La Maison de la culture du Japon, à Paris, a offert la première occasion de découvrir en France les performances et installations de contact Gonzo, un collectif d’Osaka fondé par Yuya Tsukahara, aujourd’hui accompagné de Keigo Mikajiri, Takuya Matsumi et NAZE. A travers Watching you surf on beautiful accidents, les visiteurs ont pu appréhender ce que le Japon porte de très contemporain en termes de pratiques artistiques. Au-delà des productions visuelles, photocollages, bâches imprimées, ou vidéos, c’est sans conteste les performances qui ont particulièrement retenu l’attention. Pour elles, pas question de se pâmer d’un regard, il faut aller au contact.
Ce soir, l’ambiance est feutrée, comme souvent à la Maison de la culture du Japon, à Paris. Pourtant, le programme n’annonce ni cérémonie du thé, ni savante conférence sur la chanson sentimentale japonaise ; les visiteurs sont venus découvrir le travail de contact Gonzo. Un collectif dont la pratique artistique compte parmi les plus contemporaines au pays du Soleil-Levant. Parmi les plus musclées aussi. En attendant l’heure de la performance, chacun est invité à grimper à l’étage pour se familiariser avec une œuvre qui est pour la première fois exposée en France. « Prendre dans le panier les objets de son choix et les poser sur la courroie transporteuse. Les objets avancent sur le tapis roulant. Ils tombent lorsqu’ils arrivent à la fin du tapis. Si le panier est rempli d’objets, l’apporter à l’autre extrémité du tapis. Recommencer si on le souhaite. » Consacrée au travail de Yuya Tsukahara, le fondateur du collectif, la première salle propose d’emblée une installation qui fait appel au public. Charriés d’un bout à l’autre de la salle par un tapis roulant, des objets alimentent une métaphore de la ville en mouvement qui bringuebale les corps et malmène les esprits. A droite, un mannequin aux cheveux dorés et jogging gris est allongé, sur une table, entouré d’une sorte de bric-à-brac électrique et autres bombes de peinture. Son bras droit se prolonge par un immense serpent de papier kraft tenu au mur par des morceaux de ruban adhésif argenté. Tableau complété par des objets scotchés de même et trois vidéos témoignant de performances.
Né à Kyoto en 1979, Yuya Tsukahara grandit à Osaka. S’il est passionné par le football, c’est la danse qui sera l’objet de ses recherches universitaires. Au Dance Box, une salle de spectacle à la programmation de danse contemporaine réputée, il découvre les improvisations de Masaru Kakio avec lequel il fonde contact Gonzo, en 2006. S’inspirant notamment d’un art martial russe proche de l’aïkido, ils développent ensemble une pratique à base de contacts physiques improvisés, où des mouvements fluides sont accompagnés de coups et de gifles. Filmées et postées sur YouTube, les performances emportent l’engouement des internautes. Rejoints par Keigo Mikajiri, ils remportent en 2007 le Prix du « 720award@pamo » de l’Osaka Performing Arts Messe. C’est parti ! Remarqué pour sa conception innovante et radicale de la danse, contact Gonzo est invité à de nombreux événements internationaux, telle la Triennale de Nanjing, ou d’importantes institutions comme le MoMA, à New York en 2013, dans le cadre de Performing Histories: Live Artworks Examining the Past.
Le deuxième espace d’exposition est entièrement consacré au travail du collectif. Une immense bâche imprimée vient s’inscrire dans la continuité de deux expériences menées depuis trois ans. La première a eu lieu en 2017 à l’occasion du Reborn-Art Festival, dans le nord-est du Japon. Pour répondre aux préoccupations de la manifestation, dont l’objectif est d’aider à la reconstruction de la ville d’Ishinomaki, ravagée par le tsunami de 2011, contact Gonzo décide de bâtir une cabane. L’artiste français Fabrice Hyber, également invité du festival, raconte : « Ils ont créé un espace dans la forêt de la presqu’île suffisamment accessible pour vivre en autonomie, mais aussi pour recevoir des visites. Peu à peu, les toiles de protection de leur campement sont devenues des supports de leur monde, entre réel et imaginaire. De vrais animaux côtoyaient leurs fantasmagories ou leurs questionnements sur le monde. (…) Chez contact Gonzo, tout semble aller dans le sens de la transmission. Ils veulent faire connaître aux autres de nouveaux moyens de survie. » Deux ans plus tard, le collectif s’est engagé dans une collaboration avec l’équipe de recherche en biotechnologie du Yamaguchi Center for Arts and Media (YCAM) en vue d’une exposition sur l’épigénétique, science qui étudie les modifications génétiques et cellulaire. Pour l’occasion, les artistes se sont lancés dans l’étude d’anciennes traditions liées aux cervidés, traquent les contes qui mettent ces derniers en scène et entreprennent un road-trip à mobylette et sous une pluie battante entre le mont Hiei et la ville de Yamaguchi.
Sur le mur de la Maison de la culture du Japon, De la route avec le guetteur de cerfs 01-06 témoigne de cette période à l’écoute de l’environnement, tant naturel que sociétal : un cervidé est coincé derrière la rambarde de sécurité de la route, un nuage noir menace une tente de camping orange, une main bleue griffues menace une biche… L’atmosphère n’est pas légère. Il y a quelque chose de l’enfer qui s’échappe. Les photocollages de la série Image from hell montrent des images de corps tronquées, réajustées, composant des mouvements inhabituels dans l’espace de la feuille. « Le corps est véritablement marqué au quotidien par des accidents petits ou grands, il les subit et parfois il parvient à les maîtriser comme un surfeur maîtrise une vague sur sa planche, en appliquant des règles de dynamique », précise Yuya Tsukahara. Posés devant le téléviseur, un pied et une main en silicone semblent comme jaillis de la vidéo qui passe en boucle sur l’écran. Tsukahara concentre son attention sur ses pieds. Tandis qu’un cutter s’approche dangereusement de l’un d’entre eux. Le pied qui va être touché par la lame est faux, l’autre pas. L’artiste le sait et pourtant, il ne pourra pas empêcher son esprit d’assimiler le membre sans vie au sien. Réaction également partagée dans le public, qui comprend sans mal que le corps est au centre des recherches du collectif. Sur une paroi vitrée, une dizaine de photos imprimées et scotchées évoquent la performance participative Tenir des branches mais, à peine l’œil s’intéresse-t-il à la proposition, qu’une voix invite à rejoindre la salle de spectacle.
Si l’on comprend assez bien l’utilisation du mot « contact », « gonzo » demande lui à être traduit. Signifiant « extravagant » ou « insensé », cet adjectif est pour le collectif une référence au journalisme gonzo. Né dans les années 1970 avec un article d’Hunter S. Thompson écrit à la première personne, ce style privilégie la subjectivité, l’implication du journaliste comme protagoniste des faits dont il témoigne. Abandonnés ainsi à leur instinct et à leur expérience, les membres du collectif contact Gonzo s’adonnent à des chorégraphies subjectives dont le dispositif est connu, mais le déroulement laissé à l’instant. La performance n’a pas de visée esthétique et la perfection du mouvement n’est pas de mise. Pourtant, les gestes naissent et meurent dans le souvenir de tous ceux qui ont eu lieu auparavant. Le corps se protège, attaque, se joue d’un autre ou l’épouse. Dans les rangées, les spectateurs retiennent leur souffle. Contrairement aux protagonistes. Il y a des poids posés sur la scène, de petites bouteilles d’eau également. Par moment, l’un des danseurs-frappeurs prend des photos avec un appareil instantané. Une caméra sans opérateur filme la performance. Avec ce dispositif, Yuya Tsukahara entend chasser la répétition et favoriser la surprise. « Des choses étonnantes, c’est ce que je veux voir avant tout. Je pense que ce à quoi l’interprète ne s’attend pas est ce qui surprend le plus les spectateurs. De cette façon, eux aussi ont des sueurs froides, tremblent et soudain se captivent. Je ne supporte pas l’harmonie préétablie », affirme l’artiste. Celle qui naît sur scène est brutale et profonde. Elle se dégage peu à peu des coups pour investir les postures. Puis, plus rien. Le collectif propose une autre séquence. Il faut des volontaires. Autant dire qu’ils ne se bousculent pas. Des ados se désignent. Leurs corps servent à maintenir des branches positionnées entre eux. Elles ne sont pas en équilibre ou accrochées mais relient chacun à l’autre par la seule pression qu’il exerce sur elle. Une figure chaotique se dessine peu à peu et les coups n’étant plus à craindre, nous décidons quasiment tous d’y aller. Nous ne bougeons plus. Concentrés sur les points d’équilibre. Attentifs au moindre mouvement de l’autre. Nous respirons à l’unisson.