Montrer, éditer, publier, diffuser est le credo de Corridor Eléphant qui, chaque année, sort une douzaine d’ouvrages et met en ligne plus de cent cinquante expositions. Tout au long de l’année, ArtsHebdoMédias vous invite à entrer dans un univers auquel notre partenaire a consacré un livre. Aujourd’hui, nous vous proposons de tourner les pages de No Border de Thierry Mazurel. Interview.
Corridor Eléphant. – Comment vous est venue l’idée de ce travail ?
Thierry Mazurel. – No Border est né au sein du 1er Foto Masterclass animé par FLORE, Sylvie Hugues et Adrian Claret. C’était en 2018. Mais le fondement de la série et son tracé géographique ont pour base un petit roman que j’ai écrit au préalable intitulé Sale Bête (qui est resté confiné dans le tiroir d’un bureau). L’histoire débute dans l’Ain pour se terminer en Bulgarie. C’est une traversée de l’Europe continentale effectuée par un Français et un Bulgare qui, au fur et à mesure de leurs pérégrinations, sont atteints d’un étrange dédoublement canin de la personnalité. Ils deviennent chiens. Entre 2018 et 2020, je suis retourné a posteriori sur les pas de ces deux personnages qui n’existaient que sur le papier. L’Ain, les Bauges, les Alpes, Bergame, Trieste, Ljubljana, les plaines slovènes, Zagreb, Belgrade, et puis la Bulgarie curieuse et sidérante. Plusieurs voyages effectués en train, en voiture, à pied ; toujours en hiver ou en automne pour garder une cohérence des lumières et de l’atmosphère.
Pourquoi le choix de la dominante noir et blanc ? Et du format carré ?
Le noir et blanc s’est imposé dès le départ, tout comme le format carré, d’ailleurs. Ces deux « contraintes » étaient d’autant plus faciles à maîtriser que mon appareil (Fuji X100-T) est techniquement capable de proposer l’image en noir et blanc et dans ce format carré à la prise de vue. Je vois l’image dans le viseur telle que je souhaite qu’elle devienne sur le papier ; ça me permet de prévisualiser le travail sans passer par la phase de retouche ou de recadrage. Le noir et blanc est une esthétique que j’affectionne particulièrement en photographie comme au cinéma. Je pourrais multiplier les références de Béla Tarr à Mankiewicz, de Jarmush à Pawlikowski au cinéma ; ils sont aussi nombreux en photographie. Ensuite il y a eu la volonté de travailler sur les nuances de gris et de ne pas jouer avec des contrastes noir et blanc trop accentués qui sont tentants mais aussi une solution de facilité esthétique. Au fur et à mesure que les images naissaient et que l’editing s’étoffait, des envies de couleurs sont nées et je réalise qu’elles apparaissent finalement par petites touches sur des images où la nuit est tombée. Quant au format carré, il s’explique par la volonté de mettre l’accent sur le côté intime des images et des paysages et de ne pas les laisser apparaître en cinémascope. Ce n’est pas un travail sur les grands espaces mais plutôt une vision resserrée des choses et de l’environnement ; je me disais souvent que ces photos pourraient être prises par un chien, à hauteur de chien.
Le travail semble avoir arrêté le temps ou être hors du temps, pourquoi ?
C’est une prise de conscience apparue en même temps qu’évoluait le projet. Je me suis naturellement éloigné de l’histoire romanesque de Sale Bête, car, qu’on le veuille ou non, l’histoire de l’Europe nous rattrape dès qu’on voyage et qu’on a le privilège de pouvoir prendre son temps et d’aller un peu au gré du vent. On s’arrête devant des choses apparemment anodines qui sont en fait les témoins d’une histoire, les reflets d’une époque. On aperçoit des objets qui gisent parfois comme des natures mortes mais s’ils sont encore là, devant nos yeux, c’est qu’ils n’ont pas disparu et que le passé se confond subtilement avec le présent ; ces rencontres provoquent en moi à la fois du trouble et des émotions très physiques. Il y a deux images dans le livre qui sont emblématiques : elles sont prises depuis l’intérieur d’un musée, le musée d’art moderne de Zagreb pour la première, celui de Belgrade pour la deuxième. À un an d’écart jour pour jour. Depuis l’intérieur, je capture la silhouette d’un homme dans la neige en Croatie et dans la grisaille en Serbie. Après la guerre de Yougoslavie, les musées ont été reconstruits et sont résolument tournés vers l’avenir. À l’extérieur par contre, on ressent encore la pesanteur de l’histoire et le fait que ces deux villes sont à la fois libérées et ankylosées. La neige et le son qu’elle émet, quand on marche sur elle, démultiplient cette sensation paradoxale de vivacité et d’engourdissement.
Pourquoi avoir voulu coupler le travail photographique à un texte ?
Je me suis longtemps posé la question du avec-texte ou du sans-texte. Ce travail photographique n’est aucunement un travail d’historien, de sociologue ou que sais-je encore ? Il ne s’agit évidemment pas de tenter une quelconque explication rationnelle et didactique à l’endroit des images. No Border est bel et bien l’itinéraire d’un chien errant. Il relève de la poésie, de la fiction ; un peu de cinéma, un peu de littérature. Quand la série est exposée, je réserve toujours un coin de l’espace pour la projection d’un film (avec bande originale). Il faut que les photos bougent au ralenti. Pour le livre, c’est la même chose. Les textes extraits de Sale Bête doivent accompagner la motion des photos de No Border ; on ne tournerait pas les pages de la même manière s’il n’y avait que des images.
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Image d’ouverture> No Border, Thierry Mazurel, édité par Corridor Eléphant, 74 p., 51 photographies, 39 euros.