La nature à l’épreuve de l’art par Bernard Jeufroy

Chaque année, un jury de critiques d’art visite Réalités Nouvelles en avant-première et récompense le travail d’un artiste. Ce prix consiste pour la presse en une publication, pour la Fondation Taylor en une aide à la création et pour la Maison Marin en une dotation constituée de matériel. Pour l’édition 2023 du salon, dix Prix de la critique ont été décernés parmi lesquels celui d’ArtsHebdoMédias, représenté par Francesca Caruana, qui a choisi deux œuvres et non une : Irréversibles Abstractions-Dissolution des mondes flottants de Jean-Marc Chomaz & Tania Le Goff et Lauson de Bernard Jeufroy. Focus sur cette dernière.

Une œuvre « parmi/hors mis d’autres » pourrait être le titre de cet article, lorsqu’on sait qu’il faut extraire d’un tout la partie jubilatoire d’un ensemble artistique proposé par le salon Réalités Nouvelles. Pourtant si la règle est présente, elle s’est appliquée à remarquer les effets de sensibilité, les critères esthétiques et plastiques qui ont finalement soutenu Lauson de Bernard Jeufroy. Notre attention a d’abord été retenue par sa qualité chromatique et sa composition, des couleurs surprenantes par leur douceur, leur proximité mais aussi par leur mise en place dans le support. L’assemblage est asymétrique, très structuré, et cependant discret. Il y a en effet dans l’œuvre de ce plasticien, une sorte de continuité plastique entre la couleur et le support, une filiation entre le matériau et la composition.
Sans que l’on soit vraiment surpris par le fait que la pièce ne soit pas une toile tendue sur un châssis, depuis les toiles libres advenues dans les années 1960, entre autres, le regard a été rodé à cette simplification. Ces « traditionnelles » remises en cause du support, puisque datant d’un siècle ou presque, trouvent encore aujourd’hui des expressions dignes de s’y arrêter. La toile libre est ici composée par morceaux. Ils se superposent ou se juxtaposent et sont la plupart du temps cousus, ajustés selon des lignes qui participent de la construction du tableau.
Il faut justement s’approcher et regarder de près comment tiennent ensemble ces plaques de couleurs, largement brossées, car elles sont cousues avec un point de surfil, assez serré pour ne pas être un faufil ni trop pour être un feston, c’est donc une ligne mécanique zigzagante qui fait la suture et c’est ce qui m’a particulièrement intéressée. Car le fait de coudre, d’assembler n’est pas nouveau, l’artiste Claude Viallat nous a très tôt, familiarisés avec des assemblages de pièces cousues, qui révélaient l’usage auquel la pièce d’étoffe était destinée. La couture contenait dans ce cas une information sur ses différents rôles (rapiéçage, fermeture, poche, etc.) et présentait une problématique particulière de détournement propre à l’artiste. Ici, il ne s’agit pas de montrer que la toile était un taud de bateau, un cul de fauteuil ou un accord de tissus provençaux dont les coutures déterminent une zone de couleur, c’est un montage mettant en valeur la jonction délicate entre deux couleurs elles aussi délicates. La ligne ne joue pas le rôle arbitraire et déterminant comme dans ce qu’on a pu voir dans des toiles de Viallat, mais elle est un véritable lien, une ligne de construction, une charpente de la toile où le fil tient lieu de cadre.  La trame est remise en question en ce que le croisement des fils n’est plus orthogonal mais constitue un réseau, un treillis architectural propice à la création de surfaces.
Peu de différence de textures, pas d’opposition violentes de tons ou de motifs, juste une complicité graphique. Bien que les orientations gestuelles des couleurs varient d’un morceau à l’autre, les traces de brosse étant là pour le « dire », le rapprochement physique de l’œuvre, le nez dessus en quelque sorte, dévoile le procédé. En est-il un ? Est-il suffisamment répété pour qu’on le repère systématiquement ? Nous ne savons rien pour autant de cette fine relation tramée qui participe de la structure de la toile, elle apparaît comme la condition indispensable à faire tenir une situation plastique, installer un déhanchement des plans, une flaque géométrique de couleurs, éléments maîtrisés afin que la peinture ne se répande qu’entre les coutures, à l’inverse d’un principe de répétition. En effet, en poursuivant la référence faite au peintre Viallat, il dernier utilise lui, un « motif », sa forme d’éponge, qui répétée régulièrement et à égale distance, unifie la toile, et la trame formée ainsi par les motifs, produit une sorte de premier plan. L’unité, plaque de couleurs, dans le cas de Jeufroy, ne renvoie pas à un motif mais à une forme de séparation, réparée par la couture qui en organise la continuité.
Le rapprochement avec le procédé de Viallat s’arrête-là car Bernard Jeufroy ne fait pas qu’ajuster des pièces ensemble, il froisse aussi les tissus, les déforme, les applique sur les murs comme un prélèvement de roches. Je crois pouvoir dire qu’en lisant le parcours de cet artiste, les cadrages opérés dans la nature trouvent aussi une autre matérialisation dans les formes qu’il réalise en céramique, elles sont des parcelles, réminiscences de portions de nature mises à l’épreuve de l’art. Piquer un morceau de nature pour s’en inspirer et faire en sorte que la métaphore en soit un objet de présentation rend clair l’objectif de cet artiste qui vit auprès de la nature et sans la sacraliser invite à la partager. Simplement.
Les ambitions de volume sont inscrites dans son travail. Le froissement est lui-même la création d’un relief qui fait du mimétisme avec l’environnement de son extraction. Tout en évitant le phénomène de carte en relief, mais plutôt en évoquant une vue en léger surplomb, Jeufroy propose un survol de ces éléments tout aussi plastiques que poétiques.
Enfin, le titre mystérieux de l’œuvre, Lauson, renvoie à une marque ancienne de platine, qui peut nous éclairer sur la musicalité de ses compositions, à moins que ce ne soit une ambition espiègle de vouloir une peinture qui fasse du bruit !

Image d’ouverture> Bernard Jeufroy, Lauson, 2023, acrylique sur toile, 206 x 160 cm. ©Bernard Jeufroy, Adagp Paris 2023, photo Olivier Gaulon