Tous les deux ans, la Biennale d’art de Venise est l’occasion de longues balades et d’explorations impromptues. Il y a les passages obligés que sont les Giardini et l’Arsenal, mais il y a surtout le plaisir de mettre au jour, au détour d’une ruelle, à l’ombre d’une église, d’un cloître ou d’un vieux palais, des « pépites » artistiques, projets insolites, drôles, savants, ou ambitieux conçus spécialement pour l’occasion. La rédaction d’ArtsHebdoMédias s’est livrée à un exercice complexe, et forcément un brin frustrant : celui d’une sélection, à la subjectivité assumée, de douze propositions à découvrir lors de cette 60e édition de la Biennale. Nous vous en livrons six aujourd’hui.
Wael Shawky conte le monde au pavillon égyptien
Lorsque le gouvernement de son pays – où il n’a pas exposé depuis la « révolution » de 2011 et ses désillusions – l’invite pour le moins tardivement – en septembre 2023 – à représenter l’Egypte à la Biennale de Venise 2024, Wael Shawky accepte – « pour avoir une voix plutôt que rien », soulignera-t-il alors – à la condition d’avoir carte blanche. Le temps de mûrir sa proposition, la guerre meurtrière d’Israël menée à Gaza en représailles au drame terroriste du 7 octobre bat son plein et l’artiste s’en fait l’écho à sa manière, subtile et décalée, en choisissant de travailler autour d’un événement ayant marqué l’histoire égyptienne et Alexandrie, ville qui l’a vu naître en 1971 : la rébellion nationaliste menée à partir de 1879 par le général Urabi pour contrer les influences française et britannique alors à l’œuvre dans la région. Elle se terminera en 1882 par une guerre anglo-égyptienne et la prise de contrôle du pays – jusqu’au départ des dernières troupes en 1956 – par l’empire britannique après le bombardement d’Alexandrie. Drama 1882 est une pièce musicale composée sur le mode de la tragédie, chorégraphiée – costumes et décors sont également de sa main – et filmée par Wael Shawky. Si l’artiste est célèbre pour sa manière d’explorer l’histoire – au cœur de sa pratique avec son intérêt pour les mythes – dans des vidéos impliquant des marionnettes, ce sont ici les voix d’une troupe d’acteurs qui emplissent l’espace du pavillon égyptien plongé dans la pénombre. Ses talents de conteur, le plasticien les dévoile par ailleurs en déployant tout un jeu de correspondances avec le film via la sculpture, l’installation, le dessin et la peinture. Une énorme machine évoquant un bernard-l’hermite trône ainsi, par exemple, au cœur de la salle et fait référence au poids de l’agriculture en Egypte et à la fragilité de la condition paysanne. Comme il en a l’habitude, Wael Shawky s’attache à mettre en scène et sur le même plan des personnages illustres et nombre d’individus participant souvent à leur insu à l’écriture du récit historique. Et à démontrer combien le concept de vérité unique est fallacieux et le point de vue de chacun forcément partial pour rappeler, avec force poésie, l’impuissance des vainqueurs comme des vaincus de tout temps à la merci de fragiles équilibres de pouvoir.
Contact> Jusqu’au 24 novembre dans les Giardini, à Venise.
Poétique de la résistance avec Anna Jermolaewa
Sous les couleurs de l’Autriche, qui lui a accordé l’asile politique en 1989, la plasticienne d’origine russe – elle est née en 1970 à Leningrad – présente à Venise plusieurs installations témoignant d’une pratique ancrée dans l’observation de ce qui nous rassemble et nous oppose, nous fait vivre ensemble ou nous oppresse. Chacune de ses œuvres s’inspire d’un bout d’histoire, celle de l’ancienne dissidente et réfugiée qu’est Anna Jermolaewala et/ou la nôtre, convoquée à l’échelle de la planète. The Penultimate (La pénultième, 2017) se présente sous la forme d’une dizaine de compositions florales installées sur divers supports, chaises et tabourets, chacune d’entre elles évoquant une révolution et l’ensemble rappelant la première crainte des régimes autoritaires : un renversement venu du peuple. Le visiteur fait ainsi le lien avec celle dite des Œillets, survenue en 1974 au Portugal, celle du Jasmin, en 2010 en Tunisie, des Tulipes, en 2005 au Kirghizistan ou encore celle, orange, qui marqua l’Ukraine en 2004. Plus loin, sur de larges négatoscopes s’affichent de multiples radiographies laissant deviner un bout de corps humain, étrangement circulaires et percées d’un petit trou au centre. Ribs (Côtes, 2022-2024) évoque l’URSS d’après-guerre, où il était défendu d’écouter des disques de jazz ou de rock occidentaux. Des ingénieurs du son avaient trouvé le moyen de détourner l’interdit en récupérant de vieilles radiographies médicales sur lesquelles ils copiaient la musique avant de les partager via le marché noir sous le nom de « côte » ou « musique sur l’os ». D’Union soviétique, mais également de Russie et d’Ukraine, il est aussi question dans Rehearsal for Swan Lake (Répétition pour le Lac des cygnes, 2024), œuvre vidéo et performance réalisées en collaboration avec la danseuse et chorégraphe ukrainienne Oksana Serheieva. A l’époque de l’URSS, rappelle Anna Jermolaewa, tout moment d’instabilité politique ou de changement à la tête de l’Etat – lors du décès de Brejnev (1982), Andropov (1984) puis Tchernenko (1985), par exemple – allait de pair avec la diffusion en boucle à la télévision du ballet composé par Tchaïkovski, dans l’idée de « distraire » la population. La vidéo projetée sur tout un pan de mur du pavillon autrichien montre la répétition de quelques scènes du ballet menée par Oksana Serheieva ; l’outil de censure du régime soviétique se voit transformer en élément de protestation, les danseuses travaillant « en boucle » des pas et des gestes appelant ici à un changement de régime à Moscou. Tout au long de la Biennale, la chorégraphe ukrainienne vient « répéter » la proposition in situ, barre et miroir à l’appui*.
* Les performances d’Oksana Serheieva sont programmées les 9, 10, 11, 23, 24 et 25 août, les 6, 7, 8, 20, 21 et 22 septembre à 13 h 30, 16 h et 8 h 30 ; les 4, 5, 6, 18, 19 et 20 octobre, les 1er, 2, 3, 15, 16 et 17 novembre à 12 h 30, 15 h et 17 h 30.
Contact> Jusqu’au 24 novembre dans les Giardini, à Venise.
Entre inquiétude et résilience avec le Taïwanais Yuan Goang-Ming
La caméra avance et recule doucement pour dévoiler l’intérieur d’un studio : au fond à gauche un lit, jouxtant une étagère remplie de livres et un portant à vêtements, au centre un canapé et une petite table font face à la fenêtre ; sur la droite un écran de télévision semble diffuser des actualités dramatiques, à moins qu’il ne s’agisse d’un jeu vidéo de guerre… Aucune trace de l’occupant des lieux ; une tasse et un ordinateur portable ouvert posés sur la table soulignant pourtant une présence récente. Soudain, de la vaisselle posée sur le bord de l’évier, au premier plan à gauche, vole en éclat ; peu à peu des projectiles que l’on imagine être des balles traversant la fenêtre réduisent la pièce en un champ de ruines, laissant le spectateur en proie à un curieux mélange de fascination et de malaise. Car si la scène semble être le reflet d’une réalité absurde, elle n’en est pas moins terriblement plausible. Everyday War (Guerre quotidienne, 10’33”, 2023) est un film signé Yuan Goang-Ming, né en 1965 et pionnier de l’art vidéo taïwanais. C’est aussi le nom de l’exposition monographique que lui consacre le Musée des beaux-arts de Taipei à l’occasion de la Biennale d’art 2024, à découvrir à deux pas de la place Saint-Marc, dans le Palazzo delle Prigioni (ou palais des Prisons). Quatre autres vidéos sont présentées, ainsi qu’un dessin et une installation : Prophecy (Prophétie, 2014). Il s’agit d’une table rectangulaire dressée pour six couverts, avec en son centre trois chandeliers et disposée dans une petite pièce. Intrigué, le visiteur s’en approche et commence à en faire le tour lorsque, soudain, il sursaute tout comme la table à laquelle une force mystérieuse inflige un coup violent – qui va se répéter à intervalles réguliers –, provoquant tremblement et tintement des verres, assiettes et couverts, tel le « présage d’un effondrement symbolique », indique l’artiste. Qui précise tenter d’« exprimer les angoisses et les inquiétudes du monde complexe dans lequel nous vivons » à travers sa pratique. Centrée sur l’exploration de l’image, sa perception, ses possibilités, celle-ci est aussi profondément imprégnée de l’histoire de Taïwan – les autorités de ce territoire insulaire s’opposent à celles de la Chine continentale depuis 1949 et ne sont reconnues officiellement que par une douzaine de petits pays –, du traumatisme né de la guerre et du déplacement vécus par la génération des parents de Yuan Goang-Ming, de la menace omniprésente d’une éventuelle intervention militaire entretenue par Pékin et de la conscience aiguë de ce qu’est être libre.
Contact> Jusqu’au 24 novembre au palazzo delle Prigioni, Castello 4209, San Marco, Venise.
Dans les pas d’Abdullah Al Saadi au pavillon des Emirats arabes unis
Né en 1967 à Khor Fakkan, port de la côte nord-est émiratie donnant sur le golfe d’Oman où il vit toujours, Abdullah Al Saadi n’aime rien tant que s’enfoncer sur les chemins désertiques et montagneux de la péninsule arabique pour y nouer un dialogue singulier avec la nature qu’il retranscrit, à la manière d’un cartographe, via le dessin et la peinture, sur les supports les plus divers : des animaux, de petits bâtiments, des sentiers, des routes, des arbres, une colline ou une montagne, comme vus à vol d’oiseau, sont représentés sur des pierres, des rouleaux de papier ou de toile ou encore des boîtes à bonbons en métal – qu’il collectionne – ; autant d’éléments ensuite soigneusement archivés et stockés dans son atelier dans de grands coffres numérotés et datés formant une bibliothèque, en constante évolution, de souvenirs et de traces. A l’Arsenal, le visiteur est invité à déambuler à travers sa production prolifique jusqu’à un large comptoir derrière lequel se dresse des étagères remplies de ces coffres multicolores – qui tous abritent un « épisode » du travail de l’artiste – et où un ou deux performers s’appliquent à dérouler, en interaction avec le public, le fil de l’un des innombrables récits, conviant tout un chacun à laisser libre cours à son imagination pour en écrire avec eux un nouveau chapitre. Intitulée Sites of memory, Sites of amnesia (Sites de mémoire, Sites d’amnésie), la proposition conçue pour la Biennale s’appuie sur huit « chroniques » de voyage élaborées par Abdullah Al Saadi comme en écho aux poètes arabes des siècles passés, qui puisaient l’inspiration au fil de leurs pérégrinations et en s’immergeant dans la nature. « Au cours de ces déplacements, je tiens un journal où je détaille mes observations, précise l’artiste dans l’ouvrage édité pour l’occasion. Voyager et apprendre à connaître l’environnement qui m’entoure ont toujours été moteurs dans mon travail. (…) J’espère que cette exposition conduira à réfléchir au monde qui nous entoure et à notre place en son sein. »
Contact> Jusqu’au 24 novembre à l’Arsenal, à Venise.
Le temps suspendu du Palazzo Diedo
C’est l’un des plaisirs inhérents aux flâneries vénitiennes au moment de la Biennale d’art et dont on ne se lasse décidément jamais : faire un saut dans le temps en poussant la porte d’un vieux palais vénitien, habituellement fermé au public, abritant un pavillon, une exposition ou un événement off. La fondation Berggruen Arts & Culture, initiée par l’investisseur, collectionneur et philanthrope germano-américain Nicolas Berggruen, va plus loin puisqu’elle s’est installée à demeure, il y a quelques mois, au Palazzo Diedo. Elle entend accueillir des résidences d’artistes, des expos, des événements, des films et des performances tout au long de l’année sur les cinq niveaux et 4 000 mètres carrés du palais du XVIIIe siècle tout juste restauré. L’exposition inaugurale s’intitule Janus, du nom du dieu romain aux deux visages – l’un regardant devant lui, l’autre vers l’arrière –, gardien des passages et des transitions : elle réunit une dizaine d’artistes internationaux de tous horizons * invités à dialoguer avec le bâtiment et, plus largement, avec Venise, son histoire et ses traditions. Onze œuvres sont vouées à habiter les lieux de manière permanente. Parmi elles, plusieurs fresques habillent les plafonds : l’une est un rectangle de dégradés de rouges sur un immense fond blanc (Response, 2024), témoignant de l’importance de la relation entre surfaces peinte et non peinte, des notions d’espace, de vide et de matérialité dans la pratique du Sud-Coréen Lee Ufan ; avec Good Luck Peanuts (2024), le Suisse Urs Fischer ouvre la salle de cinéma du Palazzo Diedo sur un ciel voilé de légers nuages, trompe-l’œil aux allures de clin d’œil aux équipes de la Nasa, qui depuis les années 1960 grignotent des cacahuètes (peanuts en anglais) « porte-bonheur » avant tout lancement ou mission majeure. La plasticienne et auteure de manga et de science-fiction japonaise Aya Takano s’empare quant à elle de la thématique de l’eau, indissociable de Venise, pour métamorphoser le plafond de la librairie en une mer bleue où glisse une sirène tout droit sortie de son univers fantasmagorique, accompagnée d’un lion vénitien, d’un phoque et autres poissons rouges (Happy and joyous days, 2024). Dans un tout autre style, le Ghanéen Ibrahim Mahama s’est appuyé sur les techniques de dorure et de moulure en stuc, qui étaient utilisées par le passé pour décorer les riches demeures de la Sérénissime, pour réaliser Three Little Birds (2024), œuvre composée de plusieurs scènes évoquant son atelier et la communauté environnante qui lui prête souvent main forte, notamment pour récupérer divers matériaux – ici, des éléments d’une voie ferrée – qu’il réutilise dans son travail. Le Palazzo Diedo est niché dans le Cannaregio, au nord de Venise, et le détour s’impose.
(*) Le Suisse Urs Fischer, l’Italien Piero Golia, l’Allemand Carsten Höller, le Ghanéen Ibrahim Mahama, les Japonais Mariko Mori, Hiroshi Sugimoto et Aya Takano, les Américains Sterling Ruby et Jim Shaw, le Sud-Coréen Lee Ufan et le Chinois Liu Wei.
Contact> Jusqu’au 24 novembre au Palazzo Diedo, Cannaregio 2386, Venise.
Le focus inédit du Qatar sur l’image vidéo et cinématographique
S’il y a bien une réflexion qui s’est faite récurrente au fil de nos balades et découvertes de cette édition 2024 de la Biennale, c’est la présence prégnante du média vidéo. En témoigne de bien belle manière Your Ghosts Are Mine (Vos fantômes sont les miens), un projet ambitieux hébergé par le Palazzo Cavalli-Franchetti – au pied du pont de l’Académie –, porté par les Musées du Qatar et dont le commissariat a été confié au réalisateur français Matthieu Orléan. Le visiteur se retrouve happé par un récit aux résonnances multiples, se déroulant au fil de dix chapitres qui sont autant de grands thèmes – déserts, ruines, feux, frontières, exil, délivrance, futurisme, fantômes, cosmos et danse – à chacun desquels est dévolu un espace, une architecture et une scénographie donnés. Des dizaines de cinéastes et vidéastes originaires du Moyen-Orient, d’Afrique et d’Asie du Sud-Est s’appuient sur leurs cultures et histoires singulières pour livrer leurs regards et réflexions sur l’état actuel de notre monde et ses futurs possibles. « Le cinéma n’est pas seulement le miroir des changements politiques : il y participe, les anticipe, les accompagne, les soutient, les transforme dans une approche esthétique audacieuse, affirme Matthieu Orléan. Ces films n’appartiennent pas aux médias de masse et à l’industrie culturelle. Ils suivent leurs propres cheminements, sans jamais oublier qu’ils sont et seront perçus comme des morceaux d’histoire. » Images cinématographiques, documentaires et fictionnelles, voire d’animation, signées de noms reconnus – tels l’Egyptien Wael Shawky ou les Libanais Joana Hadjithomas & Khalil Joreige – ou de talents émergents, s’entremêlent pour composer une expérience immersive aussi dense que réussie. Il convient de saluer la gratuité de l’événement et de se permettre un conseil : prévoyez du temps ! D’autant que l’exposition s’accompagne d’un programme de projections – au rythme d’un film par jour – des œuvres les plus longues, dont seuls des extraits choisis sont diffusés ici.
Contact> Jusqu’au 24 novembre au Palazzo Cavalli-Franchetti. Plus d’infos sur le calendrier des projections.
Image d’ouverture> Yuan Goang-Ming, Dwelling, 5′, 2014. ©Yuan Goang-Ming, photo MLD