Bérénice Serra : du croisement à la connexion

Le 23e congrès de la Société Française des Sciences de l’Information et la Communication (SFSIC) a débuté hier à l’IUT Bordeaux Montaigne. A cette occasion, la 4e édition Arts.SIC.Culture poursuit sa volonté de « mise en culture » des dynamiques de recherche en sciences de l’information et de la communication à travers une programmation artistique en lien avec le thème de la manifestation : « La numérisation des sociétés ». Durant trois jours, expositions, courts-métrages, mapping vidéo, salon littéraire sont accompagnés de temps d’échanges pour faire vivre un dialogue art-SIC autour des questions de circulation et de traçabilité de l’information numérique, du stockage et archivage des données, des usages des nouveaux médias, des langages de programmation, des industries de contenus numériques et des pratiques de travail associées, des nouvelles technologies de l’information-communication et des problématiques qui leur sont liées (surveillance, hyper connexion, économie de l’attention…). Au cœur du Congrès, sur le plateau-télé de l’IUT, l’exposition Info Data Art réunit 4 œuvres de 4 artistes singulièrement préoccupés par ces sujets : David Guez avec Disque dur papier, Lauren Huret avec Praying for my haters, Olga Kisseleva avec Memory Garden, et Bérénice Serra avec Customs. Réalisée par Marie-Laure Desjardins, cette sélection se consacre tout particulièrement aux données numériques et s’interroge sur les questions de circulation de l’information dans l’espace public, la traçabilité de l’information et des données, l’organisation du travail dans les entreprises de contenus numériques et sur les langages de programmation informatique. ArtsHebdoMédias vous les présente. Ici, celle de Bérénice Serra.

L’œuvre

« Vos données personnelles ont été prélevées sur l’étiquette de votre bagage, dans un train que vous avez pris récemment et dans lequel je me trouvais. » Pour Customs, Bérénice Serra se transforme en crawler. Un crawler est un insecte, un bot sur le Net ou encore une personne qui récolte à la main des données personnelles (nom, prénom, adresse, numéro de téléphone, e-mail) trouvées en dehors des circuits numériques, sur des étiquettes àà bagage, afin de se constituer un répertoire. À la manière d’une publicité ciblée, l’artiste entre en contact avec les propriétaires des valises et leur propose de participer à la production d’une œuvre. Certains échanges tournent court, d’autres permettent la réalisation d’objets. Et ce n’est qu’un début.

L’artiste

Bérénice Serra est artiste-chercheure basée à Caen (FR) et à Zürich (CH). Elle enseigne l’édition d’art et l’art numérique à l’École d’arts & médias Caen/Cherbourg, en Normandie. Artiste et chercheuse, elle développe des projets à la fois artistiques et théoriques qui interrogent les modes de conception, de production et d’échange des formes culturelles à l’ère numérique. En collectant des images générées par les utilisateurs, en concevant des livres hybrides avec les langages du Web et en organisant des expositions sauvages avec des smartphones, elle s’intéresse essentiellement au problème de la publication – comment les contenus deviennent publics. En considérant les dispositifs numériques et les infrastructures techniques (smartphones, serveurs, plateformes, etc.) comme des moyens réticulaires de publication et d’édition, donnant aux individus de nouvelles forces d’émancipation, les recherches de Bérénice Serra se concentrent sur les enjeux esthétiques et sociopolitiques de l’expérience contemporaine de l’espace public.

À propos du parcours

« J’ai eu la chance de faire mes études d’art à Montpellier, dans une école qui ne m’a pas demandé de choisir une spécialité, ce qui m’a autorisée à apprendre des techniques diverses en fonction des projets que je souhaitais développer. A l’époque, je m’intéressais particulièrement aux notions de collectif et d’intime. J’interrogeais les comportements sociaux des individus par rapport à un environnement donné. Des préoccupations qui demeurent. A la fin de mon cursus aux Beaux- Arts, j’ai passé un diplôme en édition d’art à l’Université de Saint-Etienne. Je voulais étendre mes capacités d’intervention. Puis, j’ai travaillé trois ans au Bureau des Mésarchitectures de Didier Faustino, artiste dont l’œuvre me semblait être une critique possible du système social et dont les réalisations font état d’une réflexion sur l’architecture et l’espace urbain. Un job qui ne m’empêchait pas de développer une pratique personnelle. J’ai, notamment, pris part au séminaire « Formal Mediums » à l’Akademie Schloss Solitude, à Stuttgart, puis passé six mois au Center for Contemporary Art (CCA) de Kitakyushu. Le séjour en Allemagne me procura mes premiers contacts en tant qu’artiste avec des chercheurs et celui au Japon me mit en présence d’une culture radicalement différente de la mienne. Deux expériences qui m’ont orientée vers la recherche en art. »

À propos du processus créatif

« Beaucoup de mes projets commencent par des observations. Une image, ou une situation, m’interpelle et je creuse ! Comme lorsque j’ai constaté que quelque chose n’allait pas dans le ciel des images diffusées par l’application Google Street View. Non seulement cette question m’a poussée à étudier leur mode de production mais également à développer le projet Résidence. Autre exemple : me trouvant à la Fnac pour acheter un nouveau smartphone, j’observe plusieurs personnes faire des selfies avec les appareils de démonstration et les abandonner au vu et au su de tous. Cette constatation a entraîné une réflexion sur le statut de ces images et a été à l’origine des projets Public et Galerie. Les usages que je découvre dans l’espace public physique ou virtuel me poussent à explorer, à travers des points d’entrée très précis, des questions esthétiques, juridiques, sociales qui parlent de notre rapport et de nos usages des technologies numériques. »

Customs, Bérénice Serra, 2020-2022. L’instrument de musique ne fait pas partie de l’œuvre, il attend la performance de Fleyo et Titouan. ©Photo MLD

À propos de Customs

« Le 23e congrès de la SFSIC a été l’occasion d’une réalisation inédite, une vidéo générée par du code visible en temps réel. Cette première est la poursuite d’un projet débuté en 2020 avec une collecte manuelle d’informations, inscrites sur des étiquettes à bagage, au cours de plusieurs voyages en train. Une fois les données personnelles des voyageurs récupérées, je les contactais par SMS pour leur demander de prendre part à une œuvre participative. Les réponses négatives étaient collectées et les positives permettaient de réaliser des valises customisées, chacune avec une image envoyée à cette fin par les volontaires. La pandémie est arrivée en plein développement du projet et j’ai dû le mettre en sourdine pendant quasiment deux années. L’expo Info Data Art m’a donné l’occasion de le finaliser. Le film présenté est plutôt un essai vidéo, qui parle du lien entre moyens de transports collectifs et réseau social, non au sens de Facebook, mais plutôt comme d’un espace alternatif où il est possible de passer du croisement à la connexion. Il débute en racontant – voix off – que l’actrice américaine Hedy Lamarr, dont le père était ingénieur, a mis au point un moyen de coder des transmissions. Ce protocole, utilisé pour guider les torpilles durant la Seconde Guerre mondiale, est aujourd’hui utilisé par nos outils numériques. C’est à lui que nous devons les protocoles de connexion Wifi et la norme de télécommunication Bluetooth, protocole de proximité qui peut permettre d’échapper au modèle centralisé d’Internet, de construire des réseaux de diffusion parallèles. Ainsi, des applications se sont développées pour créer des réseaux de communication par proximité afin d’être utilisés dans les pays qui subissent des coupures d’Internet autoritaires et aussi lors de mouvements de contestation, comme à Hong Kong, par exemple. Ce nouvel usage est apparu à l’époque où j’ai commencé à collecter les données personnelles dans les trains, ce qui a fait évoluer mon projet. Il n’est plus rare désormais de recevoir lors d’un trajet en bus ou en train des mèmes envoyés par des gamins ou des images sexuelles de harceleurs urbains. La fonction de média parallèle en cas de crise a été récupérée par des pratiques autres. La vidéo Customs raconte cette histoire et examine le soin que nous accordons à ces images. J’ai travaillé une esthétique « pop-up » pour rappeler les fenêtres de texte qui s’affichent sur nos écrans pour nous demander l’autorisation de collecter nos données et j’ai utilisé un outil mis en place par les Live coder qui est en mesure de compiler des visuels en temps réel. Customs a été réalisé dans l’esprit des desktop movies, films uniquement faits par enregistrement d’écran. »

À propos des technologies de l’information et de la communication

« Depuis les années 1960, les TIC ont permis le développement de nouvelles pratiques dans le champ de l’art. J’aime voir comment cette relation se tisse à travers les années, comment l’un informe – dans le sens de donner une forme – l’autre et réciproquement. Mais ce qui interroge plus précisément ma pratique artistique, ce sont les usages de ces nouvelles technologies de l’information et de la communication. Comment ces derniers – anticipés ou non, implémentés ou non, désirés ou non – agissent sur les objets que nous, les artistes, manipulons : les images, les formes, le geste, les symboles, etc. »

À propos du rôle de l’artiste au XXIe siècle

« Le travail de l’artiste consiste à réfléchir aux systèmes de représentation de la société et de permettre, ou d’ouvrir, des possibilités de regarder autrement, de créer une distance critique, voire un jeu. C’est également quelqu’un qui prend position sur les fonctionnements internes à sa discipline : notamment à propos des conditions de production, de diffusion, de monétisation des œuvres d’art. Pour cela, l’artiste doit s’intéresser à son époque et à ce qui la bouleverse, comme le numérique pour ma génération. Mon idée est que le numérique ne doit pas être considéré comme un simple outil, mais plutôt comme un levier de transformation de nos modes de vie, de nos manières de créer. Le numérique innerve et transforme presque tout. Pour prendre un exemple, nous pouvons évoquer la peinture dont l’intention, ou du moins une partie de celle-ci, est devenue transmissible. Elle peut parvenir jusqu’à nous comme une information ou un événement, par différents canaux : imprimée sur un sac de marque, affichée sur les réseaux sociaux, présentée dans un article Web, insérée dans un mème, etc. Il revient alors aux artistes d’intégrer ces nouvelles dimensions, afin de garder un pouvoir d’agir sur le sens de leurs œuvres, les moyens par lesquels celles-ci parviennent au public et l’inscription de leurs productions dans le domaine de l’art. »

Image d’ouverture> Customs, Bérénice Serra, 2020-2022. Courtesy de l’artiste

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