Présentée en 2017 au Nevada Museum of Art pour lequel elle a été imaginée, Unsettled a rejoint ensuite deux institutions partenaires : l’Anchorage Museum, en Alaska, et, actuellement, le Palm Springs Art Museum, en Californie. Imaginée par JoAnne Northrup, l’exposition est portée par une vision curatoriale particulièrement audacieuse et incisive de l’Ouest américain, qui est son objet à la fois premier et déplacé. Elle offre la possibilité de nous plonger de manière sensible dans les enjeux les plus saillants de cette partie du monde. Le fil directeur de cet événement d’envergure, qui rassemble une centaine d’œuvres de 80 artistes, est de perturber notre imaginaire de l’Ouest et notamment du Far West, quitte à nous déconcerter. Si le terme « unsettled » signifie d’abord l’incertitude, l’instabilité et le changement, il évoque aussi une situation qui n’a pas été réglée ou même un impayé. L’exposition fait jouer toutes ces nuances pour explorer les façons dont les artistes pulvérisent les stéréotypes qui obstruent la perception de l’histoire de ce territoire comme de son futur.

S’il y a bien une région des Etats-Unis susceptible de convoquer immédiatement une multitude d’images et de représentations, c’est l’Ouest. Ce territoire aux paysages brûlés et démesurés est aussi une création mythique élaborée par Buffalo Bill, Hollywood et les mass media. L’Ouest américain a longtemps été perçu à travers le prisme de l’idée d’une frontière se déplaçant progressivement vers l’Ouest, départageant la « civilisation » de la « sauvagerie », les pionniers des Indiens. Pour cette raison et selon l’historien Frederick Jackson Turner, il offrait un miroir de l’histoire américaine et de ses mythes fondateurs. La frontière devenant cette ligne mouvante où l’Européen se transformait en Américain à mesure que la nation se construisait à l’échelle du continent. L’Ouest américain était un processus plus encore qu’une région géographique.
Cette dramaturgie simpliste et grandiloquente, qui a culminé dans le mythe de la Destinée Manifeste*, a été depuis complètement remise en cause par les historiens dans les années 1980-1990. Il en est ressorti une tout autre image de cette région, à la fois plus complexe et plus conflictuelle, faisant la part belle aux minorités hispaniques, afro-américaines et asiatiques ainsi qu’aux enjeux environnementaux. Une approche critique qui n’a pour le moment pas suffi à modifier l’imaginaire populaire de l’Ouest.
Dans le ressac où se brisent les mythes fondateurs, apparaît le lacis d’un Ouest compliqué et fracturé, carrefour et terrain de confrontations entre l’Europe, l’Asie et l’Amérique Latine, où l’histoire vient inquiéter les certitudes du présent, où des situations non réglées viennent perturber la manière dont la société américaine souhaite se représenter elle-même. Signe des perturbations en cours, les mythes fondateurs sont aujourd’hui violemment réaffirmés, tandis que les nouveaux mythes véhiculés par la Silicon Valley, promouvant les nouvelles technologies comme une nouvelle frontière, viennent se couler dans les anciens moules.
Sur cet échiquier, l’exposition Unsettled, présentée actuellement au Palm Springs Museum, en Californie, opère une nouvelle ouverture, un mouvement radical et audacieux qui inverse carrément la définition de l’Ouest. Jusque-là défini par la migration des Européens, il est désormais constitutif d’un nouveau périmètre intitulé « The Greater West », c’est-à-dire d’un territoire qui associerait la côte ouest de l’Amérique – de l’Alaska à la Terre de Feu – et l’Océanie, et dont le centre de gravité serait l’océan Pacifique.

A travers les siècles, ce qui unit cette super région est un peuplement fondé sur des vagues de migrations successives, depuis la traversée du détroit de Béring par des Indiens ou des Aborigènes d’Australie jusqu’aux migrations actuelles. Dans cette conception, la perspective eurocentrique d’un Ouest créé par une migration venue de l’Est occupe un strapontin dans le train de l’histoire. Cette région aux horizons élargis partage également une activité tectonique intense, marquée par des tremblements de terre et des éruptions volcaniques. Activité géologique qui a créé des ressources minières colossales constituant, dans un même élan, un facteur d’attraction pour l’impérialisme colonial des puissances européennes.
Si cette vision peut paraître abstraite à force de dilater l’Ouest, elle est apparue néanmoins concrète et opérante pour les curateurs du Nevada Museum of Art, initiateurs de l’exposition. L’élément déclencheur a été la collision produite par les mouvements des plaques de l’océan Pacifique et de l’Amérique à l’origine du relief particulièrement tourmenté de l’état où le musée est localisé. Vision qui oriente également la politique d’acquisition de la collection et permet au musée de sortir des contraintes du régionalisme étroit et réducteur pesant parfois sur les institutions américaines. Il suffit d’imaginer avoir recours à la géologie pour redessiner une partie du continent européen pour mesurer l’impact d’une telle vision sur les Etats-Unis d’aujourd’hui. D’autant que cette vision est née dans un contexte intellectuel où, quelles que soient les régions, les American Studies valorisent de plus en plus les rencontres et les circulations entre les cultures, les « zones de contact » entre différentes pratiques et points de vue, les équilibres mouvants entre les énergies en présence, articulant les dimensions locales et internationales à distance des mythes nationaux.
Pour concevoir Unsettled, la directrice du musée du Nevada JoAnne Northrup s’est assurée la collaboration d’Ed Ruscha, artiste emblématique de la côte Ouest s’il en est, dont les œuvres viennent introduire ou ponctuer chacune des cinq séquences de l’exposition : l’instabilité (« shifting ground »), la collision des cultures (« colliding cultures »), la colonisation des ressources (« colonizing ressources »), l’horizon infini (« the sublime open »), l’expérimentation (« experimental diversity ») sont les coordonnées esquissant les contours d’un paysage géographique et mental, à la fois archaïque et inédit, en tout cas perçu à neuf. De l’artiste « fil rouge », on reconnaîtra sans peine les célèbres peintures glacées comme transmuées par la reprise de propriétés de l’image photographique ou de la projection cinématographique, à l’instar d’Atomic Princess ou de Lost Empire Living Tribes. Plus inattendue, sera la découverte de la Chocolate Room, une pièce entièrement revêtue de panneaux en chocolat qui se respire à distance avant de se découvrir de visu. Une œuvre qui, au-delà de sa séduction sensorielle, pointe l’exploitation coloniale des matières premières comme le cacao.

Au-delà de sa scénographie, le grand mérite d’Unsettled est de mettre en perspective et de créer des rapports inédits entre certaines œuvres pour renouveler notre regard sur une région. L’impressionnante flottille de 625 sous-marins américains de Chris Burden, suspendue au plafond, mettant au jour une puissance militaire invisible, côtoie par exemple la documentation d’une performance de l’artiste guatémaltèque Regina Jose Galiento, au cours de laquelle celle-ci s’est enterrée dans un amoncellement de sciure de bois afin de dénoncer l’abattage des forêts de Patagonie et ses conséquences sur le peuple Mapuche. Les photographies en noir et blanc de géoglyphes signées Marilyn Bridges se télescopent avec une vidéo de Bruce Yonemoto, où un jeune garçon interprète en Quechua l’introduction de la célèbre comédie musicale The sound of music au milieu d’un paysage andin. La fameuse Cowboy Picture d’Ed Ruscha, où des cavaliers surgissent dans un contrejour flouté se détachant à peine d’un paysage indistinct, est accrochée à côté de Lucid Stead Element # 4 de Phillip K Smith III, fragment d’une extraordinaire installation dont le principe reposait sur la transformation d’une cabine en bois isolée dans le désert. Par l’incrustation de miroirs dans les murs, la cabine devenait une structure captant les infinies variations de la lumière. Des poteries anciennes de la culture Mimbres, placées sous vitrine et qui semblent avoir été maladroitement recollées, attirent notre attention. En s’approchant, l’on découvre qu’elles sont ornées du signe de mise en garde contre les retombées radioactives. Cette œuvre de l’artiste californien Al Farrow jouxte la vidéo d’Anna Teresa Fernandez montrant l’artiste peindre en bleu le mur métallique qui, sur la plage, fait office de frontière entre le Mexique et la Californie. La séparation finit par disparaître dans le bleu de la mer et du ciel en arrière-plan. Pour cette artiste mexicaine établie à San Francisco, la frontière entre les Etats-Unis et le Mexique est à la fois un sujet politique ultra-sensible et sans doute aussi une illusion. La Californie, après tout, a été hispanique avant de rejoindre l’Union.
Tensions et contradictions comme reprises et circulations animent la dynamique de l’exposition. Celle-ci agit comme une zone de contact où se distinguent et se mettent en jeu des points de vue différents, voire inconciliables. Elle dresse l’image d’une région en plein questionnement et doute sur son histoire comme sur son avenir. Parmi les points abordés, on sera peut-être étonné de la place que prend le nucléaire – Atomic Princess d’Ed Ruscha – dans l’imaginaire de cette région. Il faut dire que le Nevada a été le territoire où se sont déroulés près d’un millier d’essais nucléaires américains. Pas étonnant que ce sujet soit devenu une obsession pour des artistes comme Patrick Nagatani, qui a exploré de manière ironique et critique les diverses facettes de l’« enchantement nucléaire ». Sujet de prédilection pour cet artiste nippo-américain dont la famille venait d’Hiroshima. Dans sa photographie d’une mine d’uranium, le paysage familier de l’Ouest se transmue en décor d’un mauvais film de science-fiction évoquant l’horizon calciné d’une planète lointaine. Dans son tableau The End, l’artiste Shoshone Jack Malotte peint un désert qui semble se transformer en champignons géants orange sous l’effet d’un intense bombardement nucléaire. La photographie de Don English de Miss Atomic Bomb, top model revêtu d’un simple nuage atomique en frou-frou blanc, rappelle que les essais nucléaires constituaient une attraction touristique dans les années 1950.

Incontestablement, un intérêt majeur d’Unsettled est de donner une large place aux Natives American, qui signent un bon tiers des œuvres de l’exposition, attestant de la vitalité incisive de ces artistes qui secouent la création contemporaine. La scène émergente d’Alaska est particulièrement convaincante. Dans cet état qui se définit toujours comme la « dernière frontière », la création se fait provocatrice et corrosive. La démarche de l’artiste Tlingit Nicholas Galanin, qui présente plusieurs œuvres dans l’exposition, s’attache à retourner les stéréotypes entourant la culture indienne, résultats de la domination coloniale. Dans la photographie du panneau routier signalant « Indien River », indication que l’on retrouve partout sur les routes américaines, « Land » a été rageusement tagué sur « River ». Une critique ciblée qui dénonce encore, avec une apparente objectivité, l’appellation et la représentation du territoire outre-Atlantique. Dans la photographie en noir et blanc Things Are Looking Native, Native’s Looking Whiter, l’artiste recompose un visage à partir de l’association du portrait d’une Indienne, prise par Edward Curtis au début du XXe siècle, et de celui de la Princesse Leia, héroïne de Star Wars. Par cette association, qui pointe les procédés furtifs d’appropriation culturelle, on réalise que la coiffure de la Princesse Leia est en réalité celle d’une Indienne. La représentation de l’Indien dans la photographie est aussi au cœur de l’œuvre de Da-ka-xeen Mehner, un artiste de Fairbanks. Dans Da-ka-xeen, the Thlinget Artist, il se met en scène dans un cliché de 1906 en reprenant en miroir les postures et le costume du vieil homme photographié. Dans sa main, non plus un masque mais un appareil photo montre une volonté de raconter l’histoire à partir d’une toute autre perspective. Perspective qui reste à écrire et qui est celle de l’avenir.
Si le pari de l’exposition était de bousculer notre représentation de l’Ouest, celui-ci est gagné et haut la main. Certes, on peut déplorer l’absence d’artistes océaniens pour parfaire une démonstration qui, par définition, est une proposition de musées américains. Mais l’essentiel ne réside pas dans la confirmation d’une hypothèse, il tient d’abord aux effets produits par le découpage d’un espace-temps inédit. Cette expérimentation permet de prendre en compte d’autres présences et énergies artistiques et sociales attachées au territoire tout en offrant un espace de rencontre pour différentes perspectives, parfois des plus éloignées. Elle esquisse un monde commun sous un mode perturbant et curieux qui nous emmène au-delà de nos schémas et certitudes. Une démarche dont le mérite est de nous exposer à d’autres voix et à une autre compréhension du monde.
* Expression née au milieu du XIXe siècle pour désigner l’idéologie selon laquelle la nation américaine avait pour mission divine l’expansion de la « civilisation » vers l’Ouest.
Le prochain article de Franck Bauchard sera consacré à Trevor Paglen – Sites Unseen, exposition présentée au Smithsonian American Art Museum, à Washington, jusqu’au 6 janvier 2019.