Neuvième épisode d’une série d’articles destinés à l’art numérique que vous pouvez retrouver chaque mardi. Notre objectif est de présenter cet art « nouveau », de le situer dans une continuité historique, d’en analyser le contexte technologique et juridique, d’en découvrir les multiples facettes et d’imaginer ses développements futurs.
Galeries et maisons de vente aux enchères à l’affût
Avec l’arrivée du numérique, de plus en plus de galeries ont entrepris de proposer des photos mais aussi des vidéos, pendant que celles qui étaient les plus investies dans l’art contemporain proposaient des installations. Des œuvres hybrides comme Traces de culture d’Andréas Dettloff, et ses pneus aux tatouages marquisiens avec ses trois vidéos projetées en boucle (Mad Max à Tahiti, La danse du pneu, Tatoo me), visibles au cœur de l’installation (galerie Winkler, Papeete) ; ou, sur le sous-continent indien, Pure Space, de Subodh Gupta, grand cube de verre aux armatures d’acier exhibant des piles de Gramchcha (pièces de tissu indien) et un moniteur LCD les mettant en situation (galerie Nature Morte, New Delhi). De telles œuvres sont devenues légion, au point qu’elles font désormais partie intégrante du paysage de l’art d’aujourd’hui et qu’elles sont présentes dans toutes les galeries spécialisées.
Mais les lieux qui ont fait le pari exclusif de l’art numérique sont beaucoup plus rares. Numériscausa était l’exception à Paris. Stéphane Maguet, son directeur, a annoncé sa fermeture, expliquant qu’un nouveau projet est en cours. « En cinq ans de société de production et deux ans de galerie, nous avons développé une philosophie entre l’art contemporain et la technologie. Nous considérons que dans l’art numérique il y a des enjeux plus importants que ceux liés aux œuvres simplement plastiques, mais nous refusons de tomber dans la technologie à outrance », a-t-il expliqué le 23 octobre 2009 à la soirée de lancement de Digitalarti, site dédié aux cultures digitales. Le projet de Numériscausa était de confronter l’art numérique au marché de l’art ; l’arrêt de la galerie, même si Numériscausa continue son activité de production et souhaite plus que jamais développer son rôle de médiateur, n’envoie pas un signal positif. La plupart des galeristes restent prudents. On constate que peu d’artistes numériques sont représentés en galerie et qu’ils ne constituent qu’un faible pourcentage de l’activité de ces dernières. Dénicher un artiste numérique parmi les innombrables noms mentionnés sur les sites Internet des galeries relève de la gageure. Certaines les ignorent superbement (en dehors des photographes) et d’autres en sont tellement chiches qu’il n’est pas interdit de penser qu’elles testent cette « nouveauté » du bout des lèvres, à moins que, tout simplement, elles veillent à ne pas manquer le coche… De ce point de vue, et en tenant compte de la taille du pays, la situation aux Etats-Unis ne semble guère différente. Catharine Clark, propriétaire de la galerie éponyme à San Francisco, a récemment vendu un site internet au collectionneur Théo Armour, mais elle précise : « Bien que l’intérêt des collectionneurs aille croissant dans ce domaine et que le marché des nouveaux médias soit en pleine expansion, il n’existe que très peu de galeries spécialisées. » De tête, elle ne peut en citer qu’une, à New York, la Bitforms (http://www.bitforms.com).
Globalement, les professionnels de la vente d’œuvres d’art demeurent donc frileux et les plus hardis d’entre eux en sont encore à faire de la pédagogie à destination des collectionneurs qui, pour la plupart, ne connaissent pas suffisamment l’art numérique pour comprendre l’intérêt d’en acheter. Toutefois, dans ce paysage, il faut signaler une exception : le commissaire-priseur Pierre Cornette de Saint Cyr, fondateur de la maison de ventes aux enchères du même nom. Collectionneur (d’art numérique entre autres), il fut à l’origine du développement du marché de la photographie en France à la fin des années 1970. Avec un petit groupe de professionnels, il réfléchit actuellement à la rédaction d’un document qui poserait les bases d’un marché pour l’art numérique considérant qu’il est impossible d’acheter si l’on ne peut pas identifier clairement ce qui est proposé à la vente. « Il faut établir une charte. Déterminer ce qu’est une œuvre numérique car pour qu’il y ait collection, il faut qu’il y ait possession, pour qu’il y ait possession et marché, il faut que l’on puisse revendre. Pour le moment, le plus pratique, c’est l’établissement d’un certificat de vente avec les indications d’usage », explique-t-il. Et dans ce domaine, elles peuvent être nombreuses. Il y a notamment le nombre d’exemplaires de l’œuvre, les droits qui sont cédés et la description technique. Convaincu que l’avenir de l’art numérique repose sur les collectionneurs privés, Pierre Cornette de Saint Cyr ne ménage pas ses efforts pour permettre une meilleure compréhension de ce qui est en train de se passer et qu’il vit comme une « nouvelle Renaissance ». « La seule chose qui me passionne, c’est le futur, affirme-t-il. J’ai parrainé le premier festival d’art numérique consacré à la réalité virtuelle à la Bastille. Le prochain j’aimerais le faire aux Beaux-Arts pour que les étudiants voient ce que c’est. »
Des institutions et des collectionneurs frileuxPour les institutions, l’art numérique est une branche des arts plastiques. Il n’existe pas de politique particulière à son encontre et aucun lieu pour le moment ne lui est exclusivement consacré même si le Palais de Tokyo et Beaubourg exposent régulièrement des artistes numériques. C’est d’ailleurs dans ce dernier que Maurice Benayoun a, en 1995, présenté Tunnel sous l’Atlantique. Cette installation de réalité virtuelle, qui reliait le centre Pompidou et le musée d’art contemporain de Montréal, compte parmi les toutes premières commandes publiques dans le champ de la création numérique. Par ailleurs, il existe un fonds spécifique de soutien aux créateurs d’œuvres numériques qui fonctionne par l’intermédiaire du CNC (Centre national du cinéma et de l’image animée) et qui a pour mission d’aider à la maquette (permettre à un artiste de formuler un projet mettant en valeur sa démarche artistique et présentant les caractéristiques économiques et juridiques de son projet), à la production d’œuvres (accompagner la finalisation d’un projet artistique et consolider le montage financier) et à l’organisation de festivals consacrés aux arts numériques (qui favorisent notamment les rencontres entre la recherche et la création). Si les demandes d’aide sont examinées par la commission DICRéAM (Dispositif pour la création artistique multimédia) composée des représentants de la Direction de la musique, de la danse, du théâtre et des spectacles (DMDTS), de la Délégation aux arts plastiques (DAP) et du Centre national du livre (CNL), la décision finale d’attribution revient au directeur du CNC. Une deuxième aide existe, celle d’Arcadi. Cet établissement public de coopération culturelle pour les arts de la scène et de l’image a pour mission de soutenir la création artistique, de favoriser la diffusion des œuvres et d’aider au développement d’actions artistiques dans les domaines de la chanson, de la danse, de l’opéra, du théâtre et du multimédia en Ile-de-France. En région, le dynamisme n’est pas partout le même. Certains Frac (Fonds régionaux d’art contemporain) commencent à investir (tous possèdent néanmoins de nombreuses vidéos).
Parmi les plus engagés on trouve les Frac PACA (ces trois dernières années, un peu plus d’un tiers de ses achats concernait des œuvres numériques, notamment des vidéos, mais aussi des installations comme Est de Caroline Duchatelet 42) et Languedoc-Roussillon (importante collection de vidéo : 202 œuvres parmi les 900 que compte la collection). A noter que le Frac Centre a récemment fait l’acquisition Ex-Iles, une installation interactive d’Electronic Shadow. Le Fnac (Fonds national d’art contemporain), quant à lui, possédait en 2003 (les œuvres acquises les années suivantes ne sont pas encore portées à la connaissance du public) 141 œuvres classées sous l’appellation « vidéo » dont certaines sont des installations et 20 classées sous l’intitulé « multimédia » dont neuf sont des photographies. Soit 161 œuvres numériques sur les 11 000 que compte la collection. Les achats du Fnac sont habituellement dévoilés au moment de la Fiac (Foire internationale d’art contemporain qui a lieu chaque année à Paris en septembre). En 2009, aucune œuvre numérique n’a été retenue. Cet engagement limité de la part des institutions n’incite pas les collectionneurs privés qui ont du mal à s’investir. Il existe toutefois des exceptions comme par exemple : Denyse et Philippe Durand-Ruel, soutiens indéfectibles de l’œuvre de Miguel Chevalier depuis de nombreuses années, et Théo Armour, descendant d’une famille de collectionneurs américains qui, à l’instar de chaque génération, a décidé de privilégier l’art de son époque. « Quand j’étais au comi
té de la Collection Peggy Guggenheim, les autres membres me demandaient souvent « Et toi Théo, qu’est-ce que tu vas collectionner ? » Aujourd’hui, collectionner l’art de son siècle, c’est acquérir des sites Web, qui sont la forme la plus contemporaine de l’art. Chaque œuvre achetée doit rester en ligne. Elle est unique grâce à son nom de domaine et j’en suis le propriétaire mais tout ce qui la constitue est appropriable par qui veut. Il faut que l’art aille jusque dans les maisons. On ne doit plus être obligé de payer un billet d’avion pour voir une œuvre en vrai. Le site Internet artistique n’est pas une œuvre numérisée, il est l’œuvre », explique-t-il.
L’absence de collection constituée d’œuvres numériques est un handicap non seulement à la compréhension mais également au soutien de l’art numérique par le public, les professionnels de l’art et les collectionneurs. Cet écueil relevé, Anne-Cécile Worms, créatrice de plusieurs sociétés de contenus numériques, Malo Girod de l’Ain, créateur également de plusieurs sociétés de technologies et de contenus multimédia et Jérôme Chailloux, directeur général du groupement européen d’intérêt économique ERCIM (consortium de recherche européen en informatique et en mathématique), ont décidé de créer Digital Art Promotion. Lancée au mois d’octobre 2009, cette société a pour but l’acquisition et la promotion des œuvres d’art numérique internationales. « En France, on a peut-être raté le virage de l’art contemporain mais on ne ratera pas celui de l’art numérique », affirme d’emblée Anne-Cécile Worm. « On a un foisonnement d’artistes de qualité, des laboratoires de recherche commencent à faire appel à eux pour tester de nouveaux procédés, des pratiques très utiles par la suite aux industries. Pour nous, l’artiste est toujours un peu en avance sur les usages et c’est ce qui nous intéresse dans l’art numérique. L’absence de collection en France, nous a amené à concevoir le projet Digitalarti », précise
-t-elle. D’un côté, il y aura un magazine * et un site Internet, « premier site communautaire dédié aux arts numériques », plate-forme de promotion pour les artistes et les professionnels (www.digitalarti.com), et, d’autre part, le fonds d’investissement et son
comité international de sélection qui constituera la « première collection mondiale regroupant des œuvres d’art numérique de référence et des créations contemporaines ».
Concernant le fonds, il est possible d’y prendre des parts à hauteur de 1 000 € l’unité. Une somme qui sera restituée, avec intérêts, à
l’issue d’une période de huit ans maximum et après la vente complète de la collection à une institution privée ou publique. « Si nous avons bien fait notre travail on devrait pouvoir intéresser un musée ou un collectionneur. Après nous repartirons pour un tour, avec la création d’un autre fonds qui aura le même but. L’objectif est d’inciter les gens à investir dans l’art numérique en réduisant au maximum les risques », précise Anne-Cécile Worm. En attendant de pouvoir admirer les œuvres de Digitalarti, il reste que les internautes peuvent visiter, entre autres, le centre d’art virtuel de Synesthésie, espace sur le Web consacré aux théories et pratiques de l’art actuel dans le contexte des nouvelles technologies, qui propose de découvrir 45 œuvres (http://cav.synesthesie.com) et l’« e.space » (http://www.sfmoma.org/exhibitions/espace) du SFMOMA (musée d’art moderne de San Francisco) créé pour explorer les nouvelles formes d’art qui existent seulement sur le Web et dont le meilleur espace d’exposition est l’écran d’ordinateur. Notons parmi les dernières acquisitions du SFMOMA : Predictive Engineering #2 de Julia Scher (installation vidéo de 1998, qui utilise les tout premiers codes de programmation Internet) et Agent Ruby de Lynn Hershman (programme interactif grâce auquel le public peut s’entretenir avec un personnage numérique, l’Agent Ruby, 1999-2002).
Des artistes cantonnés à la marge du monde de l’art
Parmi les artistes, le sentiment le plus répandu est celui de vivre en marge. L’aspect technique de leur art les a isolés pendant longtemps. Globalement, la situation semble s’améliorer grâce à une meilleure visibilité des plus connus d’entre eux et grâce aussi à la familiarisation du public avec les nouvelles technologies. « Maintenant, c’est plus facile même s’il demeure encore des réticences, explique Miguel Chevalier. Il y a relativement peu d’artistes qui s’engagent dans cette spécificité ou qui la revendiquent. Je fais partie de ceux qui depuis les années 1980 disent que les nouvelles technologies offrent matière à questionner le monde qui est le nôtre. Aujourd’hui cette persévérance commence à être payante. » Une nouvelle génération de décideurs, d’artistes, de chercheurs, d’amateurs d’art… est arrivée. L’utilisation généralisée du numérique fait tomber peu à peu les barrières et les Français s’habituent à de nouveaux usages et à cet art qu’ils ont souvent découvert en plein air à l’occasion de manifestations festives comme la Nuit Blanche. « J’essaye d’investir des espaces inattendus, de montrer qu’on peut faire des œuvres pour des musées, des centres d’art mais aussi pour des projets à l’extérieur. Ce travail ne s’adresse pas qu’à une élite. Il s’adresse à tous. Il a fallu 80 ans pour que la photo s’impose comme un art, de mon côté, je n’en suis qu’à 25 », conclut l’artiste. Il n’en reste pas moins que la grande majorité des artistes numériques restent cantonnés en ligne et ne franchissent ni la porte des galeries et encore moins celle des musées.
Un certain nombre d’entre eux exercent dans le domaine du jeu vidéo où la France s’est construite une sérieuse réputation, d’autres
exercent dans des domaines pointus comme Yann Minh, cyberpunk et théoricien des concepts de noosphère (sphère de l’information), noonaute (explorateur de l’imaginaire), nooscaphe, nooconteur… (www.yannminh.com) En 2006, il expliquait au magazine Cimaise : « La création multimédia est le parent pauvre de la création dans l’Hexagone. Il y a quelques institutions qui essaient de jouer leur rôle en accordant des subventions. Mais, c’est dérisoire ! Les moyens sont extrêmement limités alors que ce type de création coûte très cher. Un signe révélateur : cela fait 25 ans que les chaînes de télévision française n’ont pas produit une série de science-fiction. Quand on sait que ce genre de production donne l’occasion de faire travailler des artistes, des techniciens mais aussi des scénaristes qui se rattachent à l’univers de la cyberculture, c’est regrettable. Quant à la recherche, n’en parlons pas ! Il y a cinq ans, j’ai pu constater, en allant visiter des laboratoires (medialabs) aux Etats-Unis, que la France avait déjà 20 ans de retard dans ce domaine. Aujourd’hui, rien n’a changé. Et pourtant, il y a énormément de potentiel chez nous. Quand je vois que l’armée américaine finance les outils de création des artistes multimédia américains, je rêve de ce jour où on comprendra enfin en Europe que l’espace cyberculturel est un véritable enjeu « noostratégique ». » Même s’il est plus que probable que l’immense majorité des artistes français refuseraient de recevoir l’aide de l’armée française, il est intéressant de constater que la prise de conscience des potentialités de l’art numérique n’est pas la même partout.
Un effort de pédagogie reste à faire
L’attitude des professionnels de l’art reflète celle adoptée en général face aux nouveautés, qu’elles soient artistiques, scientifiques ou autres. Le bouleversement pose des problèmes d’acceptation et d’adaptation. On passe de l’enthousiasme débordant des uns au refus le plus intransigeant des autres, ce qui incite en général le plus grand nombre à l’immobilisme. Même si la situation a évolué depuis 20 ans, il n’y a que peu d’artistes capables de financer seuls leurs recherches. La majorité crée dans l’anonymat et sans rien attendre de personne. Les galeristes et les musées jouent la prudence. Ils paraissent en attente d’un signal. Serait-ce celui qui sera émis par les salles des ventes si l’art numérique arrive à s’y imposer de manière durable ? En attendant, chacun s’accorde à dire qu’il faut qu’un vaste effort de pédagogie soit fait en direction du public et des investisseurs. Mais pendant que le milieu se demande comment intégrer l’art numérique, quelle place lui donner, les fabricants de terminaux eux mettent à sa disposition des boulevards pour atteindre le public sans aucun intermédiaire. Le monde de l’art numérique déploie son réseau sans nul besoin de parrainage d’aucune sorte. Pendant que certains rêvent de créer un nouveau marché de niche, d’autres téléchargent déjà les œuvres de leur temps sur leur i-Phone, voire leur i-Pad !
Mardi prochain : L’avenir économique de l’art numérique : l’exemple du cinéma numérique