Il est des villes où l’arrière-saison est le plus souvent clémente. Barcelone en fait partie. La douceur y est de mise en ce milieu d’automne et offre ainsi au visiteur la possibilité de se tracer, sur mesure, un parcours sculptural en plein air. La cité ne manque pas non plus de lieux proposant une programmation artistique pointue et diversifiée, à l’image du Musée d’art contemporain de Barcelone (MacBa). L’institution présente, jusqu’au 31 janvier 2016, une soixantaine d’œuvres retraçant les quarante ans de carrière du sculpteur espagnol Sergi Aguilar. Le public est aussi invité à y découvrir, à travers l’exposition Desires and Necessities, les récentes acquisitions du musée.
Qu’il soit gothique ou roman, moderne, pop ou contemporain, l’art est partout à Barcelone. Outre les innombrables musées et fondations, les formidables réalisations de Gaudi, les sculptures qui ornent ses rues et ses places offrent l’image d’une ville vivante et joyeuse. A peine descendu de l’avion, à la sortie du terminal 2 de l’aéroport de Barcelone-El Prat, le visiteur est accueilli par El Caballo, un cheval tout en formes et muscles signé Fernando Botero. Son style inimitable ne perd nullement de sa volupté quand il s’exprime en bronze. L’animal aux courbes généreuses et précises dégage un sentiment de sérénité, de majesté et de puissance bénigne. Sous son regard rassurant, le séjour peut commencer.
Un autre animal de l’artiste colombien connaît bien la ville : El Gato (Le chat) y a déménagé pas moins de trois fois. Installé en 1987 au Parc Ciutadella, il file vers le Stade Olympique pour les Jeux de Barcelone en 1992. Puis, après un court séjour au Jardin de Baluard, il prend finalement place à l’extrémité supérieur de la Rambla del Raval, dans le centre-ville. Les rondeurs de l’animal, sa longue et droite moustache, son dos accueillant – des enfants y prennent la pose devant l’objectif de leurs parents –, lui confèrent une bienveillance caractéristique des sculptures de Botero. Toujours dans le centre-ville, deux autres œuvres représentants des animaux sont signées Josep Granyer (1899-1983) : aux deux extrémités de la Rambla de Catalunya, l’une des principales artères de la ville, sont installés, d’un côté El Pensador – un taureau méditatif assis dans la position du Penseur de Rodin –, de l’autre, en direction de l’avenue Diagonal, une surprenante girafe – La Girafe Coquette – qui fait face au public dans une audacieuse posture. Le bruit court que ces deux-là forment le couple le plus sulfureux de la cité.
L’hommage aux habitants d’Antoni Llena i Font
Non loin, en parcourant les charmantes ruelles du quartier gothique, dans la vieille ville, en direction de la plage de Barceloneta, le visiteur tombe nez à nez avec la monumentale sculpture d’Antoni Llena i Font qui domine la place Sant Miquel. Durant les fêtes nationales catalanes, les habitants ont coutume de former de spectaculaires tours humaines allant jusqu’à trente mètres de haut – hauteur de l’œuvre en fils d’acier inoxydable. A travers Homenatge als castellers (Hommage aux tours humaines), l’artiste a voulu saluer cette tradition ancestrale, comme le souligne le titre de la pièce. Dans le contexte de planification urbaine qui a marqué la fin des années 1980, et contre la transformation radicale de nombreux espaces emblématiques de la ville, l’artiste a aussi tenu à concevoir une œuvre qui porte la voix et l’avis de la population. Bien que cette métamorphose urbaine soit à l’origine de la commande, à travers David y Goliath, le sculpteur rend ainsi également hommage aux habitants du quartier qui se sont opposés aux décisions de la municipalité. Installée dans le parc de Les Cascades, la sculpture, une sorte de masque cerf-volant soutenu par trois branches métalliques en torsion, évoque les draps qui séchaient sur les balcons disparus. Décrite Antoni Llena lui-même comme un « antimonument », l’œuvre est conçue comme un « travail que l’on peut voir dans l’isolement, sans l’ingérence des gratte-ciel à proximité ». Ici, l’image du David triomphant s’apparente à la préservation d’une partie de ce qui a été perdu, dans la lutte des riverains contre les intérêts immobiliers de grands groupes du développement urbain. D’autres pièces de l’artiste catalan sont déployées dans plusieurs endroits de la ville ; parmi elles, Preferira aucune fer-ho (Je préférerais ne pas) est installée dans la cour centrale du nouveau bâtiment de la Mairie.
Le centre historique de Barcelone n’a cependant nullement le monopole de la sculpture contemporaine à l’air libre. Au Vall d’Hébron – un quartier en périphérie quelque peu oublié et isolé jusqu’aux Jeux de 1992, grâce auxquels il accède au statut privilégié de zone olympique –, est installée l’œuvre monumentale de Claes Oldenburg et Coosje van Bruggen (1942-2009). Fidèle à l’orientation pop de leurs travaux respectifs mettant en scène des répliques de simples objets du quotidien, le couple fait surgir d’une gigantesque pochette quelques allumettes s’élevant dans le ciel barcelonais. De couleurs rouge et jaune, de tailles disproportionnées, certaines jaillissent de leur support tandis que d’autres sont éparpillées sur le sol. L’une d’entre elles brûle d’une flamme bleuâtre. Du haut de leurs vingt-deux mètres de métal polychromé et de ciment, Los Mistos quittent la banalité du quotidien pour devenir l’une des images les plus populaires de la capitale catalane.
Une toute autre flamme, symbole primitif de la culture et de l’inspiration artistique, vient rappeler que les Jeux olympiques constituent un tournant dans l’histoire de la ville. Sur la place Els Quinze – baptisée en référence aux dimensions de la sculpture qu’elle abrite : 15 mètres de haut pour 15 tonnes d’acier –, La Flama de Ricard Vaccaro se fond dans le paysage résidentiel de Torre Llobeta, quartier connu pour son accueil des flux migratoires et sa récente réorganisation urbaine. Soucieux d’offrir une âme à son œuvre de feu et d’acier, l’artiste y a dissimulé quelques curiosités. Parmi les objets qui animent l’intérieur de la sculpture, un enregistrement du Chant de la Sybille par le violoniste Jordi Savall, un livre de poèmes de Paul Auster ainsi que plusieurs lettres rédigées par des amis du sculpteur.
Il serait vain de vouloir passer en revue l’ensemble des sculptures qui ornent Barcelone. Mais qu’elles soient d’avant-garde ou plus traditionnelles, elles imposent à chaque visiteur l’effort d’une déambulation attentive afin de nouer une relation bien personnelle avec elles. La ville offre aussi le privilège d’une programmation artistique riche et pointue tout au long de l’année grâce à ses nombreuses institutions dédiées à l’art contemporain. Situé dans le centre historique de la ville, dans le quartier historique de Raval, le MacBa en est la parfaite illustration. Sur toute la longueur du couloir qui mène de la cour du Centre de la culture contemporaine au bâtiment construit par l’architecte américain Richard Meier, une fresque murale interpelle. Les personnages singuliers ainsi qu’un trait énergique et rythmé suggèrent que Keith Haring (1958-1990) soit passé par là. Effectivement, l’artiste avait réalisé Todos Juntos Podemos Parar El Sida (Tous ensemble, nous pouvons éradiquer le Sida) en 1989 dans une rue voisine, avant que l’œuvre ne soit transférée devant le MacBa en 1992. Notons par ailleurs que l’omniprésence de matériaux réfléchissants, les larges parois en verre et le blanc immaculé qui recouvre les murs participent à la luminosité toute particulière qui règne dans le lieu.
Parallèlement à une vaste exposition consacrée au sculpteur post-minimaliste Sergi Aguilar (Reverse/Obverse 1972-2015) et à la manifestation collective Species of Spaces – deux événements présentés respectivement jusqu’au 31 janvier et jusqu’au 24 avril 2016 –, Desires and Necessities – référence au projet Some Objects of Desire de Lawrence Weiner, figure centrale de l’art conceptuel – offre de découvrir les récentes acquisitions du musée. Celles-ci témoignent de la large place occupée par la jeune création du Proche et du Moyen-Orient, représentée notamment par les Libanais Ali Cherri et Walid Raad, l’Egyptien Wael Chawki, le Marocain Younes Rahmoun ou encore l’Algérien Oussama Tabti. Au premier étage du bâtiment, est présentée une installation vidéo diffusant sur un petit écran la conversation historique entre l’ancien président syrien et le premier astronaute national, envoyé en mission de recherche sur le vaisseau spatial russe Soyouz TM-3 en 1987. Simultanément, une projection murale fait défiler des images du régime remplaçant les représentations d’Hafez Al-Assad par celles de son fils Bachar. Le projet signé Ali Cherri propose ainsi une mise en perspective du destin de l’actuel représentant de la dynastie dans un contexte de guerre civile qui s’éternise.Une politique d’acquisition éclectique
Le thème de la guerre civile est aussi présent dans la réflexion d’Oussama Tabit. A la manière d’un historien archiviste, l’artiste expose plusieurs images scannées à partir de la dernière page de différents livres issus du Centre culturel français d’Alger. Sur chacune des pages, un post-it ou l’empreinte d’un tampon administratif informe des dates d’emprunt et de rendu de chaque livre. Le centre ayant fermé ses portes suite au coup d’état militaire de 1994 – après la victoire d’un parti islamiste aux élections –, on observe une interruption des dates jusqu’en 1999. Intitulée Stand-By, l’œuvre est ainsi le testament d’une triste époque dont les conséquences socioculturelles ont fortement affecté la vie artistique du pays. Wael Shawky propose quant à lui un retour sur la sanglante histoire des croisades à travers la trilogie Cabaret Crusades, dont la seconde partie, Path To Cairo, est projetée ici. Tourné dans une église du sud de la France, le film musical met en scène des marionnettes et des santons – réalisés dans les ateliers traditionnels d’Aubagne – et raconte les crimes, les complots et les trahisons qui ont déchiré les deux camps. L’épisode inspiré des Croisades vues par les Arabes, ouvrage du Libanais Amin Maalouf, narre les cinquante années qui ont suivi la prise de Jérusalem. Alternant des chœurs et des séquences théâtrales, dans un décor orientaliste simple, le récit propose de s’immiscer à l’intérieur de fratricides princiers, de mariages arrangés ou de révoltes populaires, levant le voile sur leurs motivations profondes.
Sur les cimaises de l’espace d’exposition, la jeune création orientale cohabite avec des figures de proue de l’art conceptuel ainsi que des représentants de l’avant-garde de la seconde moitié du XXe siècle. Ayant marqué plusieurs générations d’artistes et célèbre pour mettre en dialogue les hommes et les animaux, John Baldessari présente Dwarf and Rhinoceros (With Large Black Shape), une installation mêlant figures minimalistes et photographies grandeur nature. A travers un jeu d’échelle entre la silhouette d’un nain et celle d’un rhinocéros, l’artiste fait dialoguer les deux personnages aux différentes postures dans chaque coin de la pièce. L’œuvre est un hommage à la série de gravures Désastres de la guerre, du peintre Francisco de Goya. Quelques mètres plus loin, Daniela Ortiz et Xose Quiroga exposent la série de photographies Estat Nacio – Historia, identifiant les monuments en lien avec le passé colonial et esclavagiste de la ville. Sont ainsi répertoriés plusieurs édifices célébrant jusqu’à ce jour des personnages ayant joué un rôle primordial dans la Traite des noirs. Une situation qui témoigne d’un paradoxe entre la gestion de l’espace public de la ville et les valeurs civiques promues. La série comprend également des bâtiments et des institutions qui ont financé ces processus coloniaux et en étaient la force motrice, à l’exemple de la banque de Barcelone.
Le second étage du musée est pour sa part consacré aux quatre décennies de création de Sergi Aguilar. L’artiste réfute cependant le terme de rétrospective : « Je ne voulais pas d’une rétrospective ou d’une anthologie, je suis encore assez en forme et ne compte pas fermer les yeux », explique-t-il. Né en 1946 dans la cité catalane, il fait partie des artistes qui se font un nom en Espagne durant la période de transition qui suit la fin du franquisme. Avec Cristina Iglesias, Adolfo Schlosser (1939-2004) ou Miquel Navarro, ils subvertissent les fondements de la sculpture en tant que monument, au profit d’un rôle plus important conféré à l’espace. Leur démarche performative permet aussi une plus grande interaction avec le public. L’accumulation de travaux qui caractérise Reverse/Obverse (1972-2015) restaure en quelque sorte, au sein du MacBa, l’atmosphère qui règne sur l’atelier d’Aguilar, créant ainsi un réseau de potentielles et hasardeuses relations entre les œuvres. L’exposition offre pêle-mêle d’appréhender ses recherches liées au rapport entre objet et processus, ses morceaux de fer et ses outils, ses expériences avec les notions d’échelle et d’accumulation, ses hommages à Blinky Palermo et Giovanni Anselmo, ainsi que des photos, séquences audiovisuelles et dessins réalisés tout au long sa carrière.
L’une de ses premières séries, Tronc, Space, Earth, Tool, datant de 1974, renvoie l’objet à son matériau d’origine. Elle commence lorsque l’artiste « rencontre » des troncs d’arbre que les habitants de Minorque – île des Baléares – utilisent pour fabriquer des outils. Ces travaux en bronze et en laiton suggèrent qu’ils sont tout autant des outils que des « êtres vivants », des références à la nature. Après avoir procédé à une « copie » de cette dernière, l’artiste commence peu à peu à l’analyser. Disposée sur une table, conçue par ses soins pour l’occasion – tout comme l’ensemble des supports utilisés pour l’exposition –, une série de sculptures en marbre noir, réalisées entre 1974 et 1998, renvoie pour sa part directement à l’abstraction des formes naturelles et au post-minimalisme. L’espace constitue par ailleurs l’une des références essentielles de nombreuses œuvres. Parmi elles, installée au centre de l’exposition, Ruta vermella est le résultat d’un voyage expérimental d’Aguilar dans le désert algérien. La structure squelettique en acier reprend la forme d’une colline. Ici, l’espace est le matériau de l’œuvre dont la forme n’est autre que la transparence et le vide.
Cette même notion est au cœur d’une autre et étonnante exposition présentée au même étage, qui rend hommage aux typologies spatiales pensées par Georges Perec dans Espèces d’espaces. Structurée en treize divisions, reprenant chacune l’un des treize chapitres de l’ouvrage, la proposition plastique éponyme (Species of Spaces)rappelle à travers « la page », « le lit », « la rue » ou encore « le monde », les aspects privés et intimes de la vie humaine. Présentant plus d’une quarantaine de projets, l’exposition est à découvrir jusqu’au 31 janvier 2016. Il ne nous reste plus qu’à vous souhaiter un bon séjour à Barcelone !