De la perfection des fleurs, nul ne doute tant l’œil s’attache à leur contemplation, tant elles marquent nos mythologies et nos blasons, habitent la nature et le jardin, servent la pharmacopée et la gastronomie, s’inscrivent dans les tapisseries et les peintures, inspirent la poésie et la littérature… Difficile de trouver un domaine vierge de toute fleur, réelle ou symbolique. Sa beauté éphémère subjugue et interroge. Comment un vivant si fragile, peut-il autant marquer les sens et les esprits ? Cette question occupera les prochaines Conversations sous l’arbre, du Domaine de Chaumont-sur-Loire. Les 12 et 13 septembre prochains, seront réunis pour l’occasion le chercheur et professeur de philosophie des sciences à l’Université libre de Bruxelles, Quentin Hiernaux, le biologiste et directeur de recherche CNRS, Teva Vernoux, l’écrivain et jardinier, Marco Martella, et l’artiste, Damien Cabanes. Également invité de la Saison d’art, ce dernier livre aux lecteurs d’ArtsHebdoMédias quelques réflexions sur sa peinture mais aussi sur les fleurs qui les habitent. Cet article s’inscrit dans la nouvelle série d’ArtsHebdoMédias : « Qu’est-ce que la peinture ? »
Souvenirs d’enfance
Damien Cabanes a toujours aimé la nature. A l’évocation de ses premiers souvenirs d’elle, il est catégorique : pas d’images ou d’événements précis mais l’impression de toujours l’avoir fréquentée. Près de Fontainebleau ou de Gisors, elle s’empare de lui : odeurs, espace, fraîcheur ou chaleur… Tout est sensation. Et si vous cherchez à savoir quel enfant il était, la réponse est spontanée et assurée : « Le même que maintenant ». Pour lui, les jours défilent mais ne passent pas. Tout ce qui a été perçu est vivant. Il a 7 ans quand son grand-père, peintre amateur, dépose au pied du sapin de Noël une boîte de peinture à l’huile pour chacun de ses petits-enfants. Damien est le seul à avoir le déclic. Celui qui n’a jamais naïvement dessiné avec des crayons de couleur se met à peindre dans le sillage de son aîné. Les toiles sont d’inspiration impressionniste, réalisées sur le motif. Une activité qui chaque semaine s’enrichit de sorties au musée. Après le déjeuner du jeudi, le duo écume Paris et ses grandes expositions. Celles de Monet et de Matisse, par exemple, mais aussi une rétrospective de Giacometti, à l’Orangerie. Le pli est pris et la disparition de son grand-père, l’année de ses 10 ans, ne fera que renforcer cet attrait pour l’art. Chaque semaine, le jeune garçon ira seul à son contact. Au Musée national d’art moderne, il est à ce point saisi par la peinture de Rothko, qu’il brûle toutes ses toiles, désormais sans intérêt à ses yeux. Damien Cabanes n’a pas 12 ans et décide de devenir peintre.
Commentaire
« A l’époque, j’ai tout brûlé pour passer à l’abstraction. Tout à coup, j’ai trouvé ringard de faire des paysages. La peinture abstraite m’est peut-être apparue plus intellectuelle ? Il m’a fallu longtemps pour revenir sur le motif. Et maintenant, j’y vais sans aucun complexe. Je ne le fais pas pour être original mais parce que l’envie est de nouveau présente. J’ai besoin de me nourrir de la sensation éprouvée, cette sensation qui s’exprime et que je réinjecte directement dans la peinture. La vie fait des boucles. Toutefois, il ne faut pas oublier qu’aux Beaux-Arts, j’étais dans l’atelier d’Olivier Debré. Son œil voyait ce qui était juste ou pas. Même si nos peintures étaient très éloignées, il pouvait ressentir la mienne et moi la sienne. Lui ne travaillait que dans la nature. Même ses plus grands formats ont été réalisés en bord la Loire. Ce sont ses sensations qu’il retranscrivait instantanément sur la toile. Pour lui, c’était primordial. Il m’a encouragé dans cette voie mais ce n’est que des années plus tard que je l’ai empruntée. »
Révéler l’essence de ce qui est observé
Dans un premier temps, la peinture de Damien Cabanes est abstraite. Le geste est franc et rapide, le rendu minimal aux motifs répétés, puis petit à petit la figuration s’invite à travers des séries de portraits et d’autoportraits pour mener au début des années 1990 à un travail sur le volume. Depuis, les pratiques se chevauchent au gré des périodes ; demeure néanmoins une constante préoccupation pour la couleur. La poser, l’aplatir, la renforcer, l’écraser sans trop la mélanger, jouer avec elle rapidement et spontanément jusqu’à révéler l’essence de ce qui est observé. Depuis une dizaine d’années, la source d’inspiration de l’artiste provient de son environnement immédiat. Ses peintures déclinent des paysages, attitudes, animaux… et actuellement des fleurs. Elles offrent une infinité de combinaisons de formes et de couleurs. Le motif est alors choisi non pour ce qu’il raconte mais pour ce qu’il offre comme possibilités picturales. La recherche esthétique prime. Dans l’atelier, des spécimens à divers temps de leur maturité prennent la pose. Elles vivent, se transforment sans jamais se répéter, composent et recomposent un paysage floral. Même fanées, elles conservent un grand intérêt pour l’œil exercé du peintre.
Commentaire
« C’est important de garder une fraîcheur, comme les fleurs du matin. Il faut toujours qu’il y ait de la rosée sur la peinture. C’est pour cela que j’ai arrêté l’abstraction car il commençait à ne plus y en avoir. A chaque fois que je sens ma pratique s’étioler, je change de matériau, passe de la sculpture à la peinture, de l’abstraction à la figuration… La découverte d’un matériau inédit ou d’une autre manière de peindre peut aussi impulser un nouvel élan. Certains n’ont pas besoin de tels changements. Il n’y a qu’à observer les récentes peintures de Viallat. Je les trouve aussi belles et aussi fraîches que les anciennes. Viallat ne se répète jamais. Il trouve sans cesse des combinaisons différentes. La rosée est toujours présente sur sa peinture, malgré ses 88 ans, le choix d’un même motif et une production très importante. Une de mes séries m’a fait toucher du doigt ce phénomène. Je prenais un bourrelet de terre, sur lequel j’appliquais une bande de couleur avant de l’entortiller. Je pensais aboutir à une forme précise qui se répéterait mais il y eut autant de résultats que de gestes. J’étais propulsé dans l’infini d’une même forme comme Viallat. Finalement, peut-être était-ce ce que je recherchais. »
La peinture en fleur
Damien Cabanes peut s’attacher plusieurs semaines aux mêmes fleurs sans jamais se lasser. Au début, les couleurs sont franches, puis peu à peu s’effacent par demi ou quart de ton pour devenir de plus en plus subtiles. Aucun de ces changements, même le plus délicat, n’échappe à la main du peintre qui observe. Il est la stabilité, un point fixe d’où il regarde la course du temps. Qu’il est doux de peindre quand tout s’agite autour de vous… Possible alors de faire le lien avec des démarches passées, comme celle des impressionnistes. Nous pensons à Monet qui a peint si souvent avec opiniâtreté un même sujet. On se souvient de la série des peupliers, qui venait après celle des meules et avant celle de la cathédrale de Rouen, sans oublier celle des nymphéas. La peinture de Damien Cabanes est dans cette veine. Fixer l’instabilité tout en la mettant en exergue pourrait être les principes de cette peinture. Dans l’histoire de l’art, il y a ceux qui s’attachent au changement perpétuel des choses et ceux qui recherchent une forme universelle, stable et sans condition. Ainsi tandis que Monet poursuivait sa quête d’impermanence avec Les Nymphéas, Malevitch partait à la recherche d’un absolu avec son Carré noir sur fond blanc. Alors, de quel côté penche la perfection des fleurs de Damien Cabanes ?
Commentaire
« La perfection ? Je ne sais pas trop ce que cela peut vouloir dire. En peinture, il y a toujours plus ou moins une recherche de transcendance, d’absolu. L’important dans mon cas est que la peinture soit juste, que le sentiment soit présent. Il est amusant de se remémorer que Monet et Malevitch ont été contemporains. Certes Monet était déjà âgé quand Malevitch a commencé mais leurs recherches ont un temps cohabité. Monet part de la diversité, acceptant les changements, même ceux de celui qui peint. Comme Héraclite le soulignait : “On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve”. Mais pour remarquer cette impermanence, l’existence d’un principe, qui est au-delà et ne change pas, est nécessaire. La peinture de Monet ne le contient pas, mais incite le spectateur à le ressentir. En revanche, pour Malevitch, c’est le contraire. Il part de l’absolu, d’un carré ou d’une croix, et il en fait un objet qui change avec le temps et l’espace dans lequel il est accroché. Un tableau de Malevitch est un pavé d’absolu qui tombe dans la mare des phénomènes. Monet part du bas pour aller vers le haut, Malevitch du haut pour aller vers le bas. Certains sont entre les deux, comme Cézanne, qui a besoin de donner à la sensation un caractère permanent, transposé dans la construction de sa peinture. Pour ma part, même si le ressenti est très important, je me sens finalement plus proche de la peinture de Cézanne que de tout autre. »
L’œil a construit avec…
Damien Cabanes apprécie les milieux urbains. Il a beaucoup peint son environnement quotidien, du côté de Pantin ou encore à La Villette. Posé sur la nature, son œil n’est pas le même. Il s’évade et la peinture devient plus informelle. Doivent alors surgir, ici ou là, une maison, un poteau ou encore un tronc, une tige, pour composer l’espace de la toile. Il faut que le regard s’arrête et rebondisse. Un détail qui le rapproche de Cézanne. Avant d’être au centre, les fleurs se sont immiscées entre les figures humaines, apparaissant sur la toile au gré de séances en extérieur. L’artiste séjourne régulièrement à la campagne. En 2003, l’été était si caniculaire en Aveyron, qu’il était impossible de travailler dans les champs. Resté sous un arbre dans le jardin, il prit alors les fleurs pour modèles. Puis, ce fût le tour de quelques parisiennes en parterre avant qu’elles ne deviennent le sujet principal de la peinture. Au départ, il n’y avait qu’un spécimen ou un bouquet puis petit à petit elles devinrent légion. Dans l’atelier, formes et textures se mélangent en une symphonie colorée de points, lignes, courbes et autres volumes. Hortensias, glaïeuls, fresias… s’épanouissent au fil des jours, immortalisées en de véritables champs de couleurs à la limite de l’abstraction. Cabanes peint pour ainsi dire naturellement dans une concentration extrême canalisant toute son énergie dans chaque touche, chaque trait. Il peint de grandes toiles, qui ne doivent rien au hasard et font surgir ce qui est perçu. Pas question de réduire le blanc qui entoure le sujet, car il tient l’ensemble. L’artiste évoque avec perplexité des peintures de Joan Mitchell ou de Sam Francis rognées par une abrupte mise en châssis. « L’œil a construit avec », remarque-t-il avant d’expliquer que ses toiles s’exposent toujours punaisées au mur. Si quelqu’un souhaite les enchâsser, il lui faut ajouter une bande de tissu pour respecter la totalité de la composition.
Commentaire
« Je pense peindre ce que je vois. Parfois, je cadre dans la composition et, parfois, l’ensemble constitue la peinture. J’agis comme un photographe qui s’amuse à zoomer et dézoomer dans le paysage. J’isole trois fleurs ou peins le bouquet. Je cherche à retranscrire dans ma peinture tout ce que je ressens, même le parfum. Je ne veux pas savoir comment elle vient, ce serait le meilleur moyen de l’inhiber. Tel un Monsieur Jourdain, qui ne sait plus parler le jour où il apprend qu’il prononce voyelles et consonnes ! Questionner l’acte de peindre jusqu’à tout déconstruire a été très utile en son temps. Mais ressasser serait comme produire des lapalissades en série. Le langage qui se concentre sur lui-même finit par être tautologique, s’appauvrir alors même qu’à l’origine il procédait d’interrogations importantes. Dans les années 1970, peindre était presque devenu un tabou. S’y essayer nécessitait l’établissement d’une distance presque ironique comme dans la peinture de Gasiorowski, par exemple. Il faisait des parodies de croûtes pour se moquer de la peinture, tout en en faisant. Très bien même. A cette époque, j’ai montré mon travail à Soulages et l’ai interrogé sur une éventuelle mort de la peinture. On ne parlait que de cela. Il m’a alors demandé si j’aimais peindre. J’ai dit : “Oui”. Sa réponse fût éloquente : “Alors, la peinture n’est pas morte”. Je n’ai jamais oublié. Quelques années après dans les années 1980-1990, il y a eu une avalanche de « peinture-peinture » avec Basquiat, Schnabel, Barceló, la Figuration libre et aussi la Nouvelle école de Leipzig. Aujourd’hui, tout est permis et je ne sais pas comment font les jeunes ! Pour ma part, je suis heureux dans mon atelier avec ma peinture. Je suis en harmonie. Mon objectif a toujours été de peindre comme je respire. »
Épilogue
Au Domaine de Chaumont-sur-Loire, le peintre déroule à même le sol son papier. Installé dans une allée ou sur l’herbe, il s’active dans le paysage, son pinceau imprime à la surface tout ce qui se trouve en dessous, graviers et autres irrégularités de la terre. Le geste proclame les fleurs en pleine vie, la sensibilité du terrain, les aspérités des outils, le corps de l’artiste. La peinture transmute tout. Un tout qui ne relève que de la sensation. Traversé par l’énergie de ce qui vit, Damien Cabanes peint comme il respire. Sans aucun doute.
Contact> Les Conversations sous l’arbre, La perfection des fleurs, les 12 et 13 septembre, au Bois des Chambres, Domaine de Chaumont-sur-Loire. Les expositions de la Saison d’art sont visibles jusqu’au 27 octobre et le Festival international des Jardins jusqu’au 3 novembre. Galerie Eric Dupont.
Image d’ouverture> Vue de l’exposition au Domaine de Chaumont-sur-Loire. ©Damien Cabanes, photo Eric Sander