Quel rapport entre Antonin Artaud et la couleur verte, entre un vasodilatateur employé dans le traitement de troubles cognitifs et une hypothétique divinité indienne ? Quelles connexions entre la chanteuse anarchiste Colette Magny et la radiographie ? Jusqu’au dimanche 19 mai, l’artiste Bruno Bressolin réunit, dans un appel à souscripteurs, auteurs proscrits et prescripteurs pour trois jours de décryptage à la galerie By Chatel, rue des Tournelles à Paris.

Tout tient dans une boîte de médicament, dans un fac-similé du Tanakan (sans h), ce remède à base de Ginkgo biloba (1) utilisé pour calmer l’anxiété et les troubles de la mémoire. Dans un format agrandi, Bruno Bressolin y a glissé vingt planches sérigraphiées, soit vingt affiches « dos bleu », pliées, de 120 cm sur 80 cm, pour une potion limitée à trente-cinq ordonnances, dont la substance active, nous précise la posologie, « exalte l’imagination et stimule l’insubordination (2) ». Récemment dévoilées dans le cadre de l’exposition Twenty Five Elements – qui s’est tenue du 11 avril au 8 mai à l’Espace Commines –, aux côtés des œuvres d’une quarantaine d’artistes, dont Garouste, Céleste Boursier-Mougenot ou encore Camille Henrot, les formules originales sont à nouveau exposées à la galerie By Chatel, à Paris, accompagnées de quelques clichés dévoilant leur réplication dans l’antre de l’imprimerie Lézard graphique, célèbre maison d’affichistes strasbourgeoise qui adouba l’artiste et soutient son projet.
Ce n’est pas la première fois que Bruno Bressolin réalise des livres d’artistes en série limitée ; c’est même là sa posture la plus usitée. Bien qu’il se décrive lui-même en béotien de l’impression, aimant se laisser guider par ses pairs quant au choix du papier, ou conseiller par un ami expert de la retouche numérique pour le laboratoire Janvier, sa force à lui, c’est l’intuition, le lien, la connexion, la juxtaposition des signes, le choix d’une police, le pochoir, le photogramme, la peinture, le collage. C’est l’inspiration picturale fomentée par l’intensité d’un texte qui l’anime. Pour le projet Thanakan (avec un h cette fois), Bressolin est allé puiser son énergie chez Artaud – « c’est la violence de ce texte rare, enregistré sur un disque vinyle mono face qui m’a plu », explique-t-il –. Félix Guattari (Ritournelles), Curzio Malaparte (Deux chapeaux de pailles en Italie), Blaise Cendras (Petits contes nègres pour les enfants des blancs) et Louis Ferdinand Céline (Secrets dans l’île) ont été les moteurs de ses précédents livres-objets.

Mais plus encore que le caractère radical et tragiquement humain de leurs écritures singulières, c’est le hasard d’une succession de rencontres – avec des amoureux(ses) du livre que sont le collectionneur Jérôme Duby (en 1995), le fondateur de l’atelier de sérigraphie populaire des Beaux-Arts de Paris Eric Seydoux, et quelques muses et éditrices inspirées –, qui scella il y a trente ans le destin de l’artiste. Bruno Bressolin n’a pas étudié en école d’art. Artiste, il l’a toujours été, ou plutôt, il est « tombé dedans par hasard » ! Enfant, il dessinait et peignait pour son père à qui il offrait ses créations lors de visites à l’hôpital. Un jour, le professeur en blouse blanche qui dirigeait le service le prit à part et lui dit : « Qu’allez-vous faire plus tard, jeune homme ? Avec le talent que vous avez, vous devriez être artiste ! » Une vocation était née. Comme Blaise Cendras et Sonia Delaunay, partis pour une épopée transsibérienne, Bruno voulu, lui aussi, faire un livre illustré. « Je gravitais dans ce petit monde de l’édition d’art, lorsqu’une grande dame aux cheveux longs et vêtue de noir me parla de ce fameux enregistrement d’un texte d’Antonin Artaud, réalisé en 1981 par la chanteuse et compositrice militante Colette Magny. » Il s’agissait de Thanakan (Les nouvelles révélations de l’être). La dame n’était autre que la directrice de collection des éditions du Rouergue, avec laquelle Bressolin venait de commettre le projet « Céline ». C’est à la BNF, où ses livres antérieurs avaient été consignés, qu’il put consulter l’enregistrement du vinyle. Tant mieux, car il apprit plus tard qu’à l’ORTF, les disques de Colette l’insoumise avaient été volontairement rayés pour qu’on ne les diffusa plus.

A l’écoute des mots d’Artaud – « J’ai lutté pour essayer d’exister, pour essayer de consentir aux formes, à toutes les formes dont la délirante illusion d’être au monde a revêtu la réalité […] » –, probablement écrits dans la dernière partie de la vie du poète, à l’issue de ses nombreux internements en hôpital psychiatrique, Bruno Bressolin a tout de suite su qu’il en ferait un livre sérigraphié en bichromie noir et vert : « Autrefois délaissé, rejeté, mal-aimé, le vert est redevenu une couleur messianique. Pour moi, le vert est clinique ; au théâtre, il est superstition mais sur un tapis de jeu, il devient lieu de décision, c’est la couleur du destin, de la fortune. En 1789, le vert a bien failli être la couleur de la révolution française, selon Camille Desmoulins. Il collait bien à la peau d’Artaud. Et puis, j’ai fait faire une typographie ; j’ai concocté plusieurs alphabets avec des tampons. J’ai appris plus tard qu’au Théâtre du Vieux Colombier, Artaud scandait ses vers au marteau, de la même façon qu’à l’hôpital on décide de votre sort à coup de tampon. » Le noir n’a pas besoin de traduction : « Si l’on a fait de moi un bûcher, c’était pour me guérir d’être au monde. Et le monde m’a tout enlevé », écrivait Artaud, qui subit dans sa vie plus de 52 électrochocs. Tout comme Marcel Duchamp pour ses « boîtes » éditées en 1941, Bruno Bressolin a lancé, le temps de sa courte exposition à la galerie By Chatel, une souscription physique (à hauteur de 600 euros) permettant aux collectionneurs d’acquérir une boîte de Thanakan en version fac-similé (35 cm x 50 cm x 20 cm) et dotant les souscripteurs d’une copie de l’enregistrement des poèmes gravée sur bones records, « une technique bien connue pendant la guerre froide, précise-t-il, alors que la musique de l’Ouest circulait à l’Est dans les manches des manteaux, sur films radiographiques. » En attendant, prenez soin de vous ou bien souffrez en silence ! Car « les gens qui crient sont tous seuls, personne ne les touche », avait inscrit Antonin Artaud dans sa chair. Et la divinité ? Elle nous regarde.
(1) Le Ginkgo biloba est connu en phytothérapie, principalement pour ses vertus veinotoniques, vasodilatatrices et neuroprotectrices. Il entre aussi dans la composition de médicaments et de compléments alimentaires destinés à renforcer les fonctions cérébrales, combattre les troubles de la mémoire et favoriser une bonne circulation sanguine.
(2) D’après le texte de Véronique Vienne.