INFANTIA (1894-7231) ou la naissance de la valeur

Ni les artistes Fabien Giraud et Raphaël Siboni, ni la commissaire de l’exposition Anne Stenne, ou la directrice de l’IAC de Lyon, Nathalie Ergino ne pouvaient anticiper que nous serions quelques jours après l’inauguration, d’INFANTIA (1894-7231) le 20 février dernier, tous pris en otages ! Que nous devrions d’une manière presqu’aussi singulière que les protagonistes d’une fiction mise en scène dans une exposition monstre à l’Institut d’Art Contemporain faire face à la privation de notre fondamentale liberté de mouvement : assignés chez nous, acculés à repenser notre système de valeurs, tandis que les gouvernements de la planète Terre décidèrent au même moment de privilégier la vie plutôt que la croissance économique. Infantia (1894-7231) est la saison 2 d’une œuvre protéiforme dont le duo de plasticiens et cinéastes Giraud et Siboni a dessiné les contours dès 2014. C’est une archéologie, celle d’un tournage, d’une prise d’otages, une introspection, un questionnement sur l’essence de la valeur, une naissance présentée comme une dystopie. A vivre jusqu’au 27 septembre prochain.

L’image produite y est de prime abord glaçante, elle s’immisce dans le corps et l’esprit tel un virus susceptible de mettre en surchauffe votre système immunitaire : la première salle de l’exposition représente un écosystème à priori incohérent où ont été réunis dans une vidéo filmée par une caméra thermique tous les éléments organiques, animaux ou végétaux (le cacaotier par exemple) qui au cours de l’histoire de l’humanité ont servi de monnaie : « Le film est censé se passer à un moment où le soleil s’est éteint et la seule transaction qui reste est celle de la chaleur des corps », commentent les auteurs, tandis qu’on entend le son de l’eau qui se déverse inlassablement dans un baquet posé dans la pièce. Dans la salle suivante, des seaux sont suspendus par un jeu de cordes et de poulies, dans une esthétique de chantier, des masques de sel jonchent le sol. Des moisissures et de l’ambre faufilent les contours de la pièce. Sur une sorte de tatami, un duvet turquoise, un drap froissé … La couche est désertée.

INFANTIA (1894-7231) par Fabien Giraud et Raphaël Siboni, détail de l’exposition. ©orevo

L’enfance de la valeur 

« INFANTIA est l’exposition d’une naissance, nous annonce en préambule le livret de l’exposition. Avant d’être un musée, l’IAC était une école. L’école est devenue un enfant. Dans le corps de l’enfant, il y a : un coucher de soleil à midi, des communistes immortels qui dorment sous une pluie de sel, la mort comme atavisme, des rois Lydiens et de l’argent. Il y a aussi : une prise d’otage de 3 000 ans, une Terre qui se démantèle, une nuit sans étoile, un arbre arraché, Richard Nixon, et du vide. À l’intérieur du musée-enfant, chaque chose, chaque objet, est la trace d’un échange, le reste d’une fiction de valeur. » Mais pour entrer dans la fiction voici déjà quelques clefs : avant même toute idée de (re)naissance  suggérée par le titre  de l’exposition, INFANTIA, revenons à la saison 1, de l’œuvre  ambitieuse et tentaculaire initiée par Giraud et Siboni dès 2014. The Unmanned,  est une série de huit films, qui retrace à rebours une histoire de l’informatique, que nous avions commentée sous le titre, Allégorie d’une sombre histoire de calcul, lors de sa présentation au Casino-Luxembourg en 2018. Par un effet de symétrie nous serions tentés de titrer aujourd’hui cet article par  « Infantia, une allégorie de la valeur Confisquée »  ! Car commente Raphaël Siboni : «  Il ne s’agissait pas d’idéaliser  un état de l’enfance, c’est à dire un état d’innocence « in-évaluable » qu’on tenterait de retrouver, mais plutôt de se poser la question de ce que serait l’enfance de la valeur. Imaginer une généalogie de la valeur, c’est-à-dire à la fois un avant de la valeur et ce que pourrait être la valeur au-delà de la monnaie. c’est pourquoi la série s’appelle The Everted capital, littéralement « le capital rétroversé » ou bien « retourné », c’est-à-dire la tentative de penser le dehors du capitalisme ou bien de penser le capitalisme depuis l’extérieur. Le projet avorté d’Eisenstein, de filmer le capital dans une adaptation du livre de Marx, dont il reste des notes, a été pour nous une source d’inspiration. » 

INFANTIA (1894-7231) par Fabien Giraud et Raphaël Siboni, détail de l’exposition. ©orevo

Le capital « rétroversé »

La saison 2 de cette démonstration se compose de trois films, un prologue The Axiom et deux épisodes de 24 heures, The Everted Capital,  tournés lors de résidences des artistes en Australie et au Japon*  :  il y est question de la prise d’otage d’immortels communistes par un groupe de mortels au sein d’une école, mais aussi de trahison. Dans la performance australienne, les protagonistes vêtus de costumes issus du XIX° siècle ou bien appartenant au notre, scandent les mêmes phrases sibyllines, comme une liturgie : « Je suis William Lane et je suis un traître, je nous ai abandonnés…  J’ai gardé le secret et je suis un traître ». Mais de quelle trahison est-t-il question ? Tandis que The Unmanned mettait en regard des dates clefs dans l’histoire de la technique, du calcul et de la prédiction de l’avenir, INFANTIA (1894 – 7231) spécule sur des périodes de l’histoire dont les dates – ne le sont-elles pas toujours ? –  sont une construction. « Dans The Inverted Capital, le personnage principal du film australien incarne William Lane, nous précise Raphaël Siboni, qui avait tenté d’introduire le communisme dans son pays ; or en 1894, estimant que le projet avait échoué, il est parti au Paraguay, avec trois cent personnes, fonder une petite colonie, New Australia, – avec sa propre monnaie, une école, un système judiciaire -, qui a duré deux ou trois ans avant de s’effondrer. L’Episode 1 de la  saison 2 prend place en 7231 et imagine ainsi une communauté d’immortels qui vivrait à l’infini cette expérience de 1894. »

INFANTIA (1894-7231) par Fabien Giraud et Raphaël Siboni, détail. ©orevo

Une démonstration de cinéma 

Filmés en temps réel lors d’une performance de 24 heures les épisodes 1 et 2 nous montrent des corps mis à l’épreuve d’une fiction qui se répète ayant pour conséquence sa progressive mutation sous l’effet de la durée et de l’inévitable fatigue de ses protagonistes. « Nous avons tourné avec des comédiens, explique Siboni, mais d’avantage dans une logique de performance filmée, avec tout un travail d’écriture, de voix off et d’apprentissage des “règles du jeu” en amont du tournage. Pour le film réalisé en Australie (l’épisode 1), ce sont les acteurs, à qui nous avons distribué huit caméras, qui filment eux-mêmes. Nous leur avons appris à cadrer mais nous nous sommes surtout entraînés ensemble : une fois les décors mis en place, nous avons répété sur place chaque action jusqu’à ce que toute l’équipe soit autonome et que le film puisse exister sans nous ou presque ».  « Il est même arrivé que les acteurs s’endorment, intervient Fabien Giraud, mais la fiction se poursuit avec les voix off ; dans la mesure où il n’y a pas de véritable direction d’acteurs au sens classique du cinéma, ils peuvent tomber de sommeil, la camera continue de tourner. »  C’est ce que l’on découvre dans l’épisode 2  dont la vidéo est (ré)générée par une intelligence artificielle à partir d’une performance de 24 heures, filmée dans l’ancienne école primaire d’Okayama, en 2019.

INFANTIA (1894-7231) par Fabien Giraud et Raphaël Siboni, détail. ©orevo

Un rapport archéologique aux différentes techniques cinématographiques autant qu’une démarche prospective quant à l’image embarquée ou générée qui nous survivra sont récurrents dans l’œuvre de Siboni et Giraud, dont la série The Unmanned utilisait déjà la technologie du drone ou de l’IA. Des caméras de télévision allumées, abandonnées dans l’angle d’une pièce ou contre un mur, ou encore de vieux moniteurs diffusant des extraits vidéo d’un tournage ou son making-of – on ne sait plus très bien, de même qu’on oublie depuis combien de temps on est entré dans le ventre du Centre d’Art – sont omniprésents dans l’exposition.

INFANTIA (1894-7231) par Fabien Giraud et Raphaël Siboni, détail.©orevo

La valeur confisquée

Dans l’une des salles, centrale, telle un « hub » dans ce dédale spatiaux-temporel, rythmé par le son de clepsydres de fortune, point une lumière spéciale, orange. Un coucher de soleil à midi. Par un trou dans le mur, assez peu perceptible au premier abord, on discerne un dessin au fond d’une pièce à la profondeur abyssale, traversée par un bureau taillé dans un arbre à l’horizontal. S’ouvre alors une autre dimension ! INFANTIA, ne reconstitue pas seulement l’archéologie d’un film, c’est une installation monstre en mouvement perpétuel. Une couveuse percée d’une lance, ou plutôt d’une perche en rotation attire notre attention. « Les murs, traversés par une coupe déterminée par l’axe d’orientation de la Terre, sont censés nous rappeler son démantèlement en cours dans l’épisode 2 », nous éclaire la commissaire de l’exposition, Anne Stenne, qui découvrit le travail du duo d’artistes à la triennale d’art contemporain d’Okayama. « Sur le même axe que la coupe, des objets perforés sont reliés par une structure en rotation permanente, qui se démultiplie et se déploie au-delà du bâtiment : chaque objet en rotation, qui dans l’exposition, se cristallise un peu plus chaque jour, est filmé par une intelligence artificielle cherchant à reconnaître dans le réel ce pour quoi elle a été entraînée, et reconstitue en direct le visage mutant d’un nouveau-né ». Nos neurones bouillonnent !

INFANTIA (1894-7231) par Fabien Giraud et Raphaël Siboni, détail. ©orevo

La télévision suspendue au plafond peut-elle nous donner un indice ? Richard Nixon, président des Etats-Unis dans les années 1970, y fait une allocution, diffusée en boucle, mais on n’entend pas très bien. Son discours semble pourtant crucial. Sa date, un point de départ : serait-ce, celle-là même de la confiscation de la valeur ? Cette fameuse prise d’otages à laquelle il est fait référence ? Que s’est-il bien passé le 15 aout 1971 ? « C’est une date qui nous a particulièrement intéressée pour l’épisode 2, précise Siboni, où il est question d’ une histoire de la valeur de la monnaie : le 15 aout 1971 Richard Nixon prononçait la fin des accords de Bretten Woods (1944), c’est-à-dire la fin de la corrélation entre le dollar et l’or, et par conséquent, le début de la « financiarisation » du monde telle qu’on la connaît aujourd’hui. Notre film qui couvre la période prise entre 1971 et 4936 part de ce discours mais en imagine un autre, dans une fiction alternative : Nixon y incarnerait non plus le président des USA, mais celui du monde, annonçant le démantèlement de la Terre pour une colonisation de l’espace. »  Ainsi, dans le scénario imaginé par les plasticiens-cinéastes éveillés, des mortels considérant qu’il est dans la nature humaine de mourir et refusant de quitter leur planète, alors qu’elle va être détruite, prennent avec eux des immortels en otages. Au moment où une équipe de télévision entre dans l’école pour couvrir l’événement, naît un enfant. « Ce que l’on voit dans cet épisode, c’est ce qui se passe après 3000 ans, souligne Siboni, c’est-à-dire que nous en sommes à la quatre-vingt-deuxième génération de mortels, or les immortels sont les mêmes qu’en 1971, si bien que ce sont eux, les victimes qui leurs rappellent pourquoi ils sont là ! ». A méditer !

INFANTIA (1894-7231) par Fabien Giraud et Raphaël Siboni, détail. ©orevo

Alors que se poursuit la déambulation, l’exposition semble non seulement transformée mais habitée par une présence forte : allongée sur un tatami au sol, mi-éveillée, mi-somnolente, une vielle dame à la peau ridée, sereine et belle sous son bonnet de coton, s’est blottie tel un nouveau-né, dans un duvet turquoise. Elles sont plusieurs issues d’une maison de retraite adjacente à s’être prêtées au jeu de la performance. Croiser leur regard est un voyage dans le temps, une projection dans le futur. Ainsi simmisce la fiction dans le réel et le métamorphose : « les heures se dilatent, les espaces se dissolvent et les objets se transforment, souligne la commissaire Anne Stenne, qui fut aussi l’assistante de Pierre Huyghe. Tous les processus en place sont autant de moyens de mesurer le temps qui passe et prolongent ainsi l’idée du direct présent … » 

INFANTIA (1894-7231) par Fabien Giraud et Raphaël Siboni, détail. ©orevo

L’installation développée par Fabien Giraud et Raphaël Siboni à l’IAC de Villeurbanne – aussi cryptique et référencée soit-elle –, produit d’emblée une émotion esthétique forte, pour ne pas dire violente, dont la curiosité et la réflexion dissipent la réaction première. On s’y sent bien au cœur « du musée enfant » comme dans une grotte, hors du temps favorisant l’introspection. Mais elle rappelle à chacun de nous, et d’autant plus puissamment au moment de la crise sanitaire mondiale que nous traversons, cette idée que l’aventure humaine est une fiction, une fiction collective dont d’autres scénarii sont possibles et qu’il faut veiller à ne pas s’en faire confisquer les possibilités de réécriture. « C’est un peu comme en littérature, nous aimons superposer des niveaux de sens différents qui viennent se percuter mais il n’est pas nécessaire de connaitre toutes les clefs pour avoir accès aux films », conclut avec simplicité le duo d’artistes dont les hypothèses s’imposent comme autant de possibilités de nous transformer.

*Les films ont été coproduits par l’IAC et le Casino Luxembourg et l’exposition est réalisée en partenariat avec Okayama Art Summit 2019. Le travail de Fabien Giraud et Raphaël Siboni a été présenté dans le cadre de la triennale d’art contemporain d’Okayama intitulée If the Snake. Les artistes y ont filmé The Everted Capital (1971-4936)une performance de 24 heures, dans l’ancienne école primaire d’Okayama.

Contact

INFANTIA (1894-7231) :  Fabien Giraud et Raphaël Siboni, du 20 février au 27 septembre 2020, à l’Institut d’art contemporain, à Villeurbanne. Les visites accompagnées ont lieu à 16 h. Le vendredi 11 septembre une visite guidée de 45’ découverte des secrets de conception et de montage est proposée à 12 H 30 par le régisseur de l’exposition. Le dimanche 20 septembre à l’occasion des journées européennes du patrimoine une visite supplémentaire aura lieu à 14h.

 

Crédits photos

Tous les visuels ©orevo : INFANTIA (1894-7231) par Fabien Giraud et Raphaël Siboni, détails de l’exposition