Fred Forest n’a pas la banane !

A 11 h demain (mardi 2 juin), Alain-Dominique Perrin et Fred Forest seront en direct sur le Web pour discuter de l’artificialité du marché de l’art et de l’art post-confinement avec Christophe Pouilly (médiateur), Juliette Bompoint (directrice de l’Association d’artistes Mains d’Œuvres), Jean-Jacques Gay et Paul Ardenne (critiques d’art), Eric Le Marec (huissier de Justice) et Stéphane Mortier (galeriste). Tout a démarré avec une certaine banane vendue à l’instar d’une œuvre d’art par un célèbre galeriste parisien. Vente qui ne laissa indifférent ni le monde de l’art, ni ses observateurs les plus assidus. Impossible alors pour Fred Forest de ne pas réagir. A la banane scotchée, il oppose La banane invisible dont il dit qu’elle est une « œuvre-information, qui constitue à la fois une démonstration de l’opacité du marché de l’art et une offensive contre les conditionnements commerciaux et institutionnels dont l’art contemporain est victime ». En attendant d’avoir accès à la vidéo de la conférence, ArtsHebdoMédias a posé quelques questions à l’artiste toujours en ébullition !

ArtsHebdoMédias. – La conférence que vous organisez avec Alain-Dominique Perrin propose une réflexion sur l’art post-confinement. Réflexion qui reviendra notamment sur cette assiette vide, proposée à la vente en janvier, intitulée « La banane invisible », que vous avez imaginée en écho à celle signée par Maurizio Cattelan proposée sur le stand de la galerie Perrotin, à Art Basel Miami en décembre dernier, au prix de 120 000 dollars. Il semble que cette énième outrance du marché de l’art actuel ait agi sur vous comme la goutte qui fait déborder le vase ?

Fred Forest. – Oui, c’était pour moi une preuve de plus que les marchands du Temple et du Financial art contemporain et de ses réseaux internationaux s’étaient emparés définitivement de l’art, régnaient en maître sur son marché, transformant l’art en simple produit financier. Que les artistes eux-mêmes étaient réduits, soit au rôle de pions interchangeables, soit de complices et que même ses institutions les plus prestigieuses en étaient ramenées à la simple condition de chambre d’enregistrement, ne pouvant plus suivre les prix imposés par les financiers de haut-vol et de leurs spéculations stratosphériques. C’est pourquoi je pense que le Coronavirus, tel un grand coup de pied dans la fourmilière, donnera aux artistes et aux citoyens, s’ils savent sortir de leur hébétude, la chance d’un renouveau. Attention ! les critiques que j’adresse aux artistes, eux-mêmes, que je rends responsables de cette situation par leur passivité face au système, ne concernent pas ici ces artistes valeureux qui peinent dans leurs ateliers sans jamais avoir la chance d’être reconnus et qui resteront toujours des secondes-zones. Des artistes qui ne survivent que grâce aux miettes que leur procurent des individus bien intentionnés, mais qui sont eux-mêmes hors du système, hors de la périphérie, hors du vrai pouvoir, et qui s’efforcent vainement de les aider. Rares sont les personnes de ce milieu qui se risquent à briser l’omerta, car elles savent que leur propre carrière en dépend directement. Je souligne ici en particulier le courage d’Isabelle de Maison Rouge, quand elle ose à ce sujet dire tout haut ce qu’une majorité pense tout bas…  A ceux qui, la conscience tranquille, nient l’existence du système dominant de l’art dit art contemporain, le seul qui impose sa loi aujourd’hui, je conseille l’édifiante lecture d’un livre que vient de publier Georgina Adam en France, traduit de l’anglais, qui porte pour titre La Face cachée du marché de l’art. Une personne bien informée en principe, puisqu’elle donne régulièrement ses chroniques au Financial Times. A travers les mœurs de ce milieu, elle décrit par le menu tous les excès qui sont à son actif : le blanchiment, la spéculation à outrance, le monde glauque des faussaires. Mais au-delà de ces malversations spectaculaires, le ver est dans le fruit au quotidien dans des rapports dominants/dominés. Et l’on voudrait d’une façon quelque peu naïve, en cachant ce monde derrière sa main, exonérer tous ceux qui ont affaire à lui, sinon comme des parangons de vertu, du moins comme de braves fonctionnaires de l’Etat, des chefs d’entreprises placides, et même des amateurs passionnés. Non le vase était déjà plein pour moi depuis plusieurs années. Et j’ai vu là seulement se présenter une opportunité. L’opportunité de faire que se révèle enfin une fois la vérité. Une vérité qui est mienne et celle de beaucoup d’autres, mais qui en général reste coincée, hélas !, dans le fond des gorges, sans trouver droit à l’expression. Comment viennent les idées dans la tête d’un artiste ? Je n’en sais trop rien, mais l’évidence était là pour moi sous le jeu d’une sorte de pulsion à l’invitation qui m’était faite. Un bon tour à jouer à ceux que je fustige déjà depuis longtemps, sans aucun esprit de revanche, mais c’est vrai, en ayant déjà la saveur au bord des lèvres d’un résultat que j’anticipais déjà mentalement. Le piège à mettre en place était là sous mes yeux dans son évidente simplicité. Inspiré par la banane Perrotin vendue à Miami pour un montant de 120 000 dollars, je le rédigeai immédiatement sous forme d’un protocole tenant en huit points.

  1. A partir d’un Space Media, cette surface d’expression libre publiée par le magazine Artension à mon initiative en novembre 2019 et sur Le Monde en… 1972, j’y accolerai une assiette de porcelaine de Limoges blanche. Intention parodique, s’il en est, comme référence visuelle aux classiques de la nature morte.

2. Cette assiette vide étant sensée avoir, elle-même, contenu jadis… une banane, celle-ci ayant aujourd’hui disparue subitement, sans que personne n’en retrouve la moindre trace ! Ceci pour ajouter à ma composition une petite touche de conceptuel et de modernité.

3. Sur ces entre-faits, j’apprends, scandalisé, que mes amis de l’association Mains d’Œuvres de Saint-Ouen sont expulsés pratiquement manu militari de leurs locaux et que tous ces artistes sont ainsi privés de leur outil de travail.

4. Immédiatement, pour tenter de leur porter un soutien et les aider devant cette difficulté, j’adressai nominativement une offre d’achat de la Banane invisible aux 400 collectionneurs français parmi les plus connus de la place de Paris, pour un montant de 120 000 $ (le montant de la banane initiale Perrotin).

5. Le piège tendu en toute naïveté à ses grands fauves que sont en général les collectionneurs, même quand ils feignent la timidité et la modestie, ce qui peut être encore pire. Ceux qui, en terrain conquis, peuvent s’acheter finalement n’importe quoi, à peu près, à n’importe quel prix. A la condition explicite que le produit, quel qu’il soit, ait été conçu, validé, signé, par un type d’établissement connu, qui appartienne au même monde qu’eux. En l’occurrence, ce n’est pas la valeur de l’artiste qui déterminerait le prix, mais le nom et la fonction du vendeur ?

6. Il me suffisait maintenant d’enclencher l’opération pour le constater.

7. Afin que mon action puisse apparaître avec tous les garants de la légalité, j’avais recours à un huissier, Maître Eric Le Marec, qui recevrait les ordres d’achat sur une période de trois mois, et en dresserait pour moi le constat.

8. Aujourd’hui les trois mois sont arrivés à terme. J’ai gagné mon pari et la démonstration faite de l’artificialité totale du marché puisque sur les 400 collectionneurs sollicités pas un d’entre eux ne s’est déclaré acheteur.

La Banane invisible, Fred Forest.

On ne peut pas mettre en cause pour le moins la valeur intrinsèque du produit Forest en regard du produit Cattelan, comme l’ont avancé certains défenseurs du marché, sur le seul fait que ces deux artistes ont réalisé grosso modo une biographie à peu près équivalente. Mais il est vrai, par contre, que les prix astronomiques obtenus par Cattelan dans des ventes précédentes ont eu pour mérite, à bien considérer la situation, non celui de l’artiste lui-même, mais de celui du vendeur et de la prégnance de sa galerie dont la renommée est soutenue mondialement par un budget publicitaire faramineux. D’autre part, puisqu’à l’invitation du Centre Pompidou, ces collectionneurs défaillants qui attribuent avec ce dernier le célébrissime prix Marcel Duchamp, étaient pour la plupart présents à la visite en groupe de la rétrospective Fred Forest en 2017, donc parfaitement au courant de la valeur et de la notoriété de cet artiste pour qu’au moins l’un d’entre eux se déclare intéressé par cet achat… L’occasion qui se présentait à moi avec l’événement médiatico-sociologique et peut-être artistique de la banane Perrotin à Miami constituait d’évidence l’occasion unique de faire une révélation démonstrative de certains comportements de classe. En quelque sorte, d’élaborer une œuvre d’art dont les mécanismes, relevant de l’imaginaire pourraient par mimétisme induire une sorte de fonction pédagogique sur la réalité contingente, en appuyant sa démonstration à contre-emploi sur la banane Perrotin. Et, en effet, en obtenir dans le meilleur des cas des effets tangibles et vertueux par le démontage de la banane Perrotin et son remontage simultané sous forme d’une banane invisible dont les visées s’avéraient au-delà de l’art à la fois critiques, humoristiques, pédagogiques, sociologiques et surtout démonstratives. Démonstratives du fait qu’elle rendrait apparente l’artificialité d’un marché, où les opérateurs « achetant » étaient soudain mis à nu à leur corps défendant. Révélant essentiellement des comportements, des conditionnements de classe, sans jamais tenir compte en l’occurrence des qualités artistiques et conceptuelles de l’objet à acquérir, formatés qu’ils étaient par l’idéologie de classe moutonnière qu’ils subissaient. L’objet, banane, restant le même, son prix de vente identique, soit 120.000 $, la seule différence notable étant que pour ma propre banane personne n’avait jamais pu l’entrevoir, ayant disparu de l’assiette de Limoges dans laquelle je l’avais préalablement installée. Elle-même étant accolée sur cette surface vierge de création libre, nommée Space Média. Surface publiée par la revue Artension dans son numéro bi-mensuel de novembre-décembre 2019, afin de mettre ainsi à l’épreuve de l’acte participatif et créatif ses propres lecteurs. Dont, plus de deux cents d’entre eux ont bien voulu s’en emparer, et dont les travaux ont fait l’objet d’une exposition à la galerie Stéphane Mortier, parmi lesquels se trouvait bien entendu ma banane invisible. Elle-même encadrée de baguettes noires, protégées par une vitre anti-reflet, signée au verso.

Vue de l’exposition Space Média à la galerie Stéphane Mortier, à Paris.

Ce qui pourrait paraître étonnant à première vue, ici, c’est cette conférence de presse que je fais en compagnie d’un collectionneur et d’un institutionnel de tout premier plan, non ? Ce qui me comble d’aise, d’autant que plus d’un cacique de l’art contemporain s’en trouvera totalement désorienté, voir révulsé. Celui qui assume d’abord cela sans aucun problème d’image c’est Alain-Dominique Perrin lui-même. C’est pourquoi je dis de lui que c’est un authentique mécène et un type formidable. Quelqu’un toujours droit dans ses bottes avec son franc parler qui ne cherche jamais de faux-fuyant pour dire ce qu’il a à dire. Ce qui tendrait à prouver, que pour ma part, je ne m’attache nullement aux titres et aux fonctions qui ne valent en fait que ce que valent seulement les hommes. Par contre, je ne citerai pas ici une vingtaine d’individus occupant des fonctions au moins aussi importantes en France et avec qui, pour rien au monde, je me risquerai de me commettre, pas même dans le cadre de la foire du Trône.  Puisque les collectionneurs faisaient l’acquisition pour ainsi dire les yeux fermés auprès de l’enseigne Perrotin d’un produit d’art sur sa seule expertise, et non pas sur la valeur intrinsèque établie de l’objet en soi, en proposant pour ma part une œuvre analogue à ces 400 acheteurs potentiels, et au même prix, je faisais le pari que pas un seul ne se porterait acquéreur du produit proposé. C’était là mon pari. Pari gagné et démonstration faite. C’est alors que s’ouvre une béance quasi métaphysique sur cette simple interrogation, mais pourquoi donc un tel aveuglement ? Pourquoi donc, pas un seul de ces collectionneurs ne s’était donc porté acquéreur de ma banane à moi ? Je vais vous le dire ici si vous l’ignorez, ce n’est nullement une question des valeurs respectives des bananes proposées, mais uniquement que nous n’avons aucun, mais vraiment aucun lien de consanguinité qui réunisse ces deux bananes. Pour être un peu plus sérieux, l’emprise des réseaux de l’art contemporain est telle que s’y croisent tous les pouvoirs de la société principalement celui de l’argent et celui d’une idéologie de classe dans une démocratie qui n’en a que les apparences. Le résultat en est caricatural, le Centre Pompidou vous en offre un bel exemple avec ses vernissages mondains, le fait qu’il refuse de communiquer encore le montant de ses achats aux bons citoyens, qui les lui règlent pourtant, rubis sur l’ongle, sous forme des redevances et impôts divers, et n’accorde ses expositions qu’aux artistes nantis qui font partie du sérail, et cela sans un signe de protestation du public huppé qui parcourt ses coursives les jours du vernissage. Ce qui me fait partager la pensée du Général De Gaule, quand il disait de sa voix inimitable, à la fois chevrotante et puissante : « Les Français sont des veaux. »

Jusqu’à présent votre critique était manifeste à l’encontre des institutions, aujourd’hui, vous interrogez durement un certain art et donc à travers lui des artistes. Votre position critique s’est donc élargie ?

Et oui, avec l’âge et une certaine notoriété acquise, l’on hésite beaucoup moins à s’exprimer, on devient moins prudent, beaucoup plus incisif et caustique dans ses propos, non pas qu’on se sente plus libre de prendre comme cible les autres, mais pour essayer, si jamais on les en croit encore capables par un dernier recours de se réformer et de tirer enfin le meilleur parti d’eux-mêmes. Une chose qui me désole, ce sont tous ces artistes en herbe, encore à faire leurs classes dans les écoles d’art, qui ne pensent qu’à rejoindre, en troupeau sous la houlette de leurs professeurs,  les galeries et le marché. Qui passent leur samedi, carton sous le bras, à faire, d’ailleurs sans résultat aucun, la navette entre les trois galeries de Kamel Menour. S’ils ont de l’ambition, tant mieux, il en faut beaucoup pour être un artiste ! Mais je les invite plutôt à avoir assez d’imagination et de dignité pour inventer les débouchés qu’ils attendent en allant fouiner par exemple sur Internet. Ils doivent savoir qu’ils n’ont rien à attendre des structures en place, s’ils n’ont pas en vue un petit ou un grand copain pour les pistonner.  Ils doivent être convaincus qu’ils sont les meilleurs (en toute lucidité) et s’appliquer uniquement par leur travail et leur persévérance à en convaincre les autres. Ils doivent savoir les premiers que le monde change et que le meilleur art qui soit, passe aujourd’hui peut-être par Instagram et non par les écoles d’art qui font finalement elles-mêmes partie de l’art contemporain officiel. Je suis peut-être un mauvais exemple pour eux, mais ils doivent savoir que je n’ai moi-même jamais fréquenté de ma vie aucune école d’art. « Rappelle-toi l’unique personne qui t’accompagne toute la vie c’est toi-même, sois vivant dans tout ce que tu fais toute la vie », disait Picasso, qui ajoutait encore « Je ne cherche pas je trouve ! » Qu’ils sachent, enfin et surtout, qu’être un artiste n’est jamais d’épouser une profession. On n’est jamais un « vrai » artiste quand l’unique but est de gagner de l’argent ou de vivre de son art. Je leur conseille, si c’est là leur souhait, d’opter plutôt pour une école de commerce. Par contre de jeunes artistes qui sont dans l’ombre aujourd’hui et qui ne vivent pas dans ce souci permanent de carrière sont promis pour moi aux plus belles destinées s’ils sont patients. J’en connais et je les soutiens de mon mieux.

Vous exhortez l’art à retrouver du sens. Vous souhaitez l’instauration d’un « art autre ». Un art qui ferait prendre conscience à chacun qu’il est un « être unique » et un « individu social ». A vous entendre, il semblerait qu’il y ait eu un Eden dont l’art aurait été chassé. Originellement bon, cet art aurait été corrompu par le « système ». Un peu comme l’homme par la société. Pouvez-vous nous expliquer votre point de vue ?

Il n’y a jamais eu pour moi un Eden de l’art mais seulement des époques où l’art a exprimé plus ou moins les critères de son temps. L’art est indissociable du monde de l’art au sens où l’entend Arthur Danto. Et c’est ce monde de l’art qui fait ce qu’est devenu l’art contemporain de nos jours, une catégorie d’ailleurs mal définie, mais qui se caractérise plus par les circuits et les catégories sociales qui l’engendrent que par une volonté concertée de ceux qui le font. Une confusion existe non seulement sur les modes différents d’art et les nombreux circuits qui s’entrecroisent avec ses circuits dominants, ses artistes vedettes, consacrés par les chiffres indécents de leur revenu sans cesse en progression, qui culminent sous les effets conjugués de la manipulation, comme de la spéculation du système. Et cela dans la plus grande passivité d’un public d’amateurs émasculés, qui supportent passivement ce spectacle désolant, quand ils ne s’y adonnent pas eux-mêmes pour en tirer profit.

Vous faites partie d’une génération d’artistes qui a envoyé aux pelotes tant les Beaux-Arts, que l’académisme, le souci du beau…, tout ce qui enserrait la création dans des normes et la réservait à des élites. Vous avez travaillé à questionner sans cesse la société à l’aide notamment des outils de communication. Vous avez transformé l’œuvre d’art en dispositif, en réseau, en concept. N’avez-vous pas le sentiment d’avoir œuvré à l’établissement d’un autre système ?

A ça non ! Car ces concepts évoluent eux-mêmes d’une situation à une autre sans jamais être prisonniers de recettes formelles. D’ailleurs pour ma part, je n’ai jamais rejeté le beau en soi comme étant une valeur pouvant s’ajouter en plus à l’œuvre, comme facteur supplémentaire, mais jamais comme une fin en soi. Cela car le beau est une notion idéologique ne reposant sur aucun critère objectif. Par contre pour moi, chaque projet engagé a toujours comme finalité de produire du sens. Produire du sens et produire encore du sens ! Voilà qu’elle est la finalité du grand art de tous les temps que ce soit avec le dessin, la peinture, la vidéo ou encore avec la réalité virtuelle. Je dis bien et je répète produire du sens, et non des effets qui relèvent de la simple décoration ou du divertissement avec les acoquinements qu’on peut observer aujourd’hui avec les industries de luxe, encore à cause de l’argent facile qui le bâtardise. Oui certainement l’art que j’ai engagé est une catégorie qui appartient à ce que l’on appelle aujourd’hui l’artivisme, qui est un art qui relève de la perturbation des normes établies. Des normes qui se voulaient immuables comme celle du beau. Je vois l’artiste aujourd’hui comme autre chose que le décorateur qu’il était hier, comme une espèce de philosophe en actes, qui réintroduit la vie même d’une façon brute dans la texture de l’art, comme l’ont pratiqué aussi à leur façon les artistes de l’Arte Povera.

Vous exhortez les artistes à se réveiller, à « secouer le joug », à « sortir de la torpeur ». Vous attendez d’eux qu’ils s’engagent pour un « monde de l’art meilleur ». Qu’entendez-vous précisément par-là ? L’art, voire l’artiste, ont-ils seulement vocation à être engagés ?

L’artiste est avant tout un être vivant comme le commun des mortels. La condition d’artiste ne répond pas à des critères spécifiques en soi. Le nom d’artiste est un fourre-tout générique qui recouvre des activités, des qualités diverses, des façons de faire et d’être différentes. Sa fonction a été sans doute exagérément idéalisée. L’artiste comme tout individu évolue dans un monde complexe. Ce monde-là le satisfait-il ? Non certainement pas, car ce monde provoque en lui des impressions négatives par les comportements des institutions établies, comme par ceux qui les dirigent. Un monde régi par le pouvoir comme par l’argent, qui le heurte à chaque coin de rue à la vue des distorsions des conditions rencontrées, par le manque d’intelligence et d’humanité des hommes eux-mêmes. Oui, j’invite ceux qui se sentent profondément d’authentiques artistes et surtout les femmes et hommes de bonne volonté dans leur propre milieu à ne pas céder à la lâcheté, à l’injustice, qui se propagent sous leurs yeux. De dénoncer calmement ces potentats de papier notamment dans l’art, qui impunément font la loi par la mise en œuvre d’un pouvoir plus souvent indu, acquis par l’argent, le copinage ou le népotisme. De leur opposer, pour les dénoncer, non pas la violence et la brutalité, mais la force subtile de l’intelligence, sans jamais les haïr, mais en ayant pour eux plutôt une sorte de compréhension distancée, comme celle qu’on accorde volontiers aux enfants gâtés, mais sans hésiter une seconde à les frapper sur le bout des doigts, quand on les surprend à les plonger dans la confiture.

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