Clap de fin pour la Biennale de Venise

Dernier week-end pour la 60e exposition internationale d’art de Venise. Pour ceux qui y sont et surtout pour les autres, ArtsHebdoMédias propose une sélection de dernière minute. S’il fallait choisir… A noter que la commission de sélection organisée par l’Institut français a désigné Yto Barrada pour représenter la France dans deux ans. L’artiste franco-marocaine, qui vit et travaille entre New York et Tanger, a été choisie « pour sa pratique multidisciplinaire qui fédère diverses communautés artistiques et sociales en quête d’une nouvelle utopie. Chercheuse iconoclaste, artiste totale et sans frontières, elle réinvente la “sculpture sociale” à la lumière des pédagogies alternatives et transforme les canons du modernisme en un jardin pluriel ». A ce stade, nous ne pouvons qu’attendre son projet et espérer qu’il enthousiasmera la Sérénissime !

Above Zobeide de Wong Weng Cheong, Macao à Venise. Événement collatéral

Entrons dans la pénombre et ouvrons les yeux. Ici, la nature est défaite. Habitée par de placides herbivores grimpés sur des pattes-échasses, elle n’est que rocaille et végétation séchée. Rien ne pousse, si ce n’est dans notre imagination. Des constructions autoritaires portent des caméras, tel l’avant-poste d’une civilisation recroquevillée et finissante, adepte de la surveillance et de la manipulation du vivant. Depuis 2018, Wong Weng Cheong (né en 1994 à Macao, Chine) met en scène des herbivores mutants dans des paysages qui brouillent notre perception. L’étrangeté de la morphologie des bêtes mais aussi des architectures fait d’Above Zobeide une dystopie immersive. S’il est impossible de chasser l’idée d’une dérive autoritaire, d’un chemin sans issu, ce n’est pourtant pas l’inquiétude qui règne mais l’impression flottante d’un songe. « Les villes comme les rêves sont faites de désirs et de peurs, même si le fil de leur discours est secret, leurs règles absurdes, leurs perspectives trompeuses ; et toute chose en cache une autre », écrit Italo Calvino (Les villes invisibles, roman inspirant de 1972 qui caractérise le titre de l’exposition). Dans une pièce attenante, seize écrans diffusent les images du monde d’à côté et peut-être plus. Les visiteurs sont pris dans leur flux, ils jouent le rôle des étrangers (respectant ainsi la thématique de la Biennale « Foreigners Everywhere », Étrangers partout) dans cet espace aux confins de l’urbain et de l’ailleurs. Les images apparaissent en léger différé ce qui nous offre pour quelques instants le don d’ubiquité. Au mur, des scènes pastorales inattendues. Le regard suit l’errance solitaire d’autres animaux mutants. Et l’horizon s’élargit.

Above Zobeide de Wong Weng Cheong, 2024. ©Photo MLD
Above Zobeide-Passersby, Wong Weng Cheong, 2024. ©Photo MLD
Wandering In Wilderness, Wong Weng Cheong, 2023-2024. ©Photo MLD

Courtyard of Attachments de Trevor Yeung, Hong Kong à Venise. Événement collatéral

Nous entrons dans l’exposition de Trevor Yeung (né en 1988 à Guangdong, Chine,) comme dans un magasin hongkongais. Deux aquariums sont disposés sur des meubles d’occasion. Des plantes en plastique en égayent le fond et de l’eau glougloute. Elle coule sûrement quelque part car c’est de bon augure pour le commerce ! Dans une vitrine des sphères aux allures semi-précieuses sont censées attirer richesse et fortune. Les visiteurs s’initient ainsi à quelques habitudes culturelles chinoises tout en poursuivant leur découverte de la « boutique ». Loin de reconstituer la totalité d’une animalerie, l’artiste se contente de quelques objets qui nous mettent sur la piste. Une drôle d’installation renferme, nous dit-on, une tornade miniature – symbole pour Trevor Yeung du phénomène social – obtenue grâce à un dispositif technique important et volontairement exposé pour évoquer la lourdeur des mécanismes qui encadrent la société. Le propos se précise dans la dernière pièce. L’espace sans fenêtres renferme des étagères remplies d’aquariums. Dans une ambiance de discothèque glauque, l’œil cherche les poissons mais ne les trouve pas. Des miroirs renvoient nos bobines. Nous voilà à leur place ! Serions-nous à notre insu les dociles protagonistes d’une farce planétaire ? Manipulés pour être vendus ? Me vient à l’esprit le slogan qui dénonce la monétisation de nos données personnelles récoltées sur le web : « Si c’est gratuit, c’est que vous êtes le produit ! » Il y a de ça.

Two Unwanted Lovers, Trevor Yeung, 2024. ©Photo MLD
Rolling Gold Fountain, Trevor Yeung, 2024. ©Photo MLD
Little Comfy Tornado, Trevor Yeung, 2024. ©Photo MLD
Cave of Avoidance (Not Yours), Trevor Yeung, 2024. ©Photo MLD

swell of spæc(i)es de Josèfa Ntjam, LAS Art Fondation. Événement collatéral

Avez-vous déjà assisté à la naissance d’un univers ? Telle est la proposition de swell of spæc(i)es. Confortablement installés face à un écran XXL incurvé, les visiteurs sont conquis. Ils découvrent un nouveau mythe de la création, qui bat en brèche les « discours hégémoniques sur l’origine, l’identité et la culture », et dans lequel le plancton devient un élément commun à l’océan et l’espace, aux domaines biologiques et mythiques, aux passés et futurs alternatifs. La magie opère dans un syncrétisme débridé sur fond de cosmogonie Dogon. Reconstitutions 3D de différentes formes de vie sous-marines, scans de statues muséales d’Afrique de l’Ouest et photographies témoignant de mouvements historiques d’indépendance ont servi à la réalisation des créatures du film, qui évoluent dans un environnement mélangeant paysages marins et cosmiques. Avec Josèfa Ntjam (née en 1992, à Metz, France), l’épopée de la vie se raconte en grand. Accompagné d’une création sonore signée Fatima Al Qadiri, swell of spæc(i)es déploie un récit mêlant histoire, sciences, philosophie, mythologies, rituels, symbolisme et science-fiction. L’œuvre est « un processus alchimique en perpétuelle agitation, l’alliage de gènes ancestraux avec de nouvelles technologies de création d’images », explique l’artiste. Dans la salle, trois sculptures accompagnent le film. Deux d’entre ressemblent à des méduses douées de parole. Elles racontent les divers tableaux du film. La troisième, tel un œuf extraterrestre aussi géant que sensible, réagit aux stimuli sonores de l’environnement et accueille en elle qui souhaite se reposer. A quelques canaux de là, le Satellite Space s’attache exclusivement au plancton. L’artiste extrapole alors les différents échanges qu’elle a eu avec des scientifiques de l’Université de Cardiff et de l’Institut des sciences de la mer (ISMAR) de Venise pour établir un parallèle entre les tactiques d’hybridation et de résilience des planctons – le phytoplancton produit la moitié de l’oxygène de la planète – et les histoires, comme les communautés, qui sont au cœur de ses recherches. A l’ISMAR, les visiteurs sont invités à participer à la prolifération d’un plancton numérique qu’ils obtiennent en utilisant la bibliothèque de formes rassemblées par l’artiste. « La dimension non anthropocentrique de ma pratique consiste à dissoudre la séparation entre l’humain et le non-humain, entre la nature et l’histoire, deux processus qui sont toujours entrelacés. Je pense que notre perception de la nature est vraiment révélatrice de la manière dont les groupes dominants assignent des positions spécifiques à l’autre, et c’est l’un des mécanismes de pouvoir que j’essaie de déconstruire dans ma pratique. » Tout aussi ludique qu’instructif.

swell of spæc(i)es, Josèfa Ntjam, film, LAS Art Foundation. ©Photo MLD
swell of spæc(i)es, Josèfa Ntjam, film, LAS Art Foundation. ©Photo MLD
swell of spæc(i)es, Josèfa Ntjam, film, LAS Art Foundation. ©Photo MLD
Satellite Space de Josèfa Ntjam, installation interactive permettant au public de créer son propre plancton. ©Photo MLD

Art of Seeing – States of Astronomy, Pavillon de Géorgie

Il y a tout dans ce pavillon pour attirer les amateurs d’art, forcément passionnés par l’histoire de l’art. Car la Géorgie a décidé de confier à la commissaire Julia Marchand (France) et au chercheur David Koroshinadze (Géorgie) le passionnant défi de présenter une pièce majeure du livre illustré : Maximiliana ou l’exercice illégal de l’astronomie, fruit d’une collaboration entre le peintre allemand Max Ernst et le poète et éditeur géorgien, Ilia Zdanevitch, dit Iliazd, qui se sont connus à Paris en 1921. Nous voilà donc plongés dans une période quasi mythique du XXe siècle, où se croisent Picasso, les Delaunay, Eluard, Breton, Tzara et bien d’autres, dans un chaudron bouillonnant propre à nouer des amitiés vives. Passionné par les étoiles et leur influence sur l’humanité depuis la nuit des temps, Iliazd propose à Ernst de s’emparer de textes relatifs à l’étoile Maximiliana écrit par Ernst Wilhelm Tempel (1821-1889), lithographe allemand devenu astronome et connu pour son approche non conventionnelle de la discipline et pour avoir été négligé par ses contemporains en raison de son manque de formation académique. Est-ce parce qu’il est impossible de résumer le propos sans digresser sans cesse que les artistes français Juliette George et Rodrigue De Ferluc ont créé un mobilier à tiroirs ? Il est amusant de le croire. Inspiré de la typographie imaginée par Iliazd, la remarquable pièce occupe l’espace principal du pavillon et invite les visiteurs à découvrir les merveilles que renferme l’ouvrage : les gravures d’Ernst, où apparaissent tant des êtres que des hiéroglyphes imaginaires, et les inventions typographiques d’Iliazd, telles des constellations de lettres et de mots. Dans la salle suivante, l’artiste géorgien Nika Koplatadze interprète à son tour Maximiliana dans une série d’étonnants et touchants livres d’artiste inspirés par des cartes stellaires et autres sujets cosmiques.

Art of Seeing – States of Astronomy, Pavillon de Géorgie. ©Juliette George et Rodrigue De Ferluc , photo MLD
Extrait de Maximiliana ou l’exercice illégal de l’astronomie, Max Ernst et Iliazd. ©Photo MLD
Vue du Pavillon de la Géorgie. ©Photo MLD
Livre d’artiste signé par Nika Koplatadze. ©Photo MLD

Hora Lupi d’Edith Karlson, Pavillon de l’Estonie

Avant de décrire cette énième découverte, il faut préciser combien l’immense chasse au(x) trésor(s) à laquelle Venise nous convie tous les deux ans est unique tant par la ville d’exception qui l’accueille que par les leviers d’imaginaire et de sensibilité que des artistes venus du monde entier nous offrent. Ainsi à l’approche de l’église Santa Maria delle Penitenti, le flair aiguisé reconnaît tous les signes d’une envolée artistique inspirée. Le nez à la hauteur d’un genou, nous levons les yeux. La scène est mythique : trois personnages armés de pierre et de massues tentent de stopper l’avancée de l’inévitable serpent. Aux prises avec une réflexion sur la nature de l’homme et la brutalité de son instinct, Edith Karlson (née en 1983 à Tallinn, Estonie) explore les pulsions premières de ce dernier et s’interroge sur une possible rédemption dans un monde absurde et violent dont elle affirme néanmoins la poésie. L’artiste a investi le lieu dans les moindres détails. Ses sculptures renvoient aux mythes comme aux contes populaires. Créatures hybrides, pleureuses, chat à deux têtes, cigognes immaculées, œufs prêts à éclore ou déjà brisés, masques mortuaires, ou cabinet de curiosités emplis de vanités, nous invitent à prendre la mesure de l’expression de la vie. Qu’est-ce que naître ? Comment maîtriser cette énergie qui circule en en nous ? Quelle est notre nature ? Dans ce refuge pour les repentis, la proposition d’Edith Karlson prend tout son sens.

Vue d’Hora Lupi, Edith Karlson, Pavillon de l’Estonie. ©Photo MLD
Vue d’Hora Lupi, Edith Karlson, Pavillon de l’Estonie. ©Photo MLD
Vue d’Hora Lupi, Edith Karlson, Pavillon de l’Estonie. ©Photo MLD
Vue d’Hora Lupi, Edith Karlson, Pavillon de l’Estonie. ©Photo MLD

D’illustres artistes français exposent durant la Biennale

À l’occasion de la 60e exposition internationale d’art, la Fondation Louis Vuitton a invité Ernest Pignon-Ernest à présenter Je est un autre, qui témoigne de la présence de la figure de l’« étranger » dans l’œuvre de ce dernier dès les années 1960. Au cœur de l’accrochage, deux nouveaux visages, ceux de deux grandes poétesses, la Russe Anna Akhmatova et l’Iranienne Forough Farrokzhad, qui viennent heureusement compléter dans l’œuvre ceux de Pasolini, Rimbaud, Artaud et Genet. L’exposition (très réussie) est prolongée jusqu’au 12 janvier 2025. De son côté, la Fondation Pinault a offert la Punta della Dogana à Pierre Huyghe. Rassemblant un ensemble d’installations, dispositifs et vidéos, Liminal propose de cheminer dans le noir (ou presque) d’un monde quelque peu inquiétant, peuplé d’entités « humaines et non-humaines, affectées par des phénomènes naturels ou artificiels ». Nous nous disons qu’il faudrait lire pour comprendre mieux. Mais est-ce bien nécessaire ? N’avons-nous pas été intéressés, surpris, intrigués, effrayés et parfois amusés comme lors de la lecture d’un bon roman ou de la projection d’un bon film. Alors… mission réussie ! L’artiste est présent à Venise pour la fin de l’exposition, une rencontre avec le public est prévue au Teatrino du Palazzo Grassi (sans plus de détails). Pour clore ce dernier aperçu de la Biennale and co, direction le Musée Fortuny pour retrouver la main sensible et experte d’Eva Jospin. Pour Selva, des tableaux et des architectures, aussi minutieuses que mystérieuses, habitent le lieu de manière magistrale, proposant aux visiteurs de s’emparer par la beauté des questions écologiques et environnementales de notre époque. Une méthode que l’on ne peut qu’applaudir.

Vue de Je est un autre, Ernest Pignon-Ernest, Fondation Vuitton. ©Photo MLD
Vue de Liminal, Pierre Huyghe, Fondation Pinaullt. ©Photo MLD
Vue de Selva, Eva Jospin, Musée Fortuny. ©Photo MLD

Clap de fin ! Dans deux ans… à Venise !

Lire aussi> Le regard-monde de la Biennale de Venise et Impression, Venise levant.

Image d’ouverture> Above Zobeide de Wong Weng Cheong, 2024. ©Wong Weng Cheong, photo MLD