Donner un mot en pâture. Un mot étincelle. Le laisser infuser, s’insinuer et exploser en un nombre incontrôlé de phrases. Eviter la question qui fâche, qui met en avant, qui cherche sa réponse. Laisser l’interlocuteur libre d’offrir un souvenir, un poème, une pensée. Chaque artiste qui s’adonne à ce jeu montre son caractère : rêveur ou terre-à-terre, pragmatique ou théorique, enjoué ou grave, spontané ou réfléchi… Faire des associations d’idées, faire un coq-à-l’âne, s’amuser, se raconter, partager. Ainsi va le Jeu des mots. Alors que la 9e édition de fotofever paris prévue au Carrousel du Louvre du 13 au 15 novembre 2020 a été annulée pour cause de pandémie, sa fondatrice et directrice Cécile Schall a accepté d’y jouer.
Enfance
Je suis fille unique et j’ai été élevée par ma mère chez mes grands-parents jusqu’à l’âge de 7 ans. Mon enfance a été remplie de solitude et d’effervescence. D’un côté, l’indépendance d’une enfant sans frères et sœurs, de l’autre la joie de la tribu que nous formions avec mes cousins-cousines. D’un côté, Paris, l’école, beaucoup de sport et d’activités artistiques, de l’autre La Baule, la plage, le tennis, bateau, la gym… D’un côté, beaucoup d’indépendance, de l’autre beaucoup de compagnie. Nous étions dix enfants du même âge et deux sont arrivés quelques années plus tard. J’avais 50 ans d’écart avec ma grand-mère, qui est décédée dans sa cent-unième année. Je me souviens aussi des déjeuners dominicaux et des mercredis avec deux de mes cousines. Le sport et les activités artistiques ont été déterminantes dans ma vie. Je passais des heures à faire des dessins géométriques en noir et blanc très minutieux sur des feuilles à petits carreaux. Il y avait aussi cette prof d’arts plastiques avec laquelle je faisais beaucoup de collages. J’adore toujours ça. L’enfance est un véritable terreau sur lequel chacun pousse. A l’adolescence, je me suis passionnée pour les timbres. Alors que je m’étais prise au jeu de l’achat et de la revente, j’ai rencontré un philatéliste qui cherchait quelqu’un pour valoriser ceux qu’il achetait puis revendait aux enchères. Je les disposais un à un par thématique dans une succession de planches noires. Je mettais en scène ces timbres sur des feuilles comme j’aurais pu accrocher des tableaux sur un mur. Un beau classeur est toujours plus attrayant qu’un sachet de timbres en vrac… Grâce à ce job, j’ai pu me payer ma mobylette !
Image
Il y a les images qu’on retient et celles que l’on retrouve. Celles qui nous permettent de nous replonger dans une atmosphère, une expérience, un état… et celles qui permettent de découvrir, de s’accoutumer à un paysage, un objet, une œuvre, comme celles aperçues dans les livres, à la télé ou sur des cartes postales. Si l’image sert ainsi à appréhender une situation ou une chose, elle ne peut pas restituer à l’identique l’expérience sensible du réel ou provoquer la même émotion qu’une œuvre en présence. J’ai vécu plusieurs fois cette expérience. Se tenir face aux montres molles de Dali, par exemple, fut un choc alors même que j’avais vu ce tableau dans de nombreux ouvrages. L’image de l’œuvre permet de se préparer à sa rencontre. C’est important mais ce n’est pas la rencontre. Dans cette même idée, quand j’évoque la photographie, je ne parle pas de l’image que l’on peut regarder sur un téléphone ou un ordinateur mais de l’objet.
Collection
Certaines personnes s’imaginent que la collection est un amas de choses constitué de façon compulsive. Ça peut être ça mais ce n’est pas que ça. Une collectionneuse me disait : « La collection commence à deux œuvres entre lesquelles s’instaure un dialogue ». C’est très vrai. Collectionner, c’est avant tout s’entourer d’œuvres que l’on aime, qui nous ressemblent, nous parlent, nous interrogent, nous émeuvent… et avec lesquelles nous avons envie de vivre au quotidien. Une collection ne se range pas dans un tiroir. Elle s’accroche et nous travaille jour après jour. La collection est un autoportrait, un formidable levier pour apprendre à mieux se connaître, se comprendre. Elle n’induit pas forcément d’acquérir des centaines d’œuvres, seulement des objets choisis en toute conscience. Il faut avoir confiance en ses choix.
Temps
Je n’ai pas trop la notion du temps qui passe ce qui explique probablement que je n’accorde pas assez d’importance à chaque instant. Quand je m’oblige, comme maintenant, à y réfléchir, je comprends le caractère unique de chaque moment mais majoritairement je n’y pense pas. Peut-être est-ce pour cela que certains événements se répètent ? Peut-être que ces répétitions existent pour nous obliger à vivre en conscience ? J’éprouve un sentiment d’étrangeté par rapport à cette notion de temps. Malgré les années qui passent, j’ai l’impression de regarder la vie avec les mêmes yeux qu’il y a 20 ans mais je sais qu’il n’en est rien. Je vis sans me préoccuper de la fin car j’ai accepté qu’elle était inexorable.
Photographe
Un mot qui m’évoque ma famille paternelle bien sûr, mon arrière-grand-père, mon grand-père et mon père mais aussi le domaine professionnel dans lequel j’ai choisi de me réorienter il y a 15 ans. Dans mon métier, je trouve le mot « photographe » réducteur. Je préfère utiliser « artiste » car trop de gens assimilent le photographe à celui qui prend une photographie et aujourd’hui tout le monde en est capable. Tout le monde peut documenter sa vie grâce à son téléphone mais tout le monde ne peut pas véhiculer un message, créer un univers, saisir la personnalité d’un modèle… Quand la photographie est née, il y avait un côté très technique et la prise photographique était un événement exceptionnel. Puis l’activité s’est diversifiée. Mon grand-père, par exemple, se disait photographe-illustrateur parce que ses photographies illustraient des articles dans des magazines. Mon père était, pour sa part, photographe publicitaire. Le premier s’appliquait à saisir le regard des gens, le second à réaliser des natures mortes. Il y a donc une multitude de métiers représentés au sein d’un même mot, une multitude de domaines dans lesquels évoluer et pratiquer : la mode, le journalisme, le cinéma, la nature, la création plastique… La liste est longue et les savoir-faire très nombreux. Parallèlement à l’évolution des pratiques, le regard sur la photographie a lui aussi beaucoup changé. Ainsi, certaines photographies sont passées du statut d’objets techniques à celui d’objets d’art. Si chaque photo recèle une part de l’âme de son créateur, toutes les photographies ne sont pas réalisées par des artistes. C’est important de s’entendre sur les mots.
Exposition
C’est une création faite à partir de créations ! Un commissaire ou directeur artistique s’empare d’une thématique ou d’un corpus d’œuvres donné pour raconter une histoire grâce à une mise en scène. Donnez les mêmes œuvres à des personnes différentes et vous n’obtiendrez pas la même exposition. Il est donc souhaitable de considérer le scénario proposé car il influence forcément le regard que l’on pose sur les œuvres exposées. Dans tous les cas, l’exposition doit être faite pour faciliter la rencontre avec les œuvres, pour donner envie au public d’en savoir plus sur un artiste, un mouvement…
Eclectisme
J’adore l’éclectisme. Souvent ce mot est utilisé comme une critique négative et c’est dommage. L’éclectisme est une valeur prônée par fotofever, la promouvoir est une formidable façon de s’adresser à une multitude de gens aux sensibilités et approches diverses. Mettre en scène cet éclectisme est une façon de permettre à chacun de rencontrer l’œuvre qui lui correspond. J’ai organisé 17 foires d’art, 17 expériences différentes mais parcourues par la même conviction que chaque visiteur pouvait y trouver une œuvre susceptible de lui parler. C’est essentiel de donner à voir cet éclectisme. Je me souviendrai toujours de la réaction de ma tante qui, après avoir visité la première édition de fotofever, m’a dit avoir été heureuse de découvrir ce que pouvait être la photographie d’aujourd’hui. Elle était arrivée avec l’idée que ne seraient exposées que des clichés dans l’esprit du Baiser de l’Hôtel de Ville de Doisneau. Montrer l’éclectisme, c’est montrer la diversité.
Transmission
Comme pour le temps, la transmission est une notion que j’appréhende avec difficulté. Probablement parce que je n’ai longtemps connu qu’une partie de ma famille. Du côté maternel, la transmission se faisait naturellement tandis que du côté paternel, elle était inexistante. Tout ce qui relevait de l’expérience d’une part, a dû faire l’objet d’une recherche d’autre part. D’un côté, il y avait un don, de l’autre, une quête. Le paradoxe d’une telle situation est que l’on pense plus à ce qui n’a pas été transmis qu’à ce qui l’a été. J’ai donc fait beaucoup de recherches généalogiques concernant la famille de mon père, je me suis plongée deux ans dans les archives photographiques de mon grand-père. Ce fût difficile mais cela m’a construit. La manière dont j’envisage la transmission est donc obligatoirement liée à cette histoire particulière ; ce que j’ai transmis à mon fils aussi. Je pense que chacun doit faire le tri dans les valeurs, habitudes, récits… familiaux dont il hérite. Certaines choses peuvent être accueillies et d’autres rejetées. Pour ma part, je ne veux rien imposer et j’espère seulement lui avoir donné le goût de l’indépendance, de l’autonomie et de la liberté. La transmission doit relever de l’expérience et non de règles. Je ne les aime pas trop !
Galerie
C’est un lieu dans lequel chacun peut découvrir des œuvres gratuitement. Ceci dit, l’important dans une galerie, c’est le galeriste. Choisir ce métier n’est pas choisir la facilité. Il faut dénicher et promouvoir des talents, réaliser des expositions et des catalogues, participer à des foires, entretenir des relations avec les collectionneurs et les instituions pour provoquer l’achat et la diffusion des œuvres, etc. Les tâches sont nombreuses et ne permettent pas toujours au galeriste d’être disponible pour ceux qui poussent la porte de son établissement. J’ai toujours adoré rencontrer des galeristes sur les foires mais je reste encore intimidée à l’idée d’entrer dans une galerie. Souvent elles manquent de vie et n’affichent pas les prix, deux choses qui tiennent les visiteurs à distance. Une galerie n’est pas un musée, toutes les œuvres y sont à vendre. Je milite pour que le public se sente autorisé à y entrer et qu’il soit amené à considérer l’achat d’une œuvre comme étant de l’ordre du possible et non comme le privilège d’un autre. fotofever a toujours eu pour vocation de rendre plus facile le contact avec les galeristes et la rencontre avec les œuvres.
Liberté
J’entends ce mot non comme un concept philosophique, une abstraction, mais comme une expérience au quotidien. La liberté est une valeur des plus importantes qui se doit d’être considérée à l’aune de la moindre de ses actions. La liberté, c’est choisir dans un cadre ce qu’on veut pour soi et cela dans tous les domaines, notamment professionnel. Longtemps, je ne me suis pas autorisée à entreprendre et après vingt-cinq ans de salariat dans de grandes entreprises, j’ai sauté le pas. Cette liberté-là est comme les autres, elle a un prix. Il m’a fallu renoncer à la sécurité. Se donner le choix est essentiel. Nous sommes souvent trop contraints par des schémas de pensée, par une éducation, par un environnement… Mais la liberté de choisir induit la capacité d’assumer ses choix. Nous avons la chance de vivre dans une démocratie qui nous permet de décider de beaucoup de choses pour nous-mêmes, ce serait dommage de gâcher cette liberté. Beaucoup ne l’ont pas. Nous sommes chanceux.