Depuis 2017, le Domaine de Chaumont-sur-Loire propose chaque année une programmation automne-hiver placée sous le signe de la photographie. Baptisée Chaumont-Photo-sur-Loire, elle réunit dans le cadre de sa troisième édition une centaine d’images inédites de six artistes d’horizons divers, portant tous un regard poétique sur le monde tout en partageant un goût singulier pour la nature et les paysages, environnant le château comme témoignant de contrées méconnues. « Trois artistes expriment, de manière très originale et très différente leur relation particulière à la Loire, précise Chantal Colleu-Dumond, directrice du Domaine de Chaumont-sur-Loire et commissaire de l’exposition. C’est le cas de l’Américain Jeffrey Blondes, dont l’objectif est de nous faire saisir, à l’issue d’un travail d’une année entière, l’essence du temps et des infinies variations de lumière et de couleur de paysages intemporels, Manolo Chrétien nous plongeant, quant à lui, dans les remous insaisissables et envoûtants du fleuve. Henry Roy, également fasciné par la Loire, a fait, dans le cadre d’une résidence, le portrait photographique du Domaine et restitué son immersion dans le site par le texte, autant que par l’image. Le grand photographe coréen Bae Bien-U nous entraîne, quant à lui, dans la contemplation des Orums, d’hypnotisantes collines volcaniques de l’île de Jeju, aux formes abstraites et picturales, tandis que Juliette Agnel a rapporté d’un voyage au Soudan du Nord des images d’une intensité et d’une intemporalité exceptionnelles. Le photographe mexicain Juan San Juan Rebollar nous fait, enfin, partager sa passion pour la poésie graphique des végétaux. »
Les habitués du château de Chaumont-sur-Loire comme les visiteurs le découvrant pour la première fois gardent immanquablement en mémoire une image, celle du fleuve s’écoulant doucement en contrebas. La Loire, ses paysages, la variété de sa faune et de sa flore ont souvent inspiré les artistes des siècles passés, et continuent de nourrir l’inspiration des créateurs contemporains. Parmi eux, l’Américain Jeffrey Blondes est venu s’installer il y a une trentaine d’années en Indre-et-Loire en tant que peintre et photographe, avant d’adopter pour médium privilégié la vidéo il y a quatorze ans. « Mon travail s’inscrit dans le long terme et fait écho au rythme très lent de la nature, explique-t-il. La caméra, comme la peinture l’était avant, est souvent pour moi une excuse pour fixer, observer ; c’est presque de l’ordre de la méditation, de la contemplation. D’ailleurs, lorsque je travaille, je perds la notion du temps. » Dans la Galerie Basse du Fenil, un très large écran mural diffuse alternativement deux plans fixes de douze minutes chacun, fruits d’un an de tournage – à raison de deux heures par mois, pendant six mois à l’aube et six autres au crépuscule – depuis deux points situés respectivement sur les rives est et ouest du fleuve. Les variations de lumière et de couleurs s’y font aussi imperceptibles qu’envoûtantes, invitant à ralentir, à suivre « ce rythme que nous vivons parfois quand on regarde la Lune monter au-dessus des arbres ou la marée qui rampe sur la plage ». Au mur, deux autres versions plastiques du projet : l’une prend la forme de deux montages photographiques réunissant les images miniatures des douze séquences d’une minute de chacun des films ; l’autre de deux tableaux comme recouverts de gros pixels de couleurs, qui sont la transcription de la moyenne des teintes enregistrées durant les deux heures de tournage mensuel. Ces traductions quasi picturales des deux films témoignent de la très riche et étonnante variété de la palette pouvant s’appliquant à un même paysage au fil d’une année.
Quelques marches descendent vers les Galeries de la Cour des Jardiniers, où Manolo Chrétien présente Fusions, série de photographies grand format des plus troublantes – tant du fait de leurs tons gris et bruns que de la densité de la matière qu’elles semblent figurer –, pensée comme « un hommage à ce fleuve sublime et sauvage » qu’est La Loire, sur les bords de laquelle l’artiste a installé son atelier il y a 25 ans, à Blois. « Mon regard est très lié à un fil rouge, assez vaste, qui est celui de la gravitation terrestre et de ses effets sur les éléments, l’eau en particulier ici, mais également le ciel, les nuages ; ces mouvements que l’on vit au quotidien, qui génèrent tout ce qui est fluide. Or je traque toutes les fluidités terrestres. Et notamment La Loire, ma voisine la plus proche, fleuve d’une puissance hallucinante. » Fasciné par son mouvement et ses tourbillons incessants, le photographe en saisit le caractère presque magmatique – ici et là, un arbuste, des feuilles, une roche sont les seuls éléments discernables par l’œil –, accentué par la pause lente et un jeu de lumière qu’il affectionne particulièrement. « J’adore ce qu’on appelle l’effet peau de sardine : c’est ce moment où le soleil apparaît et provoque un contre-jour qui transforme la couleur en noir et blanc », explique l’artiste qui se décrit comme un « émerveillé permanent ».
D’un émerveillement l’autre, Henry Roy fait part de celui ressenti lors d’un premier passage à Chaumont, en 2018. « J’ai eu une espèce de coup de foudre, se souvient-il, et j’ai alors proposé à Chantal Colleu-Dumond un projet de résidence qu’elle a accepté. » Au fil de plusieurs courts séjours réalisés au fil des saisons sur un an, le photographe a dressé un véritable portrait « animiste » du lieu, en images et en textes, à découvrir dans l’Asinerie. « J’ai choisi un angle un peu particulier lié à mon origine haïtienne. Je ne suis initié d’aucune forme de spiritualité particulière, c’est juste le fruit de mon imagination, mais j’ai abordé ce travail par un angle très naturel, en m’appuyant beaucoup sur la lumière pour essayer de capturer l’esprit du lieu, d’en livrer mon ressenti. » L’eau, le feu, la terre et l’air tiennent une place essentielle dans cette œuvre aux accents proches de l’abstraction, « très indirecte », reflet sensible et poétique du Domaine de Chaumont-sur-Loire.
Direction le château, où la poésie est également, et triplement, au rendez-vous ! Emanant notamment de huit grandes photographies en couleurs sur fond noir, celles de fleurs surprises juste au-delà de leur épanouissement, comme au moment précis du début de leur dessèchement. Elles sont le fruit d’une réflexion quasi sculpturale menée par Juan San Juan Rebollar sur le temps et la beauté des choses. « J’aime les formes que les fleurs prennent à cette étape de leur cycle de vie, celle qui suit le moment où elles fanent et précède l’arrivée d’un fruit et/ou d’une graine, précise-t-il. C’est pour moi comme le miroir de mon propre dessèchement. » A travers la subtilité des couleurs comme la complexité des plis, fronces et autres froissements des végétaux qu’il parvient à saisir, c’est toute la force et la fragilité du vivant que nous offre à voir l’artiste mexicain.
Le rapport de l’Homme à la Nature et l’indispensable harmonie nécessaire à leur survie commune est au cœur de la démarche photographique développée depuis 40 ans par le Coréen Bae Bien-U. Les Galeries Hautes du château accueillent l’une de ses séries emblématiques baptisée Orums, du nom des collines typiques du relief volcanique de l’île de Jeju, située au sud de la péninsule coréenne. Tout en noirs intenses et nuances de gris comme de blanc, ses images inspirées des techniques de peinture à l’encre dévoilent un paysage dénudé et épuré, souligné ça et là par des lignes de crêtes. Ondulant d’un panneau à l’autre d’un grand triptyque vertical, magnifique ensemble présenté dans la dernière salle, ces dernières évoquent immanquablement les courbes d’un corps féminin.
Autre contrée lointaine et sans nul doute plus inaccessible encore, le Soudan du Nord constitue le terrain d’exploration du travail proposé à Chaumont-sur-Loire par Juliette Agnel. Fruits d’un séjour imaginé par Chantal Colleu-Dumond et organisé en juin dernier avec l’aide sur place des ambassades de l’Union européenne et de la France, Taharqa et la nuit (Les nocturnes)* et Un voyage dans le temps sont deux séries qui nous emmènent au cœur des architectures oubliées du pays des pharaons noirs, que d’aucuns considèrent comme étant le berceau de l’humanité. La première est un ensemble de photomontages tirés sur un papier très mat, ce qui accentue le sentiment de pénétrer dans un monde étrange, quasi fantastique, dont les paysages aux tonalités brunes sont saisis la nuit, sous des cieux intensément étoilés (notre photo d’ouverture). « Dans tous ces espaces désertiques, abandonnés, la relation aux cieux, aux astres, convient d’autant plus selon moi à provoquer une bascule vers un monde imaginaire », explique la photographe.
La seconde série est un travail en argentique, noir et blanc, dans laquelle la photographe joue avec les négatifs, instaurant une atmosphère complètement différente. Une vidéo vient compléter sa proposition : l’on y voit un jeune homme, filmé de dos, vêtu d’un sweat-shirt à capuche, avancer vers un horizon parsemé de constructions de pierre tout en shootant dans ce qui semble être un gros caillou ou un fruit. Cadre commun à l’ensemble, les ruines de Méroé, cité antique de Nubie qui fut le cœur du royaume de Kouch, puissance majeure de la région du VIIIe siècle au IVe siècle avant J.-C.. Une histoire à fort écho pour Juliette Agnel, qui étudia dans les années 1990 non seulement les arts plastiques, mais également l’ethnologie, et fit par la suite de nombreux déplacements en Afrique. « Ce voyage a été très fort, assez incroyable, bouleversant, glisse-t-elle. Il y avait là-bas quelque chose de très primitif, l’idée prégnante de la création de l’homme. Et puis, c’est un pays qui n’est pas visité, du coup tout était découverte d’une richesse extrême, celle de vestiges fous dont on ne parle que très peu par rapport à ceux d’Egypte. » Plus de 70 pyramides, toutes des tombeaux, sont répertoriées sur le site de Méroé, choisi par nos ancêtres « pour ses résonances énergétiques, autant cosmiques que telluriques, très fortes ». « Chaque lieu visité est doublement habité de forces, poursuit Juliette Agnel. C’est magnifique, il y a quelque chose d’un réel voyage dans le temps. » Et ses photographies nous en font admirablement partager le caractère magique et extraordinaire.
* D’origine nubienne, Taharqa est considéré comme le dernier grand pharaon. Il a régné de -690 à -664 avant J.-C..