La Maison des Jeunes et de la Culture de Palaiseau fête Une Vallée. Cette nouvelle maison d’édition consacrée aux livres d’artiste est une idée de Laura Nillni, qui signe le premier ouvrage, Humide Humus. Conçu avec des moyens artisanaux, chaque opus au tirage limité sera réalisé selon une idée originale d’un artiste. Peu importe sa discipline. C’est ainsi que les livres actuellement en projet portent l’un sur la céramique et l’autre sur la gastronomie. La structure à l’esprit ouvert et agile n’a d’autre but que celui d’une création poétique partagée. Pour son lancement, les œuvres, qui ont présidé à la réalisation du poème graphique Humide Humus, sont exposées jusqu’au 2 avril, à la MJC.
« Etendue. Dans un lit de feuilles allongée. Sans bouger, corps seul que le sol irrigue. La terre ne sait pas. » Ainsi débute le voyage en poésie. Vertes sont les lettres et vertes les feuilles. Page après page. Jusqu’à devenir la forêt dévastée que l’héroïne ne peut voir. Humide Humus est à l’origine un projet littéraire, celui d’un livret d’opéra que Laura Nillni a écrit pour accompagner les partitions de son époux-compositeur, Ricardo. L’histoire se devait d’être une épopée contemporaine en résonnance avec l’antique tragédie et le funeste sort d’Antigone. Vous n’en saurez pas plus, la générale est encore à venir. Du monologue de l’héroïne quelques tirades ont été prélevées et les voici en liberté. Elles habitent désormais le livre et donnent à voir les feuilles autrement. Aux cimaises, elles font silence. Laura Nillni signale une table-plante poussée dans un pot. Elle va nous raconter.
« Au départ, je pensais l’histoire au bord de la mer. Influencée par l’exposition que je venais de terminer. Melah m’avait été soufflée par la Méditerranée. Mais nous étions en pleine pandémie et j’habite à Palaiseau. La forêt s’est imposée. C’était le début de l’hiver. Le vent faisait tourbillonner les feuilles jaunes dans les rais de lumière. Elles m’évoquaient le subterfuge imaginé par Zeus pour séduire Danaé. Transformé en pluie d’or, le dieu avait pu s’immiscer entre les murs de sa chambre. J’imaginais alors la forêt tel un lieu clos dont mon Antigone ne sortirait jamais. Un lieu que ses pieds avaient l’habitude de fouler mais qu’ils ne reconnaissaient pas tant l’activité frénétique des hommes l’avait abimé. » Le décor de l’opéra était planté en même temps que le destin de l’héroïne scellé.
A la Maison des Jeunes et de la Culture de Palaiseau, les feuilles bruissent. Installées par trois ou quatre sur une longue tige posée à terre et au mur, elles sont encadrées de bois tels des cartouches. Ici pas de nom de pharaon à décrypter mais le sentiment d’un message bien gardé. Une branche soigneusement posée entrave le dessin. Même séché, le corps réel de l’arbre prend le pas sur ses organes aériens imaginaires. Chaque tableau est à la fois lettre et reliquaire. « Car sèches, les feuilles chassent le sommeil. Vient le brouillard, la brume sait tromper les sens, cacher les arbres : trempé, le bois se tait. » Nous voilà embarqué dans les méandres de nos pensées. Qui d’Antigone, de l’héroïne du futur opéra, de l’artiste ou de moi, avance à pas lents sous la canopée ? « J’ai extrait du texte d’origine une partie qui pouvait avoir du sens indépendamment du reste. Il y est question de l’humidité de la forêt. Quelqu’un aimerait dormir sur un tapis de feuilles, mais le bruit qu’elles font l’en empêche, jusqu’au moment où le brouillard tombe et les rend moelleuses mais aussi dangereuses. L’humidité pénètre alors le corps. » Laura Nillni n’a pas dit « jusqu’à la mort », mais cela s’entend. L’œil est dans la forêt comme jadis il était dans la tombe. La forêt se meurt et l’humanité peut-être aussi. La tragédie doit se jouer jusqu’au bout. Dans le poème, les os deviennent creux comme ceux des oiseaux. Prise au piège, l’héroïne pourrait-elle s’envoler ? Icare et son envol de sinistre mémoire. La mythologie n’a pas fini de nous enseigner.
Sur le papier, les couches se superposent. Comme à son habitude, l’artiste cherche la transparence. L’eau mêlée de terre apporte un grain dont les verts s’emparent. Les dernières touches sont portées aux crayons de couleurs. « Ça fait longtemps que je marche dans la forêt. Et depuis un an, chaque jour. Ça m’a beaucoup guéri d’être en présence des arbres, d’aller de l’un à l’autre, de me laisser imprégner par leurs odeurs… Etre malade n’ébranle pas que le corps. Le moment était traversé par de nombreuses émotions. Nous étions également en pleine pandémie. J’ai pris l’habitude de ces promenades et au fil des semaines, elles sont devenues indispensables. » Plus les kilomètres s’accumulent, plus les bleus de la série Melah disparaissent, plus ses cercles s’aplatissent, se métamorphosent en une végétation de fiction. Une à une, les couches de terre puis de peintures se superposent sur le papier comme les feuilles dans l’air et sous nos pieds. La lumière est de plus en plus présente tandis qu’au sol le noir de l’humus agit comme le fond du tableau. « Une branche cassée reste intégrée dans le paysage. Il fallait trouver un moyen plastique pour répondre à la proposition de la forêt. Finalement, cette série est assez représentative. Je n’aime pas l’opposition figuration/abstraction. Je passe de l’une à l’autre, sans m’en soucier. »
Dans le lieu d’exposition, point d’herbier. La démarche de Laura Nillni n’est en rien naturaliste. Elle s’attache à la transparence. La mémoire ramène au regard les notes de musique échappées des feuilles de calque d’Involuta (2017) et de Fulcrum (2019) ou encore les lignes et formes oblongues des livres suspendus des Contes de la forêt vierge (2019). « J’aime que l’on puisse regarder dans le dessin. Pendant longtemps, j’ai superposé des feuilles en papier calque. Pour Humide Humus, j’ai travaillé les matières couche après couche. Parfois ce qui est dessiné me plait beaucoup et le recouvrir est un déchirement. » Sortant d’un pot de fleurs, une table entièrement enveloppée de feuillage surprend. Si peindre sur du bois n’est pas une nouveauté pour l’artiste, investir un objet utilitaire est une première. « Il me semblait aller de soi de travailler également sur du bois. C’est naturel quand on s’intéresse à la forêt. J’ai procédé de la même manière qu’avec les pièces sur papier et puis cette table m’a fait, pour ainsi dire, de l’œil ! » A l’air dans le jardin, les teintes avaient fini par passer. Le gris régnait. Un temps, il ne fut question que du plateau mais rapidement l’envie de la 3D est revenue ! Moins tourbillonnante que Les toupies, nées dans les années 1990, elle n’est pas moins inspirante et devrait être le commencement d’une série… d’« arbres à table » ! S’amuse l’artiste. Une autre manière pour la forêt de réinvestir le bois que les hommes lui ont volé ? Tout s’éclairera à l’écoute de l’opéra en préparation, dont Humide Humus est la poétique avant-garde.
Contact> Humide Humus, jusqu’au 2 avril, MJC-Théâtre des 3 Vallées, Palaiseau. Humide Humus a été réalisé au cours d’une résidence à la Maison des Jeunes et de la Culture de Palaiseau, qui accueille désormais Une Vallée. Site de l’artiste. Lire aussi : Le temps en transparence par Laura Nillni