Initiée dans la ville allemande de Cassel par le peintre Arnold Bode en 1955 – dans l’intention de réconcilier son pays avec l’art contemporain auparavant diabolisé par les Nazis – la Documenta est au fil du temps devenue un rendez-vous aussi ambitieux qu’incontournable, placé tous les cinq ans sous une direction artistique différente. L’organisation de la treizième édition a été confiée à l’Américaine Carolyn Christov-Bakargiev, laquelle a tenu à faire sortir la manifestation du cadre des arts visuels pour lui offrir d’explorer de plus larges horizons culturels, s’étendant de la physique quantique à la performance musicale en passant par l’activisme écologique ! Plusieurs thèmes reviennent de façon récurrente parmi les propositions présentées : ils sont liés à la guerre – Cassel fut complètement détruite durant la Seconde Guerre mondiale –, à la mémoire, à notre rapport au monde et à la nature. Documenta (13) a ouvert ses portes le 9 juin pour une durée de 100 jours, elle accueille 56 pays représentés par quelque 180 artistes et attend plus de 750 000 visiteurs. Balade non exhaustive à travers quelques-uns des lieux majeurs de l’événement.
Musées, parcs, gare, hôtels ou grands magasins, peu de lieux casselois échappent à la métamorphose qui fait de la ville, tous les cinq ans pendant l’été, la capitale mondiale de l’art contemporain. La variété et le grand nombre de propositions font de la visite un régal, à savourer de bonnes chaussures aux pieds ! A la Documenta, le plaisir des yeux et de l’esprit est indissociable d’une aptitude certaine à la marche, notamment utile pour arpenter l’immense parc de Karlsaue. Une cinquantaine d’installations y sont disséminées, bordant les allées, abritées derrière arbres et bosquets, ou flottant sur les plans d’eau. A l’image des trois barges verdoyantes (Swiss Chard Ferry, 2012), couvertes de bettes, fleuron de la cuisine helvète, du plasticien suisse Christian Philipp Müller. Celles-ci forment un pont métaphorique entre différents univers (d’un côté du canal, le parc, de l’autre, une école), mais aussi une réelle passerelle que le visiteur est d’ailleurs invité à emprunter pour rejoindre la rive opposée. Sur la vaste pelouse à la taille impeccable qui s’étend devant l’Orangerie, un carré d’herbe haute attire l’attention. En son cœur un petit bassin d’eau est animé par le mouvement régulier d’une vague (Untitled – Wave, 1997-2012). L’Italien Massimo Bartolini offre ici un moment singulier à la fois intime et poétique.
Au bout de l’allée principale se dresse une intrigante structure de bois entourée de plusieurs escaliers. Certains vont jusqu’au sol, d’autres sont suspendus, donnant sur un palier imaginaire. Ce qui ressemble à une plateforme de jeu ou de pique-nique – sur laquelle chacun peut librement grimper – est en fait un monument dressé en toute causticité par Sam Durant à la longue tradition de la peine de mort sévissant dans son pays. A bien y regarder, Scaffold (2012) a effectivement des allures d’échafaud. Une œuvre d’une redoutable efficacité. Moins dramatique – tout du moins en apparence – est le travail de Fiona Hall qui nous entraîne dans une étrange cabane de chasseur aux murs parés de bestioles improbables faites de bouts de vieux treillis militaires, de perles, de fil de fer et autres capsules de bouteille. Toutes symbolisent des espèces menacées d’extinction, précise l’artiste australienne. Plantée au milieu d’une clairière, une petite maison lambrissée de bois blanc et au toit de tuiles rouges attise la curiosité. Une fenêtre ouvre chacune des façades comme autant d’invitations lancées au visiteur. L’une d’elles donne sur un délicat mobile de sphères cristallines se balançant imperceptiblement au-dessus de la projection vidéo d’un dessin en cours de réalisation : le « crayon », un glaçon trempé dans la peinture, glisse avec grâce et vivacité sur la feuille. Joan Jonas est l’auteur de cette installation vidéo et sonore (Reanimation (In a Meadow), 2010-2012) d’un esthétisme envoûtant, fruit d’un travail dense, complexe et aux multiples entrées : la plasticienne américaine s’est en effet inspirée d’un roman de l’écrivain islandais Halldor Laxness (Sous le glacier, 1968), mais évoque également une gravure d’Albrecht Dürer (Melencolia I, 1514) ainsi que les travaux de l’historien de l’art Aby Warburg sur les indiens Hopi…
Dinh Q. Lê est d’origine vietnamienne. A la fin des années 1970, il fuit avec sa famille les violences nées de tensions entre son pays et le régime voisin des Khmers Rouges, d’abord vers la Thaïlande, puis les Etats-Unis où il grandit. Auteur d’un travail articulé autour de la mémoire et de ses origines, il présente ici une série de dessins (Light and Belief : Voices and Sketches of Life from the Vietnam War) réalisés par des artistes enrôlés sous les drapeaux « Vietcong » pendant la guerre du Vietnam. La subtilité et la douceur du trait représentant des scènes de vie quotidienne tranchent avec le contexte de violence évoqué. Plusieurs d’entre eux confient leurs souvenirs au fil d’une vidéo tournée par Dinh Q. Lê et diffusée sur un des murs de la cabane. Au détour d’un sentier s’ouvre un grand espace vert : s’y dresse la silhouette élancée de l’arbre de bronze de Giuseppe Penone qui attire immanquablement les promeneurs. « Plantée » en juin 2010, Idee di pietra a été la toute première œuvre dévoilée au public dans le cadre de Documenta (13).
A l’extrémité nord-est du parc, un chemin sinueux monte vers la Documenta-Halle, vaste édifice aux hautes parois vitrées des années 1990 devenu l’un des lieux majeurs de la manifestation quinquennale. Les murs du hall portent d’immenses toiles couvertes de mystérieux et complexes plans réalisés par Julie Mehretu. Installée aux Etats-Unis, l’artiste d’origine éthiopienne poursuit son exploration sociale et historique du monde en s’appuyant sur des repères visuels propres aux cartes et projets architecturaux. Elle s’intéresse plus particulièrement ici aux espaces ayant accueilli, depuis un peu plus d’un an à travers le monde, des rassemblements populaires réclamant des changements politiques. Dans une salle voisine, des centaines de toiles recouvrent les murs, sont suspendues par des fils au plafond, ou sagement rangées dans un meuble aux panneaux verticaux semblable à ceux d’une réserve de musée. Limited Art Project (2011-2012) est un ensemble de 360 tableaux conçus par Yan Lei sur une année (selon le calendrier chinois). Chaque jour, l’artiste a choisi une image au fil de ses balades sur Internet et s’en est inspiré pour réaliser une toile. Certaines sont couvertes d’une peinture monochrome ; leur nombre ira grandissant tout au long de l’exposition : une fois par jour, l’une d’elle est décrochée pour être recouverte ainsi d’une couche de couleur avant de rejoindre l’installation ainsi rendue « vivante » autant qu’éphémère.
Une volée de marches mène à l’espace dédié au travail de Thomas Bayrle. Un gigantesque collage – constitué de milliers de photos en noir et blanc – dessine un avion (Airplane, 1982-1983) représentant le rêve très humain de voler, le plaisir de voir le monde d’en haut. Non loin, s’agitent de curieux engins tout en pistons, soupapes et autres culasses, fidèles porte-parole de l’industrie automobile allemande. Certains répètent inlassablement les mots d’une prière, revendiquant une forme de spiritualité par définition absente du monde des machines. Un petit couloir mène à l’installation envoûtante, mêlant vidéo, son et théâtre d’ombres, de l’Indienne Nalini Malani. In Search of Vanished Blood (2012) est constituée de cinq cylindres translucides et peints. Animés d’un lent mouvement rotatif, ils projettent aux murs et au plafond les motifs et personnages dessinés par l’artiste, qui évoque comme à son habitude des sujets liés à la réalité sociale et politique de son pays. En l’occurrence, le malheur que peut engendrer l’interprétation d’une prophétie, le terrible statut des veuves dans la société indienne et les échecs de la communication humaine.
Direction le musée Fridericianum, ancien palais royal devenu le cœur de la Documenta. Un premier moment pour le moins déroutant a pour décor les deux vastes salles du rez-de-chaussée : il faut être particulièrement attentif pour percevoir le léger courant d’air insufflé à travers le lieu quasiment désert par le Britannique Ryan Gander : peut-être une façon pour le visiteur de « faire le vide » pour mieux appréhender le parcours foisonnant qui l’attend dans les étages supérieurs. A commencer par les tableaux en relief du plasticien et musicien américain Llyn Foulkes, présentés dans de petites pièces tapissées de noir. Morceaux de tissu, de bois, cheveux, métal sont parmi les éléments que l’artiste récupère ici ou là pour les incorporer peu à peu – cela peut durer plusieurs années – à ses compositions d’un grand pouvoir suggestif. The Awakening (1994-2012) met en scène un couple de personnes âgées dans leur chambre. L’homme, qui lit le journal, et la femme, recroquevillée autour de ce qui ressemble à gros œuf, ne sont autres que l’artiste lui-même et son ex-épouse représentés durant la période de désagrégation de leur mariage. The Lost Frontier (1997-2005) montre pour sa part un homme de dos qui observe un paysage de montagne sordide. Un univers de désolation futuriste qui vient symboliser la mort du rêve américain.
Dans la pièce voisine, Sopheap Pich évoque lui aussi son pays et endosse les habits d’un singulier cartographe : sur de grands tressages de bambou et de rotin recouvrant de la toile de jute (Seven Parts Relief, 2012), il fixe avec de la cire d’abeille – achetée à des producteurs locaux – de la terre prélevée dans différentes régions du Cambodge. Elevé aux Etats-Unis, l’artiste n’est revenu dans son pays d’origine qu’au début des années 2000. Il n’a cessé depuis de travailler autour des thèmes de l’identité et de la mémoire en s’appuyant notamment sur les techniques artisanales cambodgiennes.
Une grande salle s’ouvre sur un amoncellement de palettes couvertes de cartons ; certains sont entrouverts, tous sont remplis d’affichettes pliées en quatre et disposées au fur et à mesure sur des présentoirs dans lesquels les visiteurs sont invités à piocher. Les murs sont recouverts d’écrits ou de dessins de différents formats. I see by your fingernails that you are my brother : Journals (1969-2011) est une installation toute entière basée sur les notes et croquis consignés ces 40 dernières années dans ses carnets par l’Américaine Ida Applebroog, qui a fait de l’homme et de toute la complexité qui le caractérise les thèmes centraux de son travail.
Une grande vitrine accueille des dizaines d’objets bricolés par des soldats de la Grande Guerre à partir de douilles et d’éclats d’obus. A quelques pas, des étagères métalliques sont couvertes de sculptures de bois – réalisés par des artistes africains – évoquant les terribles blessures au visage dont furent victimes de nombreux poilus et disposées en regard d’ouvrages médicaux et autres documents d’époque. Au mur, un diaporama tourne en boucle qui montre tour à tour ces visages meurtris et des images de sculptures africaines rafistolées. Kader Attia joue ici les multiples sens de la notion de réparation : celle de l’objet abîmé raccommodé avec les moyens du bord – comme il est courant d’en trouver dans les milieux pauvres africains ou asiatiques –, celle liée au soin d’une plaie ou encore au traumatisme d’ordre historique – celui né par exemple des rapports injustes entre colonisateurs et colonisés… The Repair (2012) est une œuvre troublante et percutante.
La guerre, toujours, et ses dommages collatéraux ont inspiré Michael Rakowitz qui relie subtilement deux drames culturels : la destruction de la bibliothèque du Fridericianum lors de son bombardement par les Anglais en 1941 et le dynamitage des deux Bouddhas de Bâmiyan – taillés entre les IIIe et VIe siècles – par les Talibans en Afghanistan en 2001. Deux vitrines disposées de part et d’autre de la pièce présentent quelques vestiges – livres calcinés et petits morceaux de roche – garants du devoir de mémoire. Sur de longues tables occupant le centre de la salle, plusieurs répliques sculptées d’ouvrages disparus dans l’incendie de 1941 : la pierre, magnifiquement travaillée par des tailleurs afghans et italiens, provient de la vallée de Bâmiyan.
Emily Jacir – artiste présentée comme « vivant autour de la Méditerranée » sans autre précision de nationalité – fait elle aussi écho au passé tragique de la bibliothèque du Fridericianum. Ex-libris (2010-2012) évoque le pillage, la destruction et la question de la restitution de quelque 30 000 livres subtilisés par les troupes israéliennes dans les maisons et institutions palestiniennes en 1948. Six mille d’entre eux sont conservés à Jérusalem et enregistrés comme « propriété abandonnée ». Ce sont ces ouvrages et leurs ex-libris qu’elle a entrepris de sortir de l’oubli en les photographiant avec son téléphone mobile. Des dizaines de clichés de formats différents habillent les murs de la petite salle où elle a choisi de s’installer.
La suite de cet article sera mis en ligne le lundi 2 juillet.