Le festival Hors Pistes, traditionnellement consacré aux images contemporaines, débute aujourd’hui au Centre Pompidou, à Paris. David Guez y présente Disque dur papier, une œuvre qui tend à préserver l’essentiel. A cette occasion, ArtsHebdoMédias interroge l’artiste sur son actualité et sur ses projets. Notamment camera 2067, qui permettra d’envoyer des photos dans le futur et d’en savoir plus sur la face cachée du réseau… Entretien.
ArtsHebdoMédias. – Comment est née l’idée de Disque dur papier ?
David Guez. – Rappelons au préalable que mon médium est le réseau internet. L’idée du disque dur papier est née à l’occasion d’une carte blanche proposée par la publication online poptronics.fr en 2007. A cette époque, je voulais absolument réaliser un magazine PDF différent pour chaque lecteur. Dans ce but, j’ai appris la programmation permettant de créer dynamiquement des PDF et, parallèlement, j’ai commencé à réfléchir au support papier comme moyen de stockage des données numériques. Avec d’autant plus d’ardeur que la numérisation à outrance de notre patrimoine culturel et artistique apparaît à bien des égards d’une grande fragilité : il suffirait d’un électroaimant ou d’un simple orage magnétique pour faire disparaître, en quelques instants, le contenu informatique d’une région entière. Face à cette menace, le papier et les autres matériaux « en dur » peuvent être des solutions. Eux, qui disparaissent au profit des tablettes et applications en tout genre, sont des moyens de stockage efficaces, même s’ils demeurent « faibles » quant à la rapidité d’accès aux informations et à la capacité de stockage. J’ai donc réalisé un programme qui permet à chaque utilisateur d’imprimer un magazine PDF contenant le code informatique d’un fichier choisi par lui. Naturellement, il m’a fallu alors réfléchir à la question de la miniaturisation du code (police de caractère inférieure à 1 point) afin de faire tenir un maximum d’informations sur le support papier.
Comment avez-vous fait évoluer cette idée ?
En 2009, j’ai réalisé des affiches de taille A1 (80 x 60 cm) contenant la totalité de la Bible. Le résultat est assez bluffant, puisque le texte devient une sorte de carte sur laquelle le regard passe d’une phrase à l’autre, un peu comme l’hypertexte le propose sur Internet. Pour le festival Hors Pistes 2013, dont le thème est le cinéma et la miniaturisation, je suis parti sur une troisième proposition : « les livres disque dur papier ». Chacun d’eux contient l’intégralité du code binaire d’un film. Le premier de la série recèle Le Voyage dans la lune de Georges Méliès et le deuxième La Jetée de Chris Marker. En stockant du numérique dans un livre en papier, je prends le contre-pied des liseuses. J’affirme, par là-même, que le livre reste l’objet le plus charnel et le plus sensuel pour stocker la connaissance, le plus à même de transporter notre mémoire personnelle et collective dans le temps. Une bibliothèque nous suit toute notre vie. Elle indexe les moments de notre apprentissage, nos références, notre univers mental. Les tablettes numériques ne font émerger qu’une infime partie de la connaissance : elles ne dilatent pas la mémoire, elles l’enfouissent dans les tréfonds du digital, dont l’obsolescence est déjà programmée.
Techniquement comment ça marche ?
Le principe est assez simple. Chaque fichier correspond à un code informatique universel (le code binaire) qui est une suite de zéros et de un. J’ai donc développé un programme qui permet de transformer un fichier vidéo en fichier texte, prêt à être imprimer et contenant l’ensemble du code du film choisi. Evidemment, il y a beaucoup de paramètres à prendre en compte (taille du fichier, type de codec vidéo, taille de la police de caractères pour l’impression…) mais sur le principe, une fois imprimé, il est possible de faire l’opération inverse en scannant chaque page pour arriver à retrouver le fichier vidéo d’origine.
Pourquoi avoir choisi de conserver de la sorte Le Voyage dans la lune de Georges Méliès et La Jetée de Chris Marker ?
Mes influences sont issues de la fiction, des sciences et, dans une mesure non négligeable, du cinéma. La Jetée est mon film fétiche et, ces dernières années, avec la série 2067, mon travail puise sans fin dans des questionnements liés au temps et à la mémoire. Il était donc assez logique de démarrer avec ces deux réalisations. Le prochain sera le mythique 2001, l’Odyssée de l’espace de Stanley Kubrick. Pour lui, je souhaite réaliser une bibliothèque contenant l’entièreté de la version DVD, soit une centaine de volumes. L’installation rappellera le monolithe du film, qui évoque à la fois l’évolution de l’homme et la connaissance.
Vous avez décidé de coder également le système d’exploitation et de l’intégrer à l’œuvre. Pourquoi ?
Pour la bibliothèque 2001, je souhaite effectivement aller plus loin dans le raisonnement et je vais proposer l’impression du lecteur vidéo et du système d’exploitation de la machine. Bien entendu, il y a une limite, d’ordre physique, mais je ne suis pas au bout de ma réflexion. En effet, il est aussi possible d’émettre l’hypothèse que les machines sont les produits d’autres machines et algorithmes, donc encore des programmes et du code. Je crois qu’il est important de créer des systèmes de réversion qui participent à l’élaboration de passages entre le numérique et la matérialité. J’ai toujours voulu que mes projets soient des solutions, même fragiles, à des questionnements engageant le virtuel et le réel.
Votre travail pose à la fois la question de la conservation des données et celle de l’obsolescence des médias. Quel est le rôle de l’artiste dans ces domaines ?
Cela fait très longtemps que l’artiste joue un rôle dans ces domaines. Durant des siècles, la peinture a fait office d’« appareil photo ». Elle était le témoin d’une réalité, plus ou moins transcendée. Même l’obsolescence des médias est une question vieille comme le monde. Cependant, elle est devenue primordiale avec l’avènement du numérique. Le rôle de l’artiste est de mettre en exergue ces problématiques et, éventuellement, de « jouer » avec ces questions de disparition, de traces, de perte de mémoire intime et collective.
Vous êtes obsédé par une éventuelle perte de mémoire. Pourquoi est-il si important de se souvenir ?
Je ne sais pas si je suis obsédé, mais je suis terrorisé par l’idée qu’un jour le film de Chris Marker puisse disparaître. On pourra toujours recréer un lecteur vidéo ou un système d’exploitation d’une machine, mais on ne pourra jamais refaire ce film ou réécrire les poèmes d’Henri Michaux, par exemple. Je pense même que l’art est un souvenir, au sens où il permet une réification du passé par l’objet (conceptuel ou pas), en l’occurrence, l’œuvre d’art.
Le temps est une préoccupation centrale dans votre œuvre. Quel en est votre définition ?
Il y a plusieurs temps, plusieurs accès à ces temps. Le temps est une notion terrienne et humaine, qui nous permet de nous situer dans notre espace visible, mais l’univers est composé à 95 % de force noire et de matière noire, donc d’invisible. L’une des pistes évoquée par la physique contemporaine parle de multiunivers, où tous les possibles se dérouleraient en parallèle les uns des autres. Notre monde ne serait donc qu’un possible parmi des millions !
Après 2067 telecom, vous envisagez d’envoyer les photos dans le futur ou dans un ailleurs. Expliquez-nous.
La camera 2067 est effectivement le prochain projet de la série 2067 que j’ai debuté en 2006 avec l’email dans le futur. Il s’agit d’un appareil photo permettant non seulement de prendre un cliché mais aussi de l’envoyer dans le futur sans en garder d’autre trace. Après son envoi, il attendra dans le réseau (cloud 2067) pour se révéler à la date choisie par celui qui a pris la photographie. Une option permettra d’envoyer cette dernière dans l’« au-delà », la face cachée du réseau, l’endroit où seul les « fantômes » peuvent s’introduire. A l’autre bout de ce dispositif, un miroir affichera les images visitées par les « esprits » ! Je m’attèle de plus en plus à l’invisible et à l’éternité. Je souhaite créer une nouvelle alchimie qui conjugue le numérique et le terrestre. Je prépare une eau forte et potable, enrichie aux flux de ces milliards de données qui circulent dans l’Internet : L’e@u, un projet sur la notion de « médias faibles » et envisageant la naissance d’un étalon kilobyte, sorte d’unité de mesure universelle.
A travers ces œuvres, vous offrez à chacun une « persistance » de lui-même au-delà de certaines bornes, peut-être même au-delà de sa propre existence. Est-ce un combat contre la mort, ultime forme de l’oubli ?
La mort est un point de vue différent des mondes qui nous entourent. Tenter de jeter des passerelles, c’est aussi un des projets de l’art. Le combat serait plutôt celui pour une survie dans le monde réel et dans le monde… de l’art !