L’Artist Film International est un événement annuel initié par la Whitechapel Gallery en 2008, à Londres, qui rassemble autour des travaux d’artistes émergents utilisant le film, la vidéo ou l’animation quelque 18 lieux et institutions partenaires à travers le monde, depuis l’Afghanistan jusqu’aux Etats-Unis. Le Centre d’art Ballroom Marfa, au Texas, est l’un d’entre eux. C’est dans ce cadre, et pour répondre au thème retenu pour l’édition 2018 du festival, « la vérité », que Laura Copelin, directrice du Ballroom, a choisi de présenter le travail de Jibade-Khalil Huffman, qui s’attache à démonter les flux médiatiques pour mieux mettre en exergue la construction sociale, culturelle et technologique du visible.
Les anneaux colorés d’une cible de tir à l’arc s’écartent pour laisser place à l’obscurité d’un espace où filent des météorites ; une voiture de police explose sans raison apparente dans un paysage lunaire, avant d’évoquer un triste feu d’artifice ; des papillons voltigent en dessous d’un robinet ouvert ou bien survolent un dormeur… Une profusion et un déferlement d’images juxtaposées sans lien de causalité. Voici comment s’impose, de prime abord, l’univers artistique de Jibade-Khalil Huffman. Le spectateur pourrait avoir l’impression de, soudainement, s’extirper d’un mauvais rêve, d’être suspendu dans une demi-réalité, n’y décelant quelques repères que pour mieux les voir se volatiliser dans une structure onirique qui ne livre pas ses clés. De quoi être pour le moins désorienté par cette « visualité vernaculaire », pour reprendre l’expression de l’historien de l’art et professeur de littérature américain William John Thomas Mitchell, qui évoque des scènes quotidiennes, de rue ou domestiques, ou empruntées à la télévision, au jeu vidéo, réagencées dans une logique poétique et onirique. Au fil du temps, le visiteur réalise qu’il est moins devant des images qu’à l’intérieur même d’un dispositif, comme immergé au cœur d’un environnement médiatique favorisant une sensation de menace insaisissable, de vulnérabilité et d’inquiétude.
L’espace d’exposition s’organise autour de cinq installations vidéo. First Person Shooter, film emblématique de l’artiste afro-américain datant de 2016, y côtoie des œuvres produites spécifiquement pour l’occasion qui associent impression numérique et vidéo. Parmi elles, la superbe pièce Sculpture for Angela Lansbury dévoile une projection à travers une impression numérique sur verre. Il en résulte une image construite par superpositions de textures, de couleurs et de films qui se trouve elle-même dédoublée entre l’écran de verre et le mur. L’image n’est plus tant une surface qu’une épaisseur formée de multiples couches de matériaux hétérogènes. Elle ne représente rien, mais sa présence s’impose dans l’espace. Libérée de ses obligations à signifier, elle devient sculpture.
Ce rapport sculptural à l’image se décline aussi dans la cour extérieure. Une image photographique extraite du film de James Bond, A View to Kill, s’y dresse tel un panneau d’affichage autoportant, ses reflets changeant en fonction de la position du soleil. Le dispositif accentue la présence de Grace Jones, saisie par la caméra alors qu’elle porte à bout de bras le corps d’un homme. Avec Foley, film produit spécialement pour l’exposition, le visiteur est confronté à un dispositif à première vue plus familier : celui du rapport frontal. Sur l’écran, un homme se saisit d’objets divers – un chou-fleur, des pommes, un marteau, etc. – pour s’adonner à des micro-actions incompréhensibles. Il lève par exemple le marteau d’une main pour faire mine d’écraser les doigts de l’autre avant de suspendre son geste au moment même de l’impact sur la chair. L’on comprend alors que c’est précisément ce son mat, étouffé, du métal sur la chair qui est recherché, le personnage étant en effet en train de créer la bande-son d’un film. Les actions sans queue ni tête auxquelles on assiste étant les coulisses d’un film que l’on ne verra jamais. Cette structure fascinante, où les choses sont simultanément dévoilées et cachées, est un trait distinctif de l’univers de Jibade-Khalil Huffman.
Né en 1981 à Detroit, le plasticien s’est d’abord fait connaître comme poète avant de s’affirmer en tant qu’artiste interdisciplinaire, ses modes d’expression englobant la photographie, la vidéo, la performance et l’installation. Son œuvre repose sur une construction poétique du visuel. Imprégné de pop culture, il développe un travail s’inspirant d’images inscrites dans des dispositifs médiatiques – la télévision, le film, le jeu vidéo, le reportage – pour les reconfigurer autour d’autres possibilités et d’autres intensités. Ces images ne se cristallisent pas autour d’un thème ou d’une narration, mais autour de motifs qui communiquent en revanche des émotions précises. Récurrente est cette sensation de vulnérabilité, qui oscille entre la surprise et la peur. Les motifs de la cible, de la poursuite, de l’explosion, ou encore de la collision reviennent sous de multiples formes. Ils s’entrelacent à d’autres qui évoquent des formes d’émancipation, de la lecture au galop du cheval, en passant par le vol du papillon. Ses vidéos nous plongent dans une vie psychique où s’entremêlent, pêle-mêle, perceptions, émotions, souvenirs, rêves éveillés et pensées flottantes.
Le titre de l’exposition, The Way You Make me Feel, est certes celui d’une célèbre chanson de Michael Jackson, mais aussi et avant tout un condensé de la visée poétique de l’œuvre de Jibade-Khalil Huffman. Poétique, elle est également politique dans la mesure où elle souhaite nous déprendre de l’automatisme de notre attention aux dispositifs médiatiques et des représentations culturelles qu’ils véhiculent. Dans une société toujours marquée par la permanence du racisme, la recherche d’autres perspectives, la création d’autres perceptions est une nécessité politique. Récréer de l’indétermination là où l’on croyait voir, c’est constituer le regard comme enjeu politique et appeler à d’autres formes de lucidité.