Nous sommes en 1958, à Forcalquier. Sur la photo en noir et blanc*, Lucien Henry est assis en bonne compagnie devant Le Clou, qu’il a ouvert cinq ans auparavant. A gauche, Louis Pons, une cigarette entre les lèvres, semble absorbé par l’autre côté de la rue, et au centre, assise sur une chaise, Suzanne Valabrègue profite du moment en souriant. A l’intérieur, des objets hétéroclites sont en vente et des œuvres exposées. Fréquentée par poètes et artistes, la boutique est désormais une galerie d’art. Sur un pilier central, au blanc trop tentant, s’inscriront au fil des ans les signatures de ceux qui passeront et exposeront par-là. C’est ainsi que l’œil curieux reconnaît celles de Bernard Buffet, Pierre Daboval, Jules Mougin, Jean-Jacques Ceccarelli, Gilbert Pastor, Robert Morel, pour ne citer qu’eux.
Jusqu’au 25 juin, l’Enseigne des Oudin présente, à Paris, avec le musée de la ville de Forcalquier et le Département des Alpes de Haute-Provence, Lucien Henry – Mécène de l’amitié, proposition qui éclaire l’action du marchand d’art Lucien Henry (1924-1988) et s’attache à six des artistes qu’il a défendus dans sa galerie : Thierry Agullo (1945-1980), Boris Bojnev (1898-1969), Marie Morel, Jules Mougin (1912-2010), Louis Pons (1927-2021), Nicolas Valabrègue. « L’exposition permet de mettre en avant les choix du marchand, ses passions, ses amitiés, de mieux connaître ce personnage hors du commun, de revenir sur des artistes singuliers de la scène contemporaine et de mettre au jour un réseau de création qui couvrait une grande partie de la Provence, avec des relais pratiquement dans chaque village », explique Jannick Thiroux, co-commissaire de l’événement avec la conservatrice du patrimoine, Isabelle Laban-Dal Canto.
Comme il est de rigueur en ce lieu, l’accrochage est méthodique et pointu : une marque de fabrique. Les œuvres, sélectionnées et mises en scène avec soin, forment un chemin à travers la vie de Lucien Henry, qui permettent au visiteur d’en comprendre les grands moments et, comme les cailloux du Petit Poucet, de ne pas s’y perdre. Au mur, Qui sommes-nous ? de Marie Morel est une merveille dont le sens ne se livre qu’après une étude attentive et approfondie du sujet. Enchâssés dans un dessin qui sature l’espace de la feuille, des phrases sont à peine visibles mais traduisent les motifs que l’œil voit sans vouloir y croire. Des milliers de minuscules cercueils se pressent les uns à côté des autres, témoins des interrogations comme des angoisses de l’artiste : « Nous disparaîtrons tous dans le vide oubli – J’ai terriblement peur ». « L’infini des morts » se fait écho à l’infini des funestes motifs, qui habitent un étrange gallinacé aux organes apparents et dont l’œil fixe pour l’éternité un invisible espace.
Installées sur des socles couleur sable, les formes de Nicolas Valabrègue (petit-fils de Suzanne) conservent toutes quelque chose de l’Afrique, qui vit naître l’intérêt inextinguible de l’artiste pour la sculpture. « L’œuvre entier est une métonymie : chaque pièce désigne le paysage dont elle est l’émanation. Il est aussi totémique, la pierre et le bois portent au cœur des salles de musées et des galeries la sourde puissance et la vitalité des éléments », souligne Isabelle Laban-Dal Canto. Prise dans un réseau de références se décalant à mesure que le regard embrasse tout ou partie de la forme, que l’esprit sonde les nervures et les crevasses du bois, il y en a une, noire comme du charbon, encore plus exceptionnelle que les autres. Emportée par une puissance narrative à la limite de la science-fiction, elle tient en équilibre deux mondes où tout ce qui est en haut n’est pas forcément en bas.
Le reste des œuvres, essentiellement sur papier, se goûte avec un plaisir attentif aux détails et grâce aussi à la présence d’une documentation choisie.
* Une virée artistique avec Lucien Henry, site de la Ville de Forcalquier.
Contact> Lucien Henry-Mécène de l’amitié, jusqu’au 25 juin, Enseigne des Oudin, 4 rue Martel 75010 Paris. Cour 3 – Esc E : code 9438B. Sous-sol. Du mardi au samedi de 15 h à 19 h. Tél. : 01 42 71 83 65