Le Fonds de dotation Enseigne des Oudin accueille jusqu’au 30 mars Nomos, une rétrospective de l’artiste roumain Christian Paraschiv. Situé dans une ancienne imprimerie du Xe arrondissement de Paris, cet espace de 390 m2 est le dernier né des projets d’Alain Oudin et Marie Chamant, couple engagé de longue date dans la promotion de l’art contemporain. Fondateurs de la galerie Enseigne des Oudin (1978-2015), ils ont créé voilà quatre ans un fonds de dotation destiné notamment à pérenniser la diffusion de l’œuvre de certains artistes ayant contribué à la spécificité de leur établissement. Citons notamment Amal Abdelnour, Marcel Alocco, Anne Barrès, Thierry Cauwet, Marie Chamant, Dominique Digeon et Jean Vérame. Dirigé par Jannick Thiroux, ce fonds de dotation entend proposer deux à trois expositions par an, des performances, un séminaire de recherche, une résidence d’écriture et de création. Tout au long de l’année, son centre de documentation est ouvert aux étudiants, chercheurs et amateurs d’art.
« Prière de refermer la porte derrière vous. Merci bien. » Difficile en suivant l’imposante flèche noire, qui indique clairement qu’il faut se diriger au sous-sol, qu’un lieu d’exposition s’y est installé. Alors que l’esprit est titillé par cette proposition underground, l’œil découvre un superbe espace de blanc et de lumière. Parquet au sol. Le fonds de dotation créé en 2015 par Alain Oudin et Marie Chamant a inauguré ce lieu d’exposition en décembre dernier avec une rétrospective de l’œuvre de Christian Paraschiv, artiste que le couple a exposé à partir de 1990 dans sa galerie, désormais fermée. Plus d’une quarantaine d’œuvres installées aux cimaises ou directement sur le sol s’offrent au regard. La diversité des matières et des langages saisit d’emblée. Par terre, un ours en bronze est affalé. L’URSS a perdu de son lustre. Faucilles et marteaux côtoient l’étoile de David, les peaux de bête, celles de l’homme, des mains, des pieds, des fourrures, des poils, du bois, du métal, des photos, des installations… Chaque œuvre agit en symbole. Elle opère par similitude de formes, de couleurs, de composition ou autre jusqu’à devenir parfois elle-même une icône. Paraschiv est roumain. Le temps orthodoxe et communiste dans lequel il a grandi enserre son œuvre comme son être. Impossible de s’approcher de l’une sans s’intéresser à l’autre.
En 1970, Christian Paraschiv n’a que 17 ans. Dans son journal, il raconte la genèse de son monde. « La nuit s’emparait de toute mon attention, elle m’accaparait avec les lumières aveuglantes des souvenirs. […] J’alignais des armées de pions et je poursuivais le massacre par la pensée. […] Je mettais en relief le dualisme des armées, leur force de jeu statique en créant le silence précédant les contacts insalubres avec le monde inconnu. Le jeu était une sorte de suprême retrait de mon être devant l’anonymat de l’âge, c’était le caprice de l’amoureux, le symbole de la mûre enfance que j’ai eue. » Les lignes bleues raturées par endroit courent serrées sur le papier froissé. Des pages, jaillissent la lumière grise de son environnement et la graine à laquelle il compare son dessin. « A cette époque-là, ma vie était pareille à l’aube. […] Je peignais instinctivement avec l’ambition d’un écolier […] » (1) Datant lui aussi de 1970, un portrait montre Paraschiv hurlant : « Non ». Au mur, des photographies en noir et blanc sont travaillées tantôt au trait ou à la couleur, tantôt au ciseau. L’artiste rectifie, découpe et parfois recompose. Il « reimagine » – du nom de la plus emblématique d’entre elles – ses images et refuse tout type d’enfermement. Non au cadre. Non aux règles. Le communisme règne sur le pays depuis la Seconde guerre mondiale, Nicolae Ceausescu le dirige depuis 1965 et la police politique secrète mène la danse macabre. Les conversations se déroulent à voix basse. La Securitate tient chaque Roumain à la gorge.
Entré aux Beaux-Arts de Bucarest, Christian Paraschiv en sort diplômé en 1978. Sa peinture d’alors s’intéresse à des formes antiques s’effondrant sous le poids de l’histoire ou peut-être simplement du temps. La matière craque et vient innerver des couleurs ocres, bleu céladon et terre (série Tumulus). Cette même année, des dessins associent des corps et des machines. Dans l’espace d’exposition, Féminin-Masculin (notre photo d’ouverture) et Féminin-Masculin II en témoignent. L’homme y apparaît stylisé, couché sur des mécanismes prêts à l’électrocuter ou à l’écraser. Sans certitude. Masculin-Féminin (1980-1983) sera plus explicite, comme l’écrit Sébastien Gokalp dans la monographie consacrée à l’artiste : « La série, où des parties de corps suggestifs fusionnent avec des formes géométriques et se fondent en cocons, s’interrogeait sur l’identité et la contrainte du corps par des formes et des systèmes exogènes. » Ne lit-on pas que le régime Ceausescu a été jusqu’à réglementer le nombre de calories à absorber par jour, à contraindre les femmes à des examens médicaux sur leur lieu de travail pour savoir si oui ou non elles étaient enceintes et empêcher ainsi toute velléité d’avortement. Le corps, bien incontestable de l’humain et aussi source de plaisir légitime, est ainsi régenté, manipulé, confisqué. Un corps que Christian Paraschiv met en scène depuis ses débuts au cours de très nombreuses performances photographiées ou filmées. Un corps qu’il faut relier aussi à la présence prégnante de la religion orthodoxe en Roumanie où aspirer à la spiritualité n’était pas interdit dès lors que le matérialisme d’état pouvait prospérer. « Comme Jésus-Christ, je suis né un 24 décembre. En dupliquant des morceaux de ma peau, je répète le miracle du corps du Christ : je reste en vie, grâce à mon sacrifice. » (2)
Mais le corps n’est pas le territoire exclusif de l’oppression subie par les Roumains. Leurs villes, leurs paysages, leur horizon sont atteints. Il ne s’agit pas de moderniser, mais de démolir et de remplacer. Les anciennes constructions font place à des barres d’immeubles en béton. Au principe d’égalité se substitue celui de systématisation, au charme de la diversité celui de la « réduction » des inégalités. Tous les discours sont faussés. L’histoire est arrangée. Vivre au quotidien est un combat. L’air se raréfie. En 1985, la maison des artistes de Bucarest refuse de laisser partir pour l’Allemagne la série Masculin-Féminin, jugée probablement trop subversive et/ou non conforme à l’esthétique du régime. L’année suivante, Christian Paraschiv se rend en France pour recevoir un prix et décide d’y rester. Il s’installe à Paris et y travaille depuis lors. Trois ans plus tard, le régime de Ceausescu s’effondre. Le dictateur et sa femme sont exécutés. Mais le mal est fait et ne peut pas être effacé. L’artiste ne revient pas sur ses pas.
Dans l’exposition, une machine à écrire pétrifiée en 1987 est posée sur un socle blanc. Alors même que le charriot est en position de recevoir les premières frappes, la feuille a disparu, le clavier et le reste reposent sous une gangue de matière. Une chape de gris s’est déposée sur les mots. L’artiste ne rompt pas. Son œuvre grandit avec lui. Au mur, un périmètre est délimité par quarante carrés dorés sur lesquels transparaît une partie de son corps. A l’intérieur de ce rectangle, une peau de mouton arbore à la peinture rouge un marteau qui croise une faucille plantée en plein cœur d’une étoile. Cette étoile est celle de David. Si l’artiste la glisse souvent dans son travail, accompagnée des attributs d’un communisme triomphant, c’est pour signifier, au-delà du sort funeste des Juifs, tous les traumatismes nés des totalitarismes. Juste à côté, quatre peintures à caractère religieux et décoratif ont été retouchées. Là encore, les symboles du communisme s’imposent, la dorure éclate. Le Christ, bras ouverts, porte une effigie de Lénine sur le torse. « En Roumanie, la culture de l’orthodoxie, de l’or, est évidemment très présente. Ces éléments rémanents se retrouvent dans de nombreuses pièces jalonnant l’œuvre de Christian Paraschiv. Ces petites peintures, par exemple, sont particulièrement intéressantes. Si elles sont incontestablement une critique de l’orthodoxie et des régimes autoritaires, il faut se souvenir tout de même que beaucoup d’artistes roumains, pour gagner leur vie, restauraient les églises. Il est encore possible aujourd’hui d’en croiser dans le nord de l’Italie », explique Jannick Thiroux.
L’œuvre de Paraschiv renaît inlassablement d’elle-même. La matière renvoie sans cesse au symbole, la peau au corps, la fourrure à l’animal, le bois à la campagne, l’or à la religion, la faucille au communisme, le noir au langage… Charbon de bois, cire, graisse, métal, silicone, jambon… les matières se répondent, s’assemblent, se fondent. L’artiste les utilisent dans leur diversité et leur offre toujours des destinées inattendues. Ici, le plomb ne scelle pas de cercueil, il participe à la maturation de l’ensemble, à la poursuite du grand œuvre. Disposés sur une table lumineuse, des carrés de résine renferment peau de culture, sperme, poils, sang, salive, garantis par la présence d’une étiquette de papier portant le nom de l’artiste et celui de la « microbiologie performance » : La Peau/Le Corps. « Très tôt, Christian Paraschiv a l’intuition que la peau pourra être cultivée. Il va utiliser la sienne, la mettre en culture, grâce à la collaboration d’un dermatologue de l’hôpital Cochin Tarnier, et y ajoutera des phanères. Lors de l’exposition Les immatériaux, en 1985 au Centre Pompidou, le public avait pu découvrir une peau en culture dans une boîte de Pétri, donc dans un cercle. Paraschiv, lui, opte pour le carré. Les pièces juxtaposées composent un damier, forme omniprésente dans son travail, et réassemblent un corps », précise Jannick Thiroux. L’œil revient sur les photographies quadrillées, colorées, découpées… Dans la monographie, à la page 117, la grand-mère, la mère et la tante de l’artiste posent dans leurs plus beaux atours. Leurs vêtements sont teintés par endroit et leurs visages portent des masques délicats mais noirs. Nous sommes de retour en 1970, l’année de l’écriture bleue sur les pages froissées : « Les racines commençaient à sortir de la terre et elles m’entouraient de partout, en me transformant en pelote de laine, en lavant les bords distincts ; des fils sortaient de moi, des racines retournaient sur elles-mêmes, j’étais enveloppé de silence et je sentais que le monde n’était nulle part. »
(1) Ces citations sont extraites de Nomos-Christian Paraschiv, une monographie composée de trois essais et d’un ensemble rétrospectif de l’œuvre du plasticien. Elle a été produite par les instituts culturels roumains de Bucarest et de Paris. Ont contribué à l’ouvrage Sébastien Gokalp, Christian Jouret, Alain Oudin, Silvia Paraschiv et Jannick Thiroux.
(2) Citation extraite du catalogue Il veut baiser les planètes, Agnès Giard (2008), reproduite dans la monographie Nomos-Christian Paraschiv, p. 67.