Le site est exceptionnel. Presque démesuré. Pourtant, Miguel Chevalier n’a pas hésité à investir les 3 500 m2 de la Base sous-marine de Bordeaux. Signant sa plus importante exposition personnelle. Avec Digital Abysses, ce pionnier de l’art virtuel et numérique poursuit son exploration de la nature à travers le thème de la faune et de la flore des océans. Inspiré par les grands fonds marins qui occupent les deux tiers de la planète, l’artiste français poursuit une recherche, entamée voici bien des années, sur le lien entre nature et artifice, questionne la notion de vie artificielle, ainsi que notre relation au vivant, visible ou invisible. Dix installations monumentales, dont huit numériques, et plusieurs cabinets de curiosités renfermant quelque 40 pièces (sculptures, tableaux, boîtes lumineuses…) alertent sur la fragilité des écosystèmes marins et sur la nécessité de préserver la biodiversité de notre planète. La plongée est majestueuse. A signaler également, la participation de Miguel Chevalier à l’exposition Artistes & Robots, qui ouvrira ses portes au Grand Palais, à Paris, dans quelques jours, et la sortie d’une nouvelle monographie témoignant de son travail durant les dix-huit dernières années.
ArtsHebdoMédias. – Pourquoi avoir accepté un tel défi ?
Miguel Chevalier. – J’ai eu un coup de cœur pour ce lieu hors normes, qui n’a pas été construit pour accueillir de l’art. Loin sans faut. C’est une architecture militaire, impressionnante, pénétrée par l’eau. Une suite de hangars qui permettaient d’abriter des sous-marins. Mais aussi dont l’ancien bunker, qui servait pour les réparations de tous les engins, a été aménagé en centre d’art. Dès ma première visite, l’idée d’imaginer quelque chose à l’échelle de tous les espaces du lieu m’a enthousiasmé. Il y en a de petits et d’autres beaucoup plus grands ! J’ai su tout de suite que ce serait idéal pour montrer un ensemble de pièces dont les écrins successifs s’emboîteraient un peu comme des poupées russes.
Parlez-nous de votre inspiration.
Le dispositif que j’ai imaginé n’est pas en relation avec l’histoire du bâtiment, mais plutôt en rapport avec les grandes profondeurs où frayent habituellement les sous-marins pour ne pas être repérés par l’ennemi. C’était une occasion rêvée d’ouvrir un nouveau champ en relation avec la nature. Aquatique, cette fois. Je me suis beaucoup inspiré des coraux et des diverses concrétions qui prospèrent dans les fonds marins, mais aussi du plancton, de tous les micro-organismes qui y vivent. Le plancton est un véritable poumon pour notre planète. Il produit au moins 50 % de notre oxygène. Sans même être un écologiste forcené, il est impossible aujourd’hui d’ignorer les risques encourus si l’on ne préserve pas les océans. Une prise de conscience planétaire est nécessaire. C’est ce qui m’a amené à collaborer avec la fondation Surfrider, une ONG européenne qui se consacre à la défense des océans et à leur mise en valeur.
Revenons à Digital Abysses.
L’observation de la vie microscopique des océans, mais également de certains de ses habitants, comme les méduses, est un véritable tremplin pour l’imaginaire, une source d’inspiration incroyable. C’est ainsi que j’ai été amené à concevoir quatre cabinets de curiosités composés de sculptures, de vidéos, d’impressions numériques, de gravures, de découpes laser… Plongées dans l’obscurité, ces œuvres luminescentes proposent un étonnant voyage dans les abysses. Là où vivent encore aujourd’hui des animaux dont on ignore encore toutes les capacités et les qualités. Plusieurs installations immersives font également décoller cet imaginaire lié aux océans. Avec Digital Abysses, par exemple, de grandes bulles peuplées d’un plancton fictionnel se déploient au sol et interagissent avec les déplacements des visiteurs. Il y aussi plusieurs installations monumentales et numériques. Comme, par exemple, Pixels liquides 2018, qui s’inspire de la peinture gestuelle des années 1950. Une époque où les artistes faisaient corps avec leur toile. Là, ce sont les visiteurs qui font corps avec l’écran. Le tableau dynamique génératif et interactif, qui figure les flux dégagés par les monts hydrothermaux, s’imprègne des mouvements du spectateur. La silhouette de chacun y laisse une trace de couleur sombre qui se mélange et fuse avec la création. Certaines propositions ont été conçues spécialement pour cette exposition, d’autres reconfigurées pour s’adapter au lieu.
Digital Abysses est donc un parcours qui témoigne à la fois de la diversité de votre pratique artistique et des créations nées ces dernières années.
En effet. Il commence par les cabinets de curiosités et se poursuit à travers les différents volumes habités par des œuvres pensées à l’échelle du bâtiment. Citons notamment la Forêt de Kelp, une jungle d’algues luminescentes réalisée à partir d’un assemblage de 1 500 micro-structures fluo imbriquées les unes aux autres et éclairées aux ultraviolets ; Attracteurs étranges, une installation de réalité virtuelle générative et interactive, composée de volutes de couleurs sensibles au mouvement des visiteurs, qui se reflètent au sol comme dans un miroir ; et une pièce que je rêvais de réaliser depuis longtemps, Particules binaires. Des 0 et des 1 chromés et gonflés à l’hélium flottent dans l’espace. Ces deux chiffres évoquent le fonctionnement intérieur des ordinateurs qui engendrent les milliards de données, constituant un environnement impalpable mais pourtant bien présent, la grande nébuleuse de l’information. Tout au long du parcours, des pièces fixes ponctuent l’espace. Contrepoints physiques aux univers virtuels.
Artistes et robots exposent au Grand Palais
« Qu’est-ce qu’un artiste ? » « Qu’est-ce qu’une œuvre ? » « S’il est doté d’une intelligence artificielle, un robot a-t-il de l’imagination ? » « Qui décide : l’artiste, l’ingénieur, le robot, la regardeuse, le regardeur, tous ensemble ? » « Peut-on parler d’une œuvre collective ? » Autant de questions posées par Artistes & Robots, qui se tiendra du 5 avril au 9 juillet au Grand Palais, à Paris. Présentée une première fois en 2017 au Centre d’art contemporain d’Astana, au Kazakhstan, l’exposition réunit les œuvres d’une quarantaine d’artistes réparties en trois espaces intitulés : « La machine à créer », « L’œuvre programmée » et « Le robot s’émancipe ». De nouveau sur le pont, Miguel Chevalier en est le conseiller artistique et y expose une création inédite. « L’exposition débute avec les œuvres d’artistes iconiques du XXe siècle, comme Jean Tinguely, Nam June Paik ou Nicolas Schöffer, tous pionniers et visionnaires. Dans la deuxième partie, le robot devient invisible. Le programme intègre l’œuvre et génère des formes à l’infini. Vous y retrouverez des pièces signées Manfred Mohr, Vera Molnar, Iannis Xenakis, Ryoji Ikeda, Michael Hansmeyer, Edmond Couchot et Michel Bret, notamment. Pour ma part, j’y présente Extra-Natural, un nouveau jardin virtuel génératif et interactif. Pour le dernier espace de l’exposition, nous avons choisi des œuvres qui parlent de l’homme augmenté, s’interrogent sur l’intelligence artificielle et le transhumanisme. Stelarc, ORLAN et Takashi Murakami comptent parmi les artistes invités. » Extra-Natural se compose de fleurs et de plantes imaginaires aux formes stylisées et aux couleurs éclatantes. « Des formes très différentes de celles des Fractal Flowers et des Trans-Natures, elles reprennent les Sur-Natures en les magnifiant. Elles s’épanouissent, fleurissent, grimpent, meurent et renaissent en de multiples variations, mais sans disparition brutale. » Avec elles, Miguel Chevalier continue de questionner le lien entre nature et artifice. Au-delà de l’esthétique du tableau, l’artiste nous invite à réfléchir aux liens ambigus que l’homme contemporain a créé avec son environnement naturel et nous incite à chercher une nouvelle harmonie.