A la recherche du point bleu avec Emmanuel Raquin-Lorenzi

Un parcours visuel et sonore au château de Maulnes à découvrir jusqu’au 22 septembre dans l’Yonne, une installation à ouïr à l’hôtel-Dieu de Tonnerre jusqu’au 8 septembre, un récit ethnographique (Le Pays du Lac) paru en juin aux éditions Loco, un concert donné à la Maison de la Radio (La Serpente) et un film diffusé au cinéma Saint-André des Arts (Le Chant de la couleuvre) en juin dernier échafaudent, quarante ans après un premier voyage, dans une « dramaturgie de médias » les impressions transylvaines de l’auteur et plasticien Emmanuel Raquin-Lorenzi et de ses complices – musiciens, vidéastes et photographes –, invités en Roumanie dans les années 1990, à la recherche de la femme serpente. Bienvenue au pays du Lac noir, des conques et des strigoï !

Emmanuel Raquin-Lorenzi. Photographie prise par Gabor Movik en 1990.

C’est l’histoire de deux amants vivant dans les montagnes qui ne se voient qu’une fois par an lorsqu’ils redescendent de leurs pâturages. Après s’être endimanchés pour chanter devant l’assemblée du village, ils s’enfuient sous une pluie torrentielle en charrette, mais celle-ci dérape et bascule dans un Lac sans fond dont ils ne revinrent jamais… Lac noir ! Plus qu’une quête menée au son du violon-trompette et des compositions contemporaines de Bernard Parmegiani (1927-2013) et Christian Zanesi, Lac Noir est un voyage dans le temps, au cœur de l’Europe, à la découverte d’un peuple, d’un territoire et de ses légendes. Pour Emmanuel Raquin-Lorenzi, qui fut l’inspirateur de voyage du fameux Brise-Glace (1) de Jean Rouch (1917-2004) et Raoul Ruiz, Lac Noir est un hommage aux sources et aux nymphes qui les habitent : « Je suis parti à la poursuite de ce point bleu de la transition, au moment où la terre devient orange, dit-il, chercher les traces de ces faibles dieux qui disparaissent à peine nés au bord des choses, quand parfois elles entrent en écho avec un regard. »
L’archéologie poïétique de Lac Noir commence donc par un livre, un essai romanesque enrichi de photographies, écrit par le plasticien et cinéaste et ses doubles empruntés. Né en 1948, il fut notamment auteur et critique littéraire pendant plus de vingt ans sous le pseudonyme de Jean Lapierre.

Conque Balnaca.

C’est lors d’une lecture publique à la BNF, le 25 mai dernier, que nous sont révélés par Emmanuel Raquin-Lorenzi, joyeusement fébrile, quelques extraits d’une œuvre littéraire de 500 pages, Le Pays du Lac, tout juste sortie de presse. Y est dévoilé une part du mystère de ces merveilleuses conques, sortes de coquillages de calcaire blanc, comme surgies des eaux pour être déposées au bord des routes et transformer le destin de ceux qui les croisent du regard dans la lumière du crépuscule. Déjà, dans la pénombre de la salle de lecture, le charme opère. Rendez-vous est pris pour le week-end suivant, au château de Maulnes, à Cruzy-le-Châtel dans le Tonnerrois. Il aura fallu des années pour que l’auteur et plasticien trouve en cet étrange relais de chasse pentagonal, datant du XVIe siècle, l’écrin de sa « composition de médias » envisagée quarante ans plus tôt. « Bâti autour d’un nymphée de trois sources sur l’immense plateau qu’elles inondent, ce château de pierre blanche, qui rendait hommage aux nymphes et au paysage par sa structure et son imaginaire typique de la Renaissance, m’est apparu comme une conque, dit-il, avec son escalier central, par lequel jaillit la lumière alors qu’il est aussi le puits qui nous conduit à la demeure des nymphes. » C’est là qu’une rapsodie de vingt-quatre installations visuelles et sonores nous transporte au cœur de la Roumanie.

Negreni, le retour

Lors de de la foire de Negrini Fekete-to, en 1990, Andrejs Grants.

Tout a commencé en 1976 à Negreni, petit village d’à peine 300 âmes réparties sur les rives de la rivière Criș Rapide en Transylvanie, lorsque guidé par son amie Klara Preiser, à la fois tisserande hongroise et parisienne, Emmanuel Raquin-Lorenzi se rend à la foire d’automne qui réunit plusieurs milliers de paysans, bergers, artisans, brodeurs, etc. Là, dans une baraque de fortune, non sans s’être vu offrir un ou deux verres d’alcool de prune (la swica), il aperçoit une femme au corps d’écailles, tiare sur la tête, fumant une cigarette dans son sarcophage ! Cette vision fugace d’une serpente ne laissera qu’une trace un peu floue sur la pellicule, alors qu’elle imprime à jamais la mémoire de celui, qui dans les années 1980, avait étudié la pensée systémique du romantisme allemand. Diplomate en poste à Bucarest en 1990, Emmanuel Raquin-Lorenzi décide d’embarquer avec lui sur les traces de sa mélusine une dizaine d’artistes français, hongrois, roumains et lettons à l’occasion de la foire de Negrini Fekete-to, dite, en hongrois, la foire des faux ! « Il s’agissait, par la création d’une œuvre pluridisciplinaire, de chercher les traces de la serpente disparue dans son pays, de multiplier et combiner des regards pour tenter de sentir parfois affleurer, puis de cueillir au bord des choses où ils naissent, quelques ébauches de ces dieux fugaces et de ce qu’ils nous offrent en s’évanouissant », précise l’homme, également l’ethnologue.

Détail de l’installation signée Juris Boiko.

Le drapeau de la serpente une fois hissé, commence la visite du château-coquillage, dont l’escalier central sonorisé tend le ciel et l’eau par un cri. On y pénètre par les images ralenties de Valdis Poikans dans une installation vidéographique de Juris Boiko : sur le pont de bois qui permet la traversée de la rivière qui sépare le silence des prés et des bois du tumulte de la foire de Negrini, circulent inlassablement les ombres des passants dans la lumière rose du soir. Plus loin, à l’étage, on découvre les portraits rieurs de ceux qui, en couple ou entre amis, souhaitent garder la trace de leur participation à la fête, immortalisée par Gabor Movik, le photographe local. Dans une autre installation vidéographique, Jean-Louis Le Tacon met en scène le vieux manège à nacelles, personnage central de Negrini Fekete-to et de ses illusions phototropiques : « Au départ, j’ai réalisé un documentaire sur la foire. Et à partir des rushes, Emmanuel Raquin-Lorenzi m’a proposé d’imaginer une installation », explique le vidéaste ravi de retrouver ses images projetées simultanément sur plus d’une dizaine d’écrans disposés en croix, dans une haute salle du château. L’émotion est grande parmi les artistes impliqués dans cette restitution scénographiée.

Photographie signée Katalin Volcsanszky.

La talentueuse Katalin Volcsanszky, photographe hongroise et parisienne qui fut le modèle d’Eva Rubinstein et de Lucien Clergue avant de parcourir le monde comme photo reporter et collaboratrice des Cahiers du cinéma, y retrouve enfin ses splendides clichés en couleurs de familles tsiganes pris à la tombée de la nuit, dans la nature autour d’un feu, ou bien ces regards profonds saisis chez les habitants du village de Balnaca lors d’une excursion en compagnie d’Emmanuel Raquin-Lorenzi et du Letton Andrejs Grants, dont d’autres photographies témoignent de la poésie mystérieuse émanant des paysages alentours.
Alors qu’un vidéogramme du Français Thierry Kuntzel, projeté sur une bâche au sol, évoque dans le reflet de l’eau le suspens de l’ombre et le silence inquiétant de la forêt transylvaine, le film du Roumain Mircea Saucan (Le retour) nous ramène à la foire par le plus beau des transports : tourné en super 16 mm et projeté dans la cheminée du château, il est sans conteste un des fleurons de la dramaturgie de Lac Noir. Point de dialogue pour cette fiction allégorique de 26 minutes : sur une conception sonore électroacoustique de Christian Zanési et Philippe Destrebecq, enrichie des plages instrumentales d’Anatole Vieru, un vieil homme (Ernest Maftei) à la mine renfrognée, malgré la fraîcheur scintillante du petit matin, sort d’un cimetière bucolique charriant un cercueil. Serait-ce le sarcophage de la serpente ? Paria plutôt que patriarche parmi les bergers descendus à Negrini, le vieil homme arpente la foire avec son fardeau-trésor. Il se retrouve soudain entraîné dans le tourbillon jubilatoire du manège, tandis qu’une jeune femme d’une éclatante beauté (Kristine Sniedze), elle aussi exaltée par la vitesse centrifuge de la nacelle, l’invite à lâcher prise par son sourire enjôleur. Les gros plans de ce coït en plein ciel (filmé par d’Andras Solymo) jouent sur le fil ténu et incertain de ce moment où s’insuffle la vie entre la renaissance et la mort.

Images extraites du film Le retour de Mircea Saucan.

Eloge de la métamorphose

« Instiller le doute fait partie du jeu ; il faut laisser chacun s’y perdre et s’y retrouver, c’est la condition pour que change quelque peu notre regard, souligne Emmanuel Raquin-Lorenzi, préférant désormais la posture de l’artiste à celle du diplomate. Lac Noir est une œuvre contemporaine inspirée d’un mythe archaïque et encore vivace, qui pourrait contribuer à enchanter le regard de ceux qui se prêteront à ses jeux, tout en les amenant à s’interroger sur la situation de ce regard, immergé dans les liens de communication contemporains, mais profondément relié, sans que nous en soyons toujours conscients, à de très anciennes représentations. » Et peu importe si la collection incongrue de conques posées sur socles conforte le savoir-faire du plasticien ou celui de l’auteur, ou encore si ce sont les paysans qui, la nuit, les ont cuites au feu du soleil et couvertes d’un lait de chaux blanc avant de les déposer dans la campagne où elles auraient été capturées.

Violon-trompette.

Dans l’angle d’une tour, un petit cabinet de lecture aménagé met en lien l’œuvre littéraire d’Emmanuel Raquin-Lorenzi avec la Mélusine et le Chevalier au cygne de Claude Lecouteux, Le Principe de raison de Martin Heidegger, les Essais de Théodicée de Leibniz ou encore Les métamorphoses d’Ovide. Là, sur un mur du château, est accroché l’insolite et paradoxal instrument de musique aux sonorités mélancoliques, témoins du mouvement et de toutes les fêtes, alors qu’un peu plus loin, treize extraits sonores de violon-trompette associés aux sons de la foire nous sont donnés à entendre. Un sifflet à roulade, un bâton de berger, un tablier brodé ou bien ces cœurs peints en rouge achetés à la foire, centrés d’un petit miroir que l’on offre aux adolescents au moment du passage à l’âge adulte, sont exposés comme autant de pièces à conviction.
Mais de quelle conviction s’agit-il au juste ? « Celle du paradoxal non-lieu de la métamorphose, où la flèche vole et ne vole pas, répond Emmanuel Raquin-Lorenzi, qui fut aussi professeur de philosophie. Lac Noir est l’orchestration d’une rêverie sur la limite. Il fallait pour cela combiner effets de rupture et de résonance, dans une libre architecture d’œuvres guidée par un principe d’incertitude, entre fiction et document, entre ce qui est recueilli et ce qui est inventé, afin d’évoquer ce point bleuissant au flanc de la serpente où ce n’est plus de la chair, et pas encore de l’écaille ! » La conviction, peut-être, qu’à la différence de l’art contemporain plébiscitant l’excellence et la singularité de l’objet manifeste, l’art média serait un impressionnisme, une aventure artisanale collective qui, par ses compositions et son architecture, concourt à faire œuvre ? « Lac Noir est une œuvre qui se place dans cet interstice entre le contemporain et la tradition populaire, reprend-il. Notre modernité n’est pas sans source ; j’ai voulu rendre compte du regard en le rapprochant de ses sources. Si le théâtre est apparu comme le moyen d’expression artistique par excellence du XVIIIe siècle, le roman celui du XIXe ou le cinéma au XXe, la « composition de médias » à la fois éclatés et autonomes m’apparaît comme le médium idéal pour rendre compte de notre contemporanéité. »

Le château de Maulnes.

Des extraits de son film, Le Chant de la couleuvre (3), projeté pendant un mois au cinéma Saint-André des Arts à Paris, en juin dernier, réactivent au sein du parcours proposé à Cruzy-le-Châtel le concept d’une dramaturgie de médias voulu par d’Emmanuel Raquin-Lorenzi dès l’origine du projet : sous la forme du conte fantastique dans sa version making off, entre documentaire et fiction, avec ses dialogues hyperréalistes à la Rohmer et ses rires d’enfants extraordinaires, Le Chant de la couleuvre raconte, à l’allure d’un road-movie mené au son du violon-trompette, l’histoire de ce journaliste-reporter parti avec ses acolytes à la poursuite du mythe de la serpente et des légendes qui le corroborent. Quand soudain, si près du but, il se transforme en couleuvre, laissant ses rushes à la postérité, la caméra à son assistante, pour qui l’essentiel se situe dans les contre-champs, à la lisière des choses. Paraboles et métaphores s’entrecroisent pour mieux brouiller les pistes au fur et à mesure que progresse l’enquête et notre déambulation. « Avec le château de Maulnes et la foire de Negrini, j’ai voulu confondre le même et l’autre », résume-t-il.
Reste une dernière étape à l’architecture du projet : dans la vaste salle gothique du XIIIe siècle de l’Hôtel-Dieu dit de l’ancienne pharmacie de Tonnerre, douze petits haut-parleurs suspendus en un cercle de neuf mètres de diamètre diffusent chacun les sons recueillis aux sources, rivières et lacs de Transylvanie. C’est pour mieux nous faire entendre les étranges modulations qui parcourent l’espace de cette « fontaine » dodécaphonique, et pour qui s’aventure à l’intérieur du cercle en capter le chant de la serpente.

Image extraite du film Le Chant de la couleuvre, Emmanuel Raquin-Lorenzi.

Et pour parfaire l’initiative du ministère des Affaires étrangères confiée dans les années 1990 à Emmanuel Raquin-Lorenzi, le 2 juin dernier une création mondiale de Lac Noir, La Serpente, commandée quarante ans plus tôt au compositeur Bernard Parmegiani (disparu le 21 novembre 2013) fut interprétée au studio 104 de la Maison de la Radio, et sera bientôt diffusée dans l’émission L’expérimentale de François Bonnet.
« Après la difficile conquête de la verticalité dominante, après ses dérives totalitaires et ses régressions intégristes, Lac Noir propose une autre manière d’habiter notre monde, plus subtile, qui s’inspire de l’horizontalité fluide de la mélusine de nos campagnes », conclut le chef d’orchestre du projet. Une autre manière sans doute de se rapprocher de la Roumanie et de notre culture commune lors de son entrée en Europe. Mais alors qui sont donc les Strigoï ? Il vous faudra pour cela écouter le chant de la couleuvre.

(1) Brise-Glace est un long métrage de Jean Rouch, Raoul Ruiz et Titte Törnroth de 1987. Il est le fruit d’une opération – inédite à l’époque – multimédia éponyme du ministère français des Affaires étrangères, composée d’œuvres originales, qui mettait en jeu les principaux moyens d’expression disponibles à ce moment-là et dont les matériaux ont été recueillis sur le brise-glace Frej, de la marine suédoise, en mars 1986.
(2) Le Chant de la couleuvre, film réalisé par Emmanuel Raquin-Lorenzi et tourné en super 16 mm (couleurs, 66 minutes, son 5.1, diffusion DCP 2k). Avec Miklos Bacs, Alexandra Milgrom et Ange- lica Nicoara. Image Patrick Jan et Raymond Slossa, son Raoul Fruhauf, métamorphose des sons, chant de la couleuvre Emmanuel Raquin-Lorenzi.

Contacts

Lac Noir, jusqu’au 22 septembre au château de Maulnes, à Cruzy-le-Châtel (89740). Tous les jours en juillet et en août de 10h30 à 12h et de 14h à 18h. En septembre, du mercredi au dimanche de 14h à 18h. Renseignements au 03 86 75 25 85.
Jusqu’au 8 septembre à l’Hôtel-Dieu de Tonnerre. Tous les jours sauf le mardi de 10h à 19h. Renseignements au 03 86 65 35 48.
Le site dédié au projet : http://lac-noir.eu.

Crédits photos

Image d’ouverture : Emmanuel Raquin-Lorenzi cueillant des colchiques à Negreni en 1990 © Photo Andrejs Grants – Portrait d’Emmanuel Raquin-Lorenzi © Gabor Movik – Conque Balnaca © Emmanuel Raquin-Lorenzi – Foire de Negreni Fekete-to © Andrejs Grants – Vue de l’installation © Juris Boiko, photo Orevo – © Katalin Volcsanszky – Le retour © Mircea Saucan, photos Orevo – Violon-trompette © Emmanuel Raquin-Lorenzi – Le château de Maulnes © Photo Orevo – Le Chant de la couleuvre © Emmanuel Raquin-Lorenzi

 

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