Au fil des quinze dernières années, les installations constituées d’ustensiles de cuisine en acier inoxydable et les sculptures en bronze évoquant des objets du quotidien de Subodh Gupta ont fait le tour du monde. Nombre d’entre elles font actuellement escale dans la capitale française, rassemblées dans le cadre d’une exposition rétrospective inédite organisée par La Monnaie de Paris. L’occasion d’appréhender les multiples facettes de la pratique de cette figure majeure de l’art contemporain indien, aussi bien sculpteur que peintre, performeur et vidéaste.
En surplomb du majestueux escalier menant au premier étage, un énorme pot en bronze rutilant déverse un bric-à-brac d’objets désuets ; tous ont été récupérés à droite à gauche par l’artiste au fil de ses pérégrinations en Inde. L’effet de contraste et la curiosité suscités par cette corne d’abondance insolite (Unknown Treasure, 2017) donne le ton du Rendez-vous (Adda, en hindi, est le titre de l’exposition) proposé par Subodh Gupta à La Monnaie de Paris autour de son travail aux différents niveaux de lecture où s’entremêlent souvenirs personnels et histoire collective, matérialité du quotidien et mystères du cosmos, références à la mythologie et aux rituels indiens comme à la spiritualité dans ce qu’elle a d’universel.
« Mon père est mort alors que j’étais très jeune, personne ne m’a guidé pour me dire ce qu’il convenait de faire ou pas, confiait le plasticien lors d’une conférence donnée mi-juin au sein de l’institution parisienne. Ce n’est que quand j’ai rejoint une petite troupe de théâtre qui se produisait à Khagaul*, ma ville natale, que j’ai commencé à m’épanouir. » Cette expérience, débutée alors qu’il est encore adolescent, sera déterminante dans son orientation et sa pratique : le succès remporté par les affiches qu’il dessine pour la troupe le confortant dans son envie d’étudier l’art – il entre au College of Art de Patna, capitale de l’état du Bihar*, à 19 ans, en 1983 – et l’activité théâtrale en elle-même étant à la source de la dimension performative de son œuvre. Son diplôme d’art en poche, le jeune homme part dès 1989 tenter l’aventure à New Delhi, où il obtient rapidement une bourse de la part du gouvernement et la mise à disposition d’un atelier. La peinture reste au centre de ses recherches jusqu’au début des années 2000, période où il commence à s’intéresser à la sculpture et aux ustensiles de cuisine en acier inoxydable, présents dans tous les foyers indiens, auxquels son nom est à jamais associé.
Subodh Gupta est donc sculpteur et peintre, mais également performeur et vidéaste. Cinq vidéos sont à découvrir au fil de son exposition parisienne, dont Pure (1999), œuvre la plus ancienne du parcours, dans laquelle il recouvre son corps de bouse de vache. « Dans la religion hindoue, cette matière est considérée comme ayant des vertus purificatrices ; on la mélange à de l’argile pour en couvrir les murs des villages, explique-t-il simplement. Elle est aussi utile car, séchée, elle constitue un excellent combustible. » Tout comme cette vidéo, nombre de pièces gagnent à être appréhendées à la lumière de quelques précisions et éléments narratifs que le visiteur peut consulter dans un petit livret (fort bien) conçu à cet effet. Car la plupart d’entre elles, même si elles invitent très souvent à des réflexions thématiques d’ordre général, sont pour l’artiste intimement liées à un moment de son histoire – « La sculpture est pour moi une manière de figer des souvenirs. » –, à un rituel propre à sa culture ou à un contexte particulier. Ainsi, par exemple, ce gobelet rempli d’eau à ras-bord et posé sur un escabeau à l’entrée de l’exposition (A Glass of Water – Un verre d’eau, 2011-2018) fait-il référence à la coutume indienne d’offrir à toute personne passant le seuil de sa maison un verre d’eau. « Placer cette pièce en ouverture était pour moi aussi important que symbolique, car il s’agit d’un geste à la fois élémentaire et obligé, même envers son ennemi. Et puis juste derrière cette œuvre, la plus minimaliste que j’aie jamais faite, se dresse Very Hungry God (Dieu insatiable). J’aime beaucoup ce dialogue entre les deux. »
Rendu célèbre par son entrée dans la Collection Pinault, le crâne aux dimensions monumentales, constitué d’un assemblage hétéroclite de vaisselle et ustensiles en acier inoxydable a été créé à Paris en 2006 à l’occasion de la manifestation Nuit Blanche, lors de laquelle il était installé à l’intérieur de l’église Saint-Bernard. « L’œuvre entrait en résonnance avec l’histoire du lieu, qui avait abrité des sans-papiers dix ans auparavant, et j’avais à l’époque participé à une distribution de nourriture. Elle évoquait aussi, en pleine seconde Guerre du Golfe, les deux formes de désastres pouvant frapper le monde : ceux dont l’homme est directement responsable et les catastrophes naturelles, derrière lesquelles les croyants voient des divinités. » Avec Two Cows (Deux vaches, 2003-2008), deux bicyclettes en bronze chromé et flanquées de pots à lait en métal, c’est un souvenir d’enfance que Subodh Gupta cherche à figer : celui du paysan qui faisait couler directement le lait depuis les pis de sa vache vers le pot qu’avait amené le garçonnet. « Aujourd’hui encore, vous pouvez croiser ce genre de véhicule dans les rues indiennes. C’est ainsi que le lait est parfois livré. C’est une sorte de vache mécanique ! »
Pas moins d’une quarantaine d’œuvres témoignent de quelque vingt années de création. « C’était important pour moi de pouvoir montrer de quelle manière mon travail a évolué au fil du temps, notamment ces dernières années », précise le plasticien indien. Une évolution qui se traduit, entre autres, par une reprise de ses recherches picturales. Dans une salle qui leur est dévolue, deux très grands tableaux, mêlant peinture à l’huile et impression digitale sur aluminium, se font face, chacun évoquant les contours d’un astre lointain (série In this Vessel Lie the Seven Seas ; In it, Too, the Nine Hundred Thousand Stars, 2016). « Il s’agit en fait du fond d’une poêle ou d’une casserole reproduit à grande échelle, précise-t-il. Des ustensiles qui se ressemblent tous, mais qui portent des traces, des stigmates qui leur sont propres. Comme nous et les lignes de nos mains. » S’il a pour la nourriture une affection particulière – « J’adore cuisiner », lâche-t-il avec un large sourire –, c’est sa place dans l’histoire et la culture de son pays, mais aussi de nombreuses autres nations, qui en a fait l’un des thèmes récurrents de son travail, avec ceux du voyage et de la migration. « En Inde, nous mangeons avec les doigts, et laissons, en quelque sorte, notre ADN dans la nourriture, poursuit-il. Ces poêles dont je m’inspire, mises au rebut lorsque trop usées, portent par ailleurs en elles l’histoire des familles qui s’en sont servies. » Autant de « récits » singuliers qui, pris en photo ou mis en peinture, évoquent le cosmos. « Il y a là une forme de spiritualité en lien avec l’univers qui m’intéresse beaucoup. » Et que l’on retrouve également sous forme vidéo, dans Seven Billion Light Years (Sept milliards d’années-lumière, 2015-2016), où une galette de pain cuite sur une surface bombée se métamorphose à son tour en un corps céleste des plus merveilleux.
Si elles empruntent généralement leurs formes à celles d’objets du quotidien, les œuvres de Subodh Gupta sont profondément imprégnées des grands récits mythologiques hindous, « qui passionnent les Indiens même s’ils les connaissent par cœur ! », comme de la poésie soufie. A l’image de Jal Mein Kumbh, Kumbh Jal Hai (L’eau est dans le pot, et le pot est dans l’eau, 2012), immense barque suspendue en un équilibre précaire et débordant de jarres en terre cuite. « Ce titre, comme beaucoup d’autres, s’inspire d’un texte d’un poète du XVe siècle, à la fois hindou et musulman soufi, nommé Kabîr ; ses mots restent très contemporains, ils ont quelque chose d’universel. Cette pièce parle de la vie, de la pénurie aussi, de ce qui provoque les migrations. Elle ne se veut cependant pas tant politique, que poétique. » L’esprit de Kabîr plane également sur l’installation sonore Anahad (Intouché, 2016), d’où s’élève à intervalles réguliers un bruit à la fois fascinant et inquiétant, provoqué par la vibration de grands panneaux d’acier accrochés au mur. Lorsque les plaques de métal sont « au repos », elles font office de miroirs. « Anahad signifie littéralement le bruit non frappé ; cela évoque le son primitif, celui de l’univers, le “Om” de l’hindouisme. Cette pièce parle à la fois de la destruction et de la construction : notre image se brouille alors que le son monte. Elle pourrait être une métaphore de l’incertitude du lendemain ou, plus concrètement, du changement climatique. »
Présentée dans l’une des cours de La Monnaie de Paris, Adda évoque elle aussi la vie et notre époque, mais sur un mode plus réjouissant. L’installation est constituée de trois colonnes composées respectivement de vaisselle usagée, d’ustensiles en acier inoxydable étincelant et de ciment parsemé d’éclats de céramique ; chacune est surmontée de plantes vertes et laisse échapper le bruit d’une conversation, de ce que l’on imagine être des échanges sur un marché ou sur une place publique. « C’est pour moi l’œuvre la plus importante de l’exposition, confie Subodh Gupta. Adda est intraduisible par un seul mot. Cela veut dire aller s’assoir et rencontrer vos amis, parler de votre vie quotidienne ou de politique ; cela peut aussi être une réunion rituelle ou un moment d’échange informel accompagné d’un partage de nourriture. Les colonnes évoquent tout autant l’architecture gréco-romaine que les temples indiens, où l’on observe toujours aujourd’hui, comme c’était le cas il y a des centaines d’années, des gens venir s’abriter à l’ombre pour se reposer, boire le thé, converser, etc. » Une invitation lancée sans détour à faire de l’espace d’exposition un lieu d’échange, de discussion et de débat, autour des œuvres et des questions (essentielles) qui les animent.
* Khagaul est située en périphérie de Patna, capitale de l’état du Bihar, au nord-est de l’Inde, connu pour être à la fois densément peuplé et encore peu développé.