Le Kunsthaus de Zürich accueille actuellement une exposition singulière, la rencontre de deux œuvres fortes qui font du corps le sujet et l’objet de la peinture. Un corps aux multiples apparitions et transformations. Un corps, reflet des tourments d’une société, des blessures d’une âme. Jenny Saville insère seize de ses grands formats dans un parcours quasi chronologique, retraçant à l’aide de trente-cinq tableaux et de plus de cinquante dessins la fulgurante épopée artistique d’Egon Schiele (1890-1918). Un face-à-face inédit qui enjambe un siècle et présente deux artistes doués et précoces de l’histoire de l’art.
La neige tombe à gros flocons sur Zürich. Le Parisien imprévoyant envie le Suisse aux souliers inélégants mais ô combien adaptés à ce rude et beau climat de saison. La ville majestueuse murmure à peine. Chaque pas inflige une empreinte au manteau immaculé de l’hiver. L’activité contenue à l’intérieur de murs épais et protecteurs se laisse deviner. De la gare au Kunsthaus, la promenade se transforme en méditation silencieuse. Des instants en apesanteur qui s’effacent subitement dans le hall du musée où règne un brouhaha digne de Babel. La file d’attente à la billetterie est de bon augure, le café, servi bien chaud, revigorant. Sur le mur blanc est simplement inscrit, en lettres majuscules et orange fluo, deux noms : Egon Schiele, Jenny Saville. Chacun se prépare au choc. Personne n’échappe aux interrogations. Tout le monde croise les doigts : pourvu que le pari soit gagnant. Dans le premier espace, trois petites peintures de l’Autrichien et trois grands portraits de la Britannique se jaugent. 1908 indique la première. Schiele avait tout juste 18 ans. Le talent du jeune homme est déjà éclatant. Les yeux vides et bleus de Rosetta résistent. La peinture de Saville ne se laisse pas distancer si facilement.Une grande armoire pour premier refuge artistique
Jenny Saville est née en 1970 à Cambridge, en Angleterre. Très tôt, sa mère met à sa disposition une grande armoire, dont elle fait son premier refuge artistique. Elle entre à 18 ans à la Glasgow School of Art. Rien ne laisse entendre qu’elle ait envisagé autre chose pour sa vie que l’art. Egon Schiele est né en 1890 à Tulln an der Donau, en Autriche. Subjugué par les trains, l’enfant se voit offrir par son père un carnet dans lequel il est autorisé à reproduire l’objet de sa fascination, à raison d’un dessin par jour maximum et dans la mesure où il a terminé ses devoirs. Toutes les pages ayant été remplies en une seule matinée… le livret est confisqué et jeté au feu. Le dessinateur en herbe est destiné à devenir ingénieur. Il lui faudra surmonter bien des obstacles pour arriver sur les bancs de l’Académie des beaux-arts de Vienne en 1906.
Au fil des salles, les corps se dévoilent. Trente-cinq tableaux de Schiele, seize grands formats de Saville sont complétés par des dessins, des études qui font entrer dans les arcanes de la composition de chacun. Les deux artistes livrent des œuvres à la tension palpable. Chacun d’eux cherchent des limites et ne reculent devant aucun vertige. Dès 1905, la maîtrise d’une technique complexe de l’aquarelle et un coup de crayon implacable permettent au jeune homme le luxe du détail. Reproduire des modèles est une formalité. Un exercice qu’il s’amuse parfois à chronométrer. Quinze minutes pour un Homme barbu au chapeau (1907) – œuvre découverte dans l’ouvrage Egon Schiele-Œuvre complet deJane Kallir, aux éditions Gallimard (1998). De l’exercice scolaire obligatoire, Schiele s’éloigne pour imposer sa vision du réel. Un trait noir contient des formes sans concessions. Les mains recroquevillées d’un bébé font écho à celles anguleuses d’un autoportrait. Comme lui, Jenny Saville utilise son propre corps. Invitée en résidence dans le Connecticut en 1990, l’artiste commence à s’intéresser à la chirurgie plastique et assiste à quelques opérations. Elle réalise des expériences : photographie son corps écrasé contre une paroi en Plexiglas. Deux ans plus tard, Propped montre une femme nue assise sur un tabouret, seins compressés par ses bras croisés, doigts enfoncés dans la chair de ses cuisses. La peinture devient manifeste, elle dénonce le diktat d’une esthétique qui veut soumettre les femmes. Là où Schiele se montre décharné et provoque une verticalité, un mouvement ascendant, Saville sature l’espace avec une opulence tragique des corps. Lui peint d’après modèle, elle jamais. Elle utilise des photographies réalisées au préalable qui, associées à d’autres sources iconographiques, lui servent de point de départ. Au Kunsthaus, les corps surgissent à grand renfort de seins lourds ou chétifs, ventres rebondis ou creusés, sexes au repos et jambes écartées. Saville les montrent découpés, superposés, entravés… et toujours nus. Tous demeurent sans autre attache qu’eux-mêmes, livrés au regard dans un espace sans décor, avec pour unique compagnon la couleur qui structure le vide. Schiele respecte leur logique tout en les déformant et fait basculer leur nudité dans une ascèse et une dureté qui les rapprochent de la mort. Ils arborent par endroit un accessoire : des bas verts, ici, un porte-jarretelle rouge, là. Le peintre s’expose, portraiture des personnes de son entourage, certaines rencontrées au hasard des rues, d’autres familières – sa sœur, sa maîtresse, ses voisines, sa femme. La vie contrainte de Saville se désespère chez Schiele.Le refus viscéral du carcan moral de la société autrichienne
En 1909, le peintre rompt les ponts avec l’Académie. Il constitue avec quelques condisciples le Neukunstgruppe (Groupe pour un nouvel art). La querelle éternelle entre « les anciens et les modernes » pousse les jeunes à interroger leurs aînés : « La nature se réduit-elle à ce que le professeur reconnaît comme tel ? » ou « Ne pourra-t-on jamais permettre à l’art autrichien de se renouveler autrement que par l’imitation de modèles étrangers déjà plus ou moins démodés ? »* A cette période, l’artiste découvre la difficulté d’être « chef de file ». Il sera envié et en but à des mesquineries. Une expérience qui lui fera toucher du doigt ce que Klimt, son modèle, avait enduré dès années auparavant. En même temps que Schiele libère sa peinture des influences de ce dernier, il acquière une indépendance vis-à-vis de sa famille et notamment de son oncle, qui finira par couper les ponts. Le refus viscéral du carcan moral de la société autrichienne et celui de voir que ses manières d’être et de peindre choquent mettront souvent l’artiste dans une situation financière délicate, l’obligeront à quitter Vienne et le jetteront en prison quelques semaines en 1912. Il a 22 ans. Au même âge, Jenny Saville fraîchement diplômée reçoit deux récompenses : la médaille John Newberry et le prix Elisabeth Greenshields Foundation. La même année, Charles Saatchi rachète plusieurs pièces, parmi celles vendues à l’occasion de l’exposition organisée pour son diplôme de fin d’études, et lui propose un contrat. Une de ses toiles est exposée à la Young British Artists III à Londres. Sa notoriété augmente. A partir de 1997, la Gagosian Gallery assure sa représentation exclusive. Elle enchaîne les expositions : New York, Londres, Venise, Rome, Lucerne…
Mais revenons à l’exposition et au corps, cet éloquent fil conducteur qui offre aux œuvres de Schiele et de Saville l’opportunité de s’affronter. Difficile de parler d’écho ou de dialogue sans tomber dans un brouet de bons sentiments qui n’ont que peu de place ici ; tant la puissance du travail de l’un agit comme un révélateur du talent de l’autre et non comme une incitation au compagnonnage. La rapidité et l’agilité d’exécution de Schiele viennent inscrire sur la feuille l’essence de l’être, tandis que sa complexité surgit chez Saville d’une foultitude de traits apposés en autant de visions fulgurantes d’un pied, d’un visage, d’un coude… Le premier décide de ne pas dessiner les pieds de son modèle, la seconde laisse inachevées les jambes potelées d’un bébé… Des points communs, chacun en trouve sans pour autant que naisse la tentation vénéneuse de la comparaison. Aux cimaises, quelques œuvres sortent de la thématique commune. Schiele donne à voir des paysages urbains, des piles de livres… et des scènes plus symboliques dans lesquelles les traits de son visage reviennent telle une antienne. Le voilà figurant la mort, agonisant. Parmi les œuvres majeures du peintre, le Kunsthaus présente La mort et la jeune fille, une toile qui n’avait pas quitté l’Autriche depuis vingt-cinq ans. Elle est habituellement visible au musée du Belvédère, à Vienne.Des mots, là où habituellement s’exprimait le dessin
A l’automne 1918, l’épouse du peintre contracte la grippe espagnole. Edith meurt le 28 octobre. Trois jours plus tard, Egon Schiele s’éteint à son tour. Pour la première fois, ils s’apprêtaient à devenir parents. Sur les toiles, les personnages s’étaient quelque peu arrondis, la matière densifiée et ses effets multipliés. Cette année-là, Schiele avait peint La Famille, avec une douceur presque classique. Il avait 28 ans et une œuvre admirable. Au même âge, Jenny Saville diversifie sa pratique. Son travail s’enrichit notamment de photographies. Dès lors, la liste des tableaux et des manifestations qui font grandir sa réputation ne cesse de s’allonger. En 2007, l’artiste est admise à la Royal Academy dont elle est alors la plus jeune membre. Dans la dernière salle de l’exposition, des documents attestent des rapports étroits entre Egon Schiele et le Kunsthaus Zürich. Certains manuscrits fascinent. Il est particulièrement émouvant de voir des mots s’inscrire là où habituellement naissait le dessin. Dans l’escalier et dans notre esprit, les toiles des deux protagonistes transformées en images mentales s’affichent tour à tour. Elles viennent dans un ordre dicté par notre impérieuse sensibilité et s’accompagnent d’un certain nombre d’interrogations. Peut-on penser de manière identique ces œuvres créées à un siècle de distance ? Les rapprocher ne relève-t-il pas d’un simple exercice de style ? Sommes-nous plus riches de les avoir observer dans le même espace ? La réponse à chacune de ces questions pourrait susciter de longs et probablement laborieux développements. Il paraît plus opportun pour l’heure de botter en touche ! Disons que la rencontre est toujours plus gratifiante que l’inconnaissance, la réflexion toujours plus bénéfique que les idées reçues et le mouvement toujours plus enthousiasmant que la sanctuarisation. « L’art reste éternellement le même : l’art. C’est pourquoi il n’y a pas d’art nouveau. Il y a de nouveaux artistes », écrivait Schiele en décembre 1909 dans le manifeste du Neukunstgruppe. L’institution suisse le prouve.
* Egon Schiele-Œuvre complète, Jane Kallir, Gallimard, 1998, p. 33 et p. 49.