l’imaginaire de tous les créateurs qui y séjournent. Il faut remercier Eric Sander d’avoir su en capturer si brillamment l’esprit durant toutes ces années, quelles que soient les heures du jour.

 

Contact

Saison d’art 2019, du 30 mars au 3 novembre au Domaine régional de Chaumont-sur-Loire.

Crédits photos

Image d’ouverture : Vous êtes ici (détail) © Marc Couturier – Sous la pluie © Gao Xingjian – El Anatsui © DR – Les pierres qui pleurent © Stéphane Thidet – © Vincent Mauger – Troublement Paravent © Christian Renonciat – Rupture © Cornelia Konrads – Couverture de l’ouvrage Chaumont-sur-Loire, art et jardins dans un joyau de la Renaissance © Eric Sander

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