« Je crois à la production d’atelier comme à quelque chose de l’ordre d’un cahier de brouillon qui va dans tous les sens, dans lequel on expérimente sans cesse. » Ses expérimentations esthétiques, Pierre Buraglio les mène avec une indéfectible passion depuis maintenant cinquante ans, à l’abri de son laboratoire de Maisons-Alfort. S’appuyant sur d’innombrables techniques, il décortique la peinture, en réinvente les formes pour en extraire les multiples sens et signes d’un langage sans cesse renouvelé. Un travail sémantique qui se traduit par des recouvrements, camouflages, caviardages, assemblages et autres collages s’associant, en une très grande variété de combinaisons, au dessin, à la gouache, à l’estampe ou encore à la sérigraphie. Souvent la toile est faite d’un morceau de bois, d’une plaque de tôle ou de contreplaqué, quand ce ne sont pas des matériaux ou objets plus improbables encore dont il s’attache à mettre en lumière les qualités formelles et intrinsèquement picturales. Sa démarche donne autant d’importance à l’élaboration et au geste qui l’accompagne, qu’à l’œuvre elle-même, ses tableaux dévoilant à la fois de quoi et comment ils sont faits.
« Il n’y a qu’à se baisser pour trouver et ramasser de la couleur », énonça-t-il un jour. Un constat à prendre au sens poétique comme au sens propre, puisque l’artiste est de fait passé maître dans l’art de dénicher ces vestiges du quotidien que nous avons pris l’habitude d’abandonner distraitement derrière nous. Chambranles de fenêtre, morceaux de ruban adhésif usagé, enveloppes et emballages ; au gré de ses balades, il accumule ainsi une foultitude d’objets obsolètes et délaissés, dressant une sorte d’inventaire singulier des traces de vies inexorablement vouées à l’effacement. Autant d’objets déchus qui, par son entremise, entament une nouvelle existence esthétique, souveraine et absolue.
Abordant l’abstraction comme la figuration, Pierre Buraglio développe au fil de ses recherches le thème de la mémoire. La sienne tout d’abord, dont il remonte le cours jusqu’à sa plus petite enfance, marquée par l’Occupation durant la Seconde Guerre mondiale. Ainsi, J1, qui est le titre d’une série d’impressions jet d’encre rehaussées à la gouache, fait également référence à l’inscription que portait la carte d’alimentation des enfants âgés de trois à six ans… Ici se mêlent dessins, photos, écritures, autant de fragments collés, assemblés, qui viennent illustrer les bribes d’un passé enfoui dans les tréfonds de la mémoire, mais aussi ce que, plus tard, il a pu lire et découvrir.
L’histoire de l’art est un autre ferment de sa réflexion qui oriente son approche du langage pictural. En témoignent notamment plusieurs séries de dessins et d’estampes réalisés « d’après » ou bien « avec » l’un des maîtres du passé. « Quand on dessine à partir de tableaux très complexes, on est amené à simplifier : je laisse leur complication de côté, certes, mais j’espère ne pas abandonner leur complexité », dit-il en évoquant cette partie de son travail. La magie de son trait nous conduit immanquablement jusqu’à l’essence de chacune des toiles et travaux dont il choisit de s’inspirer.
S’il a abandonné le militantisme des années soixante, il ne cache pas avoir « des positions de citoyen », dont l’expression lui est « très concrètement fournie par la commande publique. » « C’est explicitement l’occasion d’être dans la vie avec mes moyens de peintre », affirme-t-il. N’ayant rien d’un donneur de leçon, l’artiste ne se lasse pas, cependant, de nous inviter à la réflexion, au questionnement, voire à la remise en question, indispensables à l’appréhension de notre environnement collectif et/ou intime. Revient alors le thème, précédemment évoqué, de la mémoire, mais il s’agit ici de la nôtre que l’œuvre de Pierre Buraglio n’a décidément pas fini de titiller.