Art & Sciences – Les résonances de Gérard Férey

Gérard Férey est un scientifique reconnu. Physico-chimiste des solides et des matériaux, passionné de géométrie, il est professeur émérite à l’université de Versailles-Saint-Quentin, vice-président de la Société chimique de France, membre de l’Académie des sciences et médaille d’or du CNRS,pour ne mentionner qu’une infime partie de son curriculum vitae. Dans le cadre de l’édition 2013 du festival Curiositas, il a donné une conférence à l’intitulé aussi inattendu que prometteur : « Art et science : qui inspire qui ? » Un exercice qui lui a demandé six mois de préparation.  Rencontre avec un homme libre et heureux.

Angélique Gilson
Gérard Férey lors de la conférence donnée dans le cadre du festival Curiositas.

A la porte de son bureau, comme sur le fronton de l’Académie fondée par Platon, est inscrit : « Nul n’entre ici s’il n’est géomètre. » C’est dire l’importance des formes pour Gérard Férey. Ce physico-chimiste, aux travaux de renommée internationale, n’hésite pas une seconde à se qualifier de scientifique artiste. Il n’est pas ici question d’humour mais de conviction, celle qui lui a fait accepter de se lancer dans une entreprise hardie : venir à l’Ecole polytechnique expliquer l’apport de la science à l’art et de l’art à la science ainsi que déterminer ce que les scientifiques et les artistes ont en commun. Pour ArtsHebdo|Médias, il reprend le sujet.

ArtsHebdo|Médias. – Vous vous revendiquez scientifique et artiste. Pourquoi ?

Gérard Férey. – L’un et l’autre sont des créateurs. Ils doutent beaucoup. Partent de rien. Souvent d’une idée folle, comme mélanger deux types de chimie apparemment inconciliables ! Et puis, la géométrie a été à l’origine de ma vocation de chimiste. Les formes géométriques ont cela de particulier que nous les retrouvons dans l’art et dans la chimie. Raison probable de mon intérêt pour les deux domaines. Je m’étonne toujours des résonances qui existent entre eux. Concernant les solides poreux, objets de ma recherche depuis vingt ans, leur représentation me ramène aux polyèdres de Platon et d’Archimède. Leur structure cristalline est mise en évidence par les rayons X qui permettent de déterminer la position des atomes dans l’espace. Une fois reliés entre eux, ils forment des polyèdres. Ces solides poreux servent entre autres de « petits camions » grâce auxquels il est désormais possible d’acheminer des molécules médicamenteuses jusqu’à un organe malade. Les formes me ramènent immanquablement à la chimie et à l’art.

La géométrie serait le premier des liens entre l’art et la science ?

sborisov - Fotolia.com
Le Parthénon, Athènes.

L’homme est sensible à la géométrie depuis toujours. Dürer la considérait comme un savoir fondamental. Certaines formes ont influencé l’homme dès le départ, par exemple les cristaux de pyrite, des polyèdres parfaits, ou les cristaux d’améthyste, à la forme pyramidale, et probablement que ces figures ont résonné chez les philosophes grecs très intéressés tant par l’art que par la science. Occupés qu’ils étaient à la recherche du beau. L’apport des Grecs est essentiel en la matière, mais il ne faut pas oublier que la partie s’est jouée sur plusieurs siècles ! Elle a commencé avec Thalès, environ 600 ans avant J.-C., et s’est terminée avec Euclide, vers 300 ans avant J.-C. Ces mathématiciens célèbres possédaient une culture de philosophe et étaient épris d’harmonie. Une notion très importante dans l’histoire de l’art. Pythagore disait qu’une harmonie cachée régit tout ce qui est. A commencer par la géométrie plane. A l’exception du pentagone, les polygones réguliers ont la possibilité de recouvrir tout le plan. C’est à partir d’eux que s’est créé l’art de la mosaïque, en Orient comme en Occident. Quant au pentagone, multiplié et plié, il devient un polyèdre, le dodécaèdre, avec lequel on peut remplir tout l’espace. Il est alors question de volume. Dans sa recherche de l’harmonie, Platon assimilait les formes géométriques aux éléments : l’icosaèdre représentait l’eau, le cube la terre, l’octaèdre l’air, le tétraèdre le feu et le dodécaèdre l’univers. Le goût des polyèdres s’est transmis de siècle en siècle et a permis le développement de la géométrie des volumes, très utilisée par les architectes.

La géométrie, puis la perspective.

spiritofamerica - Fotolia.com
L’Ecole d’Athènes (détail), Raphaël, Musée du Vatican.

Au-delà de la géométrie de base, une autre chose a beaucoup influencé l’art, c’est la perspective. La perspective n’est pas une technique innée, il suffit de regarder les représentations dans les tombeaux de l’Egypte ancienne pour s’en convaincre. La perspective a commencé à être conceptualisée au Xe siècle par Alhazen, mathématicien et philosophe perse trop peu connu, et théorisée à la Renaissance. Citons Giotto, Blaise de Parme, Lorenzo Ghiberti, Filippo Brunelleschi et Piero della Francesca, qui a écrit le premier traité sur le sujet. L’Ecole d’Athènes de Raphaël, datant de 1509, est une étude de perspective absolument fabuleuse qui présente, par ailleurs, un autre intérêt : celui de faire le lien avec les philosophes grecs antiques. Au centre, l’artiste a représenté Aristote et Platon – sous les traits de Léonard de Vinci. La perspective est un élément essentiel pour le graphisme. On la retrouve partout depuis Fra Angelico jusqu’à Maurits Cornelis Escher, certes sous une forme un peu curieuse car, avec lui, elle est trompeuse ! Seules des illusions d’optique font croire que le bâtiment est solide alors qu’il serait impossible à réaliser, comme cet escalier qui tourne mais ne monte jamais !

Poursuivons avec la symétrie.

donyanedomam - Fotolia.com
La grande pyramide de Gizeh.

L’origine de la perception de la symétrie, c’est le paysage qui se reflète dans l’eau ! L’observation d’un lac permet d’appréhender la symétrie horizontale, celle de l’homme, la symétrie verticale. Il faut également parler de la symétrie axiale, qui se compose d’un mouvement circulaire. Intellectuellement, il est possible de définir toutes sortes d’axes de symétrie, qu’on appelle d’ordre n : 6 pour l’hexagone, 7 pour l’heptagone, 8 pour l’octogone… Mais il a fallu attendre le XIXe siècle et le XXe siècle pour que les scientifiques comptent à l’échelle atomique et non plus à l’échelle de l’architecture. Ce que j’admire toujours, c’est la résonance entre les concepts philosophiques de la symétrie et la réalité à l’échelle moléculaire. C’est parce que vous avez cette symétrie à l’échelle moléculaire que vous avez des solides cristallisés. C’est une question de translation et de rotation. Toutes ces symétries ont été utilisées très tôt par les architectes. De la pyramide de Gizeh au Parthénon. Pour prendre un exemple plus proche de nous, observons la grande rosace de la face sud de Notre-Dame de Paris. Elle possède une symétrie d’ordre 4 qui laisse apparaître un plan vertical et un plan horizontal. A noter que, longtemps, toutes les représentations de l’homme ont tenu à sa symétrie d’homme immobile. Il a fallu introduire des courbes à la place des droites pour que l’art représente le vivant.

Existe-t-il une quête du beau en science ?

Oui. Tout du moins dans mon domaine, j’en suis persuadé. Pour un mathématicien, je suis sûr que c’est la même chose. Vous avez plusieurs manières de démontrer un théorème. Il se trouve que la plus élégante est toujours celle qui marche le mieux. Si je reprends l’exemple de mes solides : pour arriver à la position des atomes dans l’espace, il y a plus d’équations que d’inconnues, cela veut donc dire qu’il est possible de tomber sur plusieurs solutions mathématiques. Laquelle choisir ? Ma réponse est claire : la plus belle, la plus harmonieuse ! Je le vérifie à chaque fois.

Que ce cache-t-il derrière le beau et l’harmonie ?

Quand vous regardez quelque chose, un édifice par exemple, vous le trouvez beau parce que vous appréciez ses belles proportions. D’où viennent-elles ? De très loin, d’Euclide, qui a remarqué que l’impression du beau naissait d’un certain rapport de dimensions. Cette divine proportion est ce que nous appelons le nombre d’or. Et ce nombre d’or, on l’observe tout au long des siècles et dans de nombreux domaines. Du Parthénon aux quasi-cristaux de Roger Penrose ! Le nombre d’or existe aussi dans la nature. Le sens de l’harmonie peut donc être instinctif. Comme celui du sculpteur qui prend un morceau de glaise et affine les formes jusqu’à ce qu’elles lui plaisent. Et pourquoi ce sentiment ? Parce que la forme est en harmonie avec lui. Cette notion d’harmonie et de beau, je trouve que notre siècle est passé à côté. Le beau est une notion trop souvent perdue, et là je ne parle pas de beauté classique. Je parle de la beauté subjective, celle qui est fonction de chacun, qui n’est pas un critère absolu mais une résonance entre une forme et un individu.

Dans les apports de la science à l’art, vous citez aussi la physique, l’optique, la chimie…

Absolument, la lumière et les rayonnements ont à voir avec l’art depuis des siècles. La lumière se propage en ligne droite, tout le monde le sait mais ce dont les artistes se servent naturellement, les scientifiques doivent le démontrer. La lumière joue sur l’objet et crée une ombre projetée sur le sol, si elle vient frapper une sphère, elle crée une anamorphose. Cette théorie de l’ombre, c’est Léonard de Vinci, qui était à la fois scientifique et artiste, qui l’a conceptualisée et l’a expliquée dans un livre intitulé Traité de la peinture. Il existe beaucoup d’anecdotes dans ce domaine. Canaletto, par exemple, très réputé pour ses peintures de Venise qui possèdent la particularité de « donner l’heure » à laquelle le paysage a été fixé grâce au positionnement méticuleux des ombres ! L’artiste avait une technique bien à lui. Il utilisait l’optique, un miroir placé à 45° sur lequel se reflétait tel ou tel point de vue dont il pouvait ensuite retranscrire tous les détails sur sa toile. La chimie a elle aussi son petit mot à dire dans l’histoire de l’art. Elle est d’abord synonyme de couleur. Dans la grotte de Lascaux, cette production de la main entourée d’un brun foncé, c’est de la chimie ! Probablement un minéral naturel, de l’oxyde de fer, de la rouille. Le noir n’est pas du charbon, mais un oxyde de manganèse. Les minéraux créent les couleurs : la turquoise, l’ocre jaune, le minium orange… La palette actuelle est extraordinaire non seulement grâce aux minéraux mais aussi aux pigments de synthèse. Les végétaux peuvent également être utilisés. Chimiquement, la peinture est un liant dans laquelle vous mettez de la poudre de pigment. Ce liant peut être de l’eau pour l’aquarelle, du blanc d’œuf pour la peinture a tempera, de l’huile. Désormais, les artistes utilisent majoritairement de l’acrylique. Tout est chimie, depuis les fourneaux de la préhistoire jusqu’aux hauts-fourneaux modernes, depuis le masque d’Agamemnon jusqu’aux mobiles de Calder. La chimie peut associer différentes matières : céramique et pigments pour obtenir des émaux, métal, verre et pigments pour les vitraux…

Le foisonnement actuel des collaborations entre artistes et scientifiques n’est donc pas une mode !

Je ne crois pas que ce soit une mode. L’évolution des civilisations n’est pas linéaire, une pratique peut être sous les projecteurs à une période plus qu’à une autre. Ne pas en parler ne veut pas nécessairement dire qu’elle n’existe pas. Cela dit, il y a des constantes, comme l’anticipation dont font part les artistes. Vous qui êtes intéressée par l’art contemporain, admettez que c’est un art du désordre, apparent tout au moins. Une forme de chaos. Et qu’est-ce qui intéresse aujourd’hui les mathématiciens ? La théorie du chaos ! Curieux. Le chaos artistique a donc précédé, d’une certaine manière, le chaos scientifique ! Une fois de plus, nous pouvons évoquer une résonance.

Parlons maintenant de ce que l’art apporte à la science.

A mon sens, trois choses : l’illustration d’abord, un terrain d’étude qui n’aurait pas été abordé autrement et une poétique. Concernant l’illustration, citons l’exemple de Madame Lavoisier, élève de David mais également amoureuse de son scientifique d’époux. Toutes les expériences de ce dernier ont été consignées en dessin par sa femme. Terrain d’étude, oui. Que l’on parle de l’observation des couleurs et de leurs changements, l’utilisation des rayons X pour examiner l’intérieur de certaines œuvres, la mise en service d’un accélérateur de particules pour le centre de recherche du Louvre… les exemples de recherches scientifiques liées à l’art sont nombreux. Mais le plus important apport de l’art à la science est une faculté de s’éloigner du réel. Le plus bel exemple, c’est la photographie. Quand on sait avec quelle maestria cette technique est devenue un art. Les artistes offrent une représentation artistique du micro-monde, du nano-monde. Tout le monde connaît l’Atomium de Bruxelles qui n’est pas autre chose que l’environnement d’un atome de fer ! Pour la poétique, laissons le mot de la fin à Charles Baudelaire : Anges revêtus d’or, de pourpre et d’hyacinthe, Ô vous, soyez témoins que j’ai fait mon devoir Comme un parfait chimiste et comme une âme sainte. Car j’ai de chaque chose extrait la quintessence, Tu m’as donné ta boue et j’en ai fait de l’or.

Crédits photos

Image d’ouverture : Cristaux d’améthyste © Tatesh, Fotolia.com – L’Homme de Vitruve © Jerome Dancette, Fotolia.com – L’Ecole d’Athènes (détail) © spiritofamerica, Fotolia.com – Le Parthénon © sborisov, Fotolia.com – La grande pyramide de Gizeh © donyanedomam, Fotolia.com – Gérard Férey lors de la conférence donnée dans le cadre du festival Curiositas © Angélique Gilson

Print Friendly, PDF & Email