Pour accompagner la sortie du nouvel e-magazine d’ArtsHebdo|Médias consacré à la collection au XXIe siècle, nous publions tout au long de cette semaine des entretiens avec des personnalités du monde de l’art et des articles thématiques sur la question. Inaugurée en octobre 1984, la Fondation Cartier pour l’art contemporain – qui a vu passer depuis quelque 3 340 000 visiteurs – a placé sa programmation 2014 sous le signe festif de son trentième anniversaire. A cette occasion, Grazia Quaroni, conservatrice notamment en charge de la collection de la fondation, revient sur trois décennies d’histoire et les grandes lignes caractérisant un fonds d’œuvres d’art aussi riche que singulier.
ArtsHebdo|Médias. – Quelles sont les caractéristiques de la collection de la Fondation Cartier ?
Grazia Quaroni. – La collection couvre les dernières trente années, soit la période de vie de la Fondation Cartier. Elle compte environ 1 400 œuvres, de toutes disciplines et témoignant du travail de près de 400 artistes originaires des cinq continents – il n’a jamais été décidé qu’il fallait une œuvre d’Australie, une d’Afrique et une autre d’Asie, c’est juste un constat fait après-coup. La collection est par ailleurs le reflet de la programmation de la fondation, et non pas l’inverse : c’est en effet à l’issue de chaque exposition que nous l’enrichissons. Parfois, les artistes réalisent dans ce cadre des œuvres inédites, fruits de commandes que nous leur passons ; ils sont toujours très impliqués. Cette manière de procéder a constitué dès le départ notre ligne directrice en termes d’acquisition.
Comment sont définies les thématiques des différentes expositions ?
La programmation d’une fondation sur le long terme est un peu complexe. Pour tenter de synthétiser, il n’y a qu’un seul critère de base : l’excellence, nous recherchons ce qui se fait « de mieux » dans toutes les disciplines et dans le contexte actuel. Les rencontres générées par chacune des manifestations sont souvent sources de nouvelles initiatives et propositions. Dans les années 1990, par exemple, nous avons exposé pour la première fois à une échelle conséquente le travail du photographe malien Seydou Keïta (mort en 2001) ; de fil en aiguille, nous en sommes arrivés à découvrir et à mieux connaître le travail d’autres artistes africains et plusieurs expositions personnelles ont découlé de cette expérience. Il est arrivé un peu la même chose avec le Brésil. Il y a aussi du hasard, mais cela veut dire avoir des antennes bien déployées et être très attentifs à ce qui se passe autour de nous ; il faut également savoir écouter la parole des artistes, lesquels évoquent des collègues, des situations géographiques, sociales, etc. Ce afin de ne surtout pas nous enfermer, forts de notre seul savoir, dans une sorte de tour d’ivoire.
Selon vous, les enjeux de la collection au XXIe siècle sont-ils différents de ceux du XXe siècle ?
Historiquement, les collections suivent ce que l’art devient. S’il y a des modifications structurelles dans l’art, elles doivent forcément s’adapter. Mais tout part de l’œuvre. Il y a eu des moments, comme dans les années 1960, où celle-ci s’est modifiée : le développement de la performance, de l’installation, a fait que l’œuvre n’était plus uniquement matérialité. Il a alors fallu revoir certains critères, aussi bien muséologiques que de collection. Mais c’était déjà bien avant la naissance de la Fondation Cartier ! La vie de la collection dont on parle est quant à elle à cheval sur deux époques, mais il n’y a pas eu rupture, à mon sens, entre les XXe et XXIe siècles, pas pour l’instant du moins. D’une façon plus générale, il me semble parfois que Cartier, en tant que mécène, ne fonctionne pas très différemment des Médicis à la Renaissance. Pour eux aussi, c’était à la fois un outil de communication et le résultat d’une passion personnelle. Il m’arrive de penser qu’il existe vraiment un même système qui perdure au fil des siècles. Le critère de conservation entre-t-il en ligne de compte dans la réflexion menée en amont de l’acquisition d’une œuvre ?
C’est une problématique qui entre effectivement en compte et de laquelle nous discutons. Mais ce n’est pas un souci à la base, au contraire. Pour moi, elle est source d’une réflexion qui amène un complément en termes d’appréhension de l’œuvre. Jamais on ne va s’empêcher d’acquérir une pièce parce qu’elle est difficile à conserver. Il faut simplement se préoccuper de la question et se donner les moyens de trouver les solutions, d’apprendre. Ce ne sont donc pas tant des moyens financiers que de connaissance et d’expertise. Il arrive, avec les œuvres vidéo par exemple, que l’on renouvelle le support – après consultation de l’artiste – à l’occasion d’une exposition ou parce que l’on s’aperçoit qu’il est en train d’être daté en termes de technologie. Mais ce n’est pas systématique. De toute façon, il arrivera un moment où il sera forcément dépassé…
De quelle manière une collection peut-elle témoigner de notre époque quand celle-ci produit autant d’œuvres ?
Je ne saurais pas tellement vous décrire comment, mais le trentième anniversaire de la Fondation Cartier – célébré au fil de différents accrochages de la collection – a été pour toute l’équipe, comme pour notre public, l’occasion de revoir ce qui avait été fait depuis 1984. Nous nous sommes aperçus que cette collection était un reflet, un panorama de la création des dernières trente années. Ce dans tous les domaines, puisque nous avons monté des expositions de peinture, de sculpture, mais aussi autour d’artistes tels les cinéastes David Lynch et Takeshi Kitano, la musicienne Patti Smith, des mathématiciens, des créateurs de mode – Issey Miyake, Jean-Paul Gaultier –, etc.
La collection Cartier évolue donc « avec son temps ».
Absolument. C’est sans doute dû à ce qu’elle dépend de la programmation et c’est ce qui est intéressant : il y a une tension de l’espace, de l’exposition qui doit plaire au public, être juste dans son contexte et dans son temps. Et cela se répercute nécessairement sur la collection qui est de fait actuelle et historique à la fois. Nous ne savons pas quelle direction va prendre l’art dans les trente prochaines années, mais nous allons la suivre et dans 100 ans, elle sera toujours représentative d’une actualité. C’est ça le secret, finalement : être tout simplement les passeurs de ce que les artistes vont nous proposer.