De trames rose, orange ou vert fluo surgissent d’étranges tâches noires comme l’ombre de fantômes refluant à la surface de la toile : Taline Zabounian, qui mixe dans une joie profonde codes picturaux et signes graphiques en peinture, nous fait douter de son médium. De la même façon que le titre de cet article joue l’oxymore en associant deux mouvements en peinture a priori opposés. Mais n’est-ce pas là notre contemporanéité exacerbée – qu’au lieu de passer d’une émotion à l’autre nous soyons simultanément imprégnés du bonheur d’être libres, vivants, et impressionnés par la souffrance du monde en tâche de fond ? C’est sans doute ce qui nous touche dans la peinture expressive, ni tout à fait abstraite ni figurative, de Taline Zabounian.
Depuis le 21 mai, Taline Zabounian s’est installée dans la toute nouvelle galerie de l’Ecole d’Art à Montreuil pour un solo show jusqu’au 6 juin. Phantasia, avec ses grands formats et de petites toiles aux tarifs raisonnables, invite les premiers visiteurs à franchir la porte de la galerie, où nous avons rencontrée la jeune plasticienne. Diplômée des Beaux-arts de Paris en 2010, cette dernière a réalisé sa première exposition personnelle en 2013 au Musée d’Art Moderne d’Erevan, en Arménie. Invitée à exposer ses peintures à la CAA International Printmaking Triennal de Hangzhou en Chine, elle fut également présentée à la Monnaie de Paris et à La Maison rouge lors d’expositions collectives, et plus récemment à la PlanX gallery de Milan et à la MR14 avec Paris Peinture Plus et Print Fighters à Bruxelles et Paris.

ArtsHebdoMédias. – Phantasia, Pareïdolie, … Lisiez-vous dans les nuages ou bien dans le feuillage des arbres quand vous étiez petite ?
Taline Zabounian. – Petite, je m’amusais à lire dans les nuages, j’essayais de percevoir des formes ; cela m’amuse encore. Dans ce nouveau corpus présenté à la galerie, les formes noires organiques sont des pareïdolies de fantômes. Le mot « phantasia » m’intéresse pour plusieurs raisons, tout d’abord pour ses origines grecques et son sens premier qui est « ce qui apparaît » ; ses modulations à travers le temps sont aussi très riches et rejoignent les termes de fantasmes, de fantômes…
Quand avez-vous su que la peinture était votre médium ? Et quels artistes vous inspirent ?
Je crois que j’ai toujours peint, par plaisir de jouer avec les formes et les couleurs. Au lycée ce jeu s’est affirmé et je continue depuis. Fidèle à la peinture et à l’image je tente d’autres techniques et médiums tels que la photo et vidéo, que je considère comme de la peinture. Je regarde beaucoup le travail de Bridget Riley et de Shirley Jaffe. Mais aussi celui d’Albert Oehlen, Joan Mitchell, Sam Francis ou Claude Viallat. Et bien sûr, l’œuvre d’Henri Matisse.


Quel est ce jeu que vous entretenez avec le numérique ? Et qu’en est-il de votre processus de travail ?
Ma peinture est construite par strates, des couches qui s’additionnent et se soustraient. Je suis fascinée par la question du leurre, du trompe-l’œil ; j’aime cette idée d’emprunter des codes, des systèmes et les transposer à la peinture. On a longtemps dit que le numérique remplacerait la peinture, qu’on réaliserait des peintures sur Photoshop et qu’on les imprimerait sur toile ; ça m’amuse d’en prendre le contre-pied et d’en copier les signes comme la trame quadrillée grise et blanche, qui remplace aujourd’hui la réserve. J’ai donc mis en place un protocole pour la réalisation de mes peintures à partir d’un répertoire de formes auxquelles s’appliquent les techniques et couleurs appropriées : les formes « fantômes noires » – au gris de Payne – sont réalisées à main levée (sauf pour la toile Zoom remixé où elles ont été dessinées à partir d’une projection). Celles-ci peuvent intervenir sur la toile à différentes étapes du processus – en premier comme en dernier lieu – tandis que les formes colorées et « gestuelles » réalisées au pinceau ou au spray, viennent recomposer l’image en y ajoutant de la profondeur. Cette étape est fortement liée au plaisir de peindre, à l’idée de liberté et de lyrisme que cela suscite. Les formes tramées (point ou quadrillage) appliquées en fond, renvoient au calque Photoshop ou à la trame de sérigraphie mais si elles sont appliquées en dernier, elles jouent alors le rôle de réserve. J’ai aussi créé des pochoirs qui reprennent la forme du geste peint ou d’une forme organique venant ponctuer l’image. Je sélectionne ma palette de couleurs de façon intuitive avec une forte présence de tons fluo, artificiels – plutôt de l’ordre du signe qu’associés à l’idée de paysage. Le mouvement et la répétition sont constituants de ma pratique, tout comme le rythme, le pattern, la loop qui appartiennent au langage musical. La musique m’inspire beaucoup, pourtant je travaille dans le silence et c’est essentiel pour moi d’être juste seule avec mon support.


Que représente pour vous l’Arménie et quels sont vos ancrages en tant qu’artiste ?
Je suis née en France, je porte un prénom et un nom arménien ; ces deux constituants dessinent une personnalité et l’ancre dans une histoire que mes parents et mes grands-parents m’ont transmise. L’Arménie et l’armenité font partie de mon quotidien, avec ses joies et ses malheurs, mais je pense que je suis une peintre très française, avec pour héritage premier le mouvement Supports Surfaces et en second, la peinture américaine.
Dans quel état d’inspiration étiez-vous quand vous avez peint ces deux grands tableaux dans lesquels le noir prend une place prépondérante ?
Le diptyque Zoom remixé a été réalisé en deux temps, il y a d’abord eu les formes noires issues d’une empreinte de pierre d’Arménie. Cette empreinte a été scannée puis projetée sur les tableaux. Mon tracé a été ensuite recouvert par le gris de Payne. En 2015, ce diptyque était donc très graphique, avec une forte réserve de blanc. Je l’ai ressorti en janvier dernier, il était mon lien avec l’Arménie, et il fallait qu’il soit réinvesti. Zoom est devenu Zoom remixé.

Comment s’est faite votre rencontre avec l’Ecole d’Art de Montreuil ?

Julie Le Guern et Vincent Villard, les fondateurs de l’école suivent mon travail depuis plusieurs années, ils l’ont d’ailleurs diffusé au MAD ainsi qu’à la galerie Sans Titres de Bruxelles et m’ont proposé d’intégrer l’équipe pédagogique de l’école en janvier 2021 pour y encadrer la créativité de la classe préparatoire. Le corpus Phantasia a été réalisé entre janvier et mai. En découvrant mes nouvelles peintures, ils ont proposé de les exposer à la galerie de l’école.
Implantée 55, rue François d’Arago, l’Ecole d’Art de Montreuil se positionne à la fois comme alternative (payante) aux Arts Déco et « prépa » aux Beaux-Arts. Outre l’année préparatoire aux concours des écoles nationales supérieures, un cycle de trois ans en art ainsi qu’une formation supérieure de deux ans en écriture y sont proposés dans un beau bâtiment de briques sur deux étages doté d’une verrière intérieure. Phantasia fut vernis à l’occasion des « portes ouvertes » de l’école qui fut fondée en 2019 par les plasticiens graphistes et céramistes Julie Le Guern et Vincent Villard. La galerie restera ouverte au public toute l’année en accès libre (sauf restriction covid) du lundi au samedi, de 11 h à 19 h.
Conctact> Phantasia, jusqu’au 6 juin. L’Ecole d’Art, 55 rue François d’Arago à Montreuil. Tél. : 01 83 90 15 44.
Image d’ouverture> Vue de l’exposition Phantasia, galerie de l’Ecole d’Art à Montreuil © Taline Zabounian