Depuis plus de soixante ans, ce maraudeur inlassable subtilise aux murs des villes des pans entiers d’affichage sauvage dont il tire le « grand-livre » de la comédie urbaine. De décryptage en décodage, Jacques Villeglé détourne aussi les symboles pour composer un alphabet subversif, véritable guérilla des signes, qu’il a par ailleurs entrepris d’explorer en trois dimensions depuis 2006. La première réalisation fut le mot “yes”, décliné de plusieurs façons, en acier corten notamment, puis en inox. Il n’a eu de cesse ensuite de multiplier les matériaux, comme les supports et l’échelle de ses écritures dans l’espace, mené par son inaliénable goût pour ce qui fait sens. Pour célébrer ses cinq ans d’existence, l’Espace d’art contemporain Jacques Villeglé de Saint-Gratien présente, jusqu’au 23 juin, une exposition rassemblant les sculptures de l’artiste. A l’occasion de cet événement, nous mettons en ligne le portrait écrit pour Cimaise (291).
Un chaos de flèches, des dates entourées au marqueur, des noms de villes et de musées. Le calendrier mural de Jacques Villeglé est surchargé. Séjour à San Francisco, vernissage, détour à Epinal, exposition. Octogénaire, l’artiste semble habité d’une éternelle jeunesse. Il a beau prétendre lever le pied, il reste toujours aussi actif, curieux du monde et des autres. Dans la minuscule pièce encombrée qui lui sert de QG, au coeur de Paris, il se déplace avec l’agilité d’un moineau sur sa branche.
L’homme ressemble à son œuvre, humble et fière, généreuse et libertaire. Il a posé son célèbre chapeau sur le bureau, découvrant un visage de farfadet rieur. Le verbe est clair, la pensée alerte, l’esprit libre. Ses mains épousent le rythme de sa parole. En timide volubile, il charrie les mots dans de longues phrases émaillées de digressions. Citations d’amis, pluie d’anecdotes. Dans son regard bleu vif, il garde en permanence une étincelle de malice. Rompu à l’exercice de l’interview, qui se poursuit enjouée autour d’un repas bien arrosé dans un restaurant où ce fin gourmet a ses habitudes, il ne se lasse pas de revisiter ses souvenirs.
Jacques Marie-Bertrand Mahé de la Villeglé, sixième d’une famille de neuf bambins appartenant à l’aristocratie bretonne, est né en 1926 et a passé son enfance à Vannes. Son père est caissier à la Banque de France. Logement de fonction, vouvoiement de rigueur, maisonnée avare en effusions. Au collège des jésuites, l’adolescent collectionne les mauvaises notes. Pour fuir « le carcan comme la routine », il se rêve artiste « sans rien connaître de ce milieu ».
Un fil d’acier forme un dessin dans l’espace
La guerre éclate. « La porte du musée était toujours fermée. Celle du théâtre, comme le dit Alain Resnais, autre Vannetais, se confondait avec le porche menant aux vespasiennes. » C’est le désert culturel du «Travail, Famille, Patrie». « On ne connaissait ni Marx ni Freud. Comme il y avait au moins un Juif dans chaque livre d’art contemporain, les ouvrages avaient été pilonnés ou cachés. » En 1943, il trouve parmi les invendus d’une librairie L’Anthologie de la peinture de 1906 à nos jours de Maurice Raynal, parue en 1927. « Mon passeport pour la modernité s’arrêtait à ma naissance, ce qui, à 17 ans, me paraissait une éternité. » Choc décisif avec Amour, signé Joan Miró. Lettres et graffitis flottent sur une tache cotonneuse. Et le Catalan affirme tout un programme : « Je veux assassiner la peinture. » Une monographie consacrée à Le Corbusier révèle aussi au jeune Villeglé le renouveau de l’urbanisme. « Une fois mon bachot raté, j’ai trouvé une place chez un architecte conventionnel. Je lui ai parlé avec enthousiasme de la villa Savoye à Poissy du maître de l’architecture moderne. Il a haussé les épaules : “C’est une caisse en béton dans un champ de patates !”»
Il s’inscrit aux Beaux-Arts de Rennes, section peinture puis architecture. En janvier 1945, Raymond Hains intègre l’atelier sculpture. « Il se piquait de philosophie et passait son temps à lire dans les jardins. » Début d’une longue amitié. En septembre, Hains plaque l’école et s’installe à Paris. Villeglé, lui, poursuit sa formation avant de la parfaire à Nantes. « Mes diplômes rassuraient mes parents. Les études m’ont donné une structure qui m’a servi dans la vie. »
Il consacre son temps libre à sa « cueillette ». Galets, bouts de bois et prospectus enrichissent son cabinet de curiosités. En août 1947, ignorant tout des sculptures de Picasso, il ramasse sur la Chaussée-des-Corsaires, à Saint-Malo, un fil d’acier, fragment du mur de l’Atlantique. Associé à un jumeau plus épais, il forme « un dessin dans l’espace ». Avec cette première création, presque sans intervention, il a l’intuition de l’appropriation. Le déchet promis au rebut devient œuvre d’art. Il rejoint Hains dans la capitale. Les amis, qui partagent un deux-pièces à Montparnasse, hantent les cafés, les galeries, les récitals lettristes(1) et les ciné-clubs. « Il fallait rattraper le temps perdu. Les films étaient achetés à la brocante et montés n’importe comment. On voyait un type qui se mariait, et puis, l’image suivante, il se suicidait. Tout le monde rigolait. » Une pause. « On a voulu aussi rendre visite à Breton. Il était attablé à une terrasse en compagnie de Victor Brauner. Raymond a accumulé les gaffes en faisant l’éloge de Cocteau, que Breton a qualifié de “voyageur de commerce pour les bonnes dames de Vogue”. Ça a jeté un froid. »
Méli-mélo où vacillent des bribes de lettres
Hains se passionne pour la photographie, joue avec les miroirs, achète une caméra, invente un objectif à base de verre cannelé que les deux compères baptisent « l’hypnagogoscope ». Ensemble, ils mettent au point « les ultra-lettres » en explosant les quatrains de Camille Bryen. Photographié avec une lentille déformée, Hepérile éclaté célèbre une poésie conçue non plus pour être lue, mais regardée. Ensemble, ils mettront cinq ans à fabriquer un film en couleurs à base de collages abstraits. « Comme Hains, avec sa légendaire paresse, défaisait la nuit ce qu’on avait fait le jour, j’ai appelé ce court-métrage Pénélope. »
Ensemble, dès 1949, ils décollent sur une palissade entre la Coupole et le Dôme, leur première affiche, méli-mélo rouge, noir, blanc et ocre où vacillent des bribes de lettres : Ach Alma Manétro. « Notre entourage nous prenait pour de doux dingues. Mais dès l’origine, j’ai senti qu’une œuvre pouvait être construite sur toute une vie avec ce seul matériau, le papier promis à la décharge. La peinture figurative était finie, la femme-guitare déjà ringarde, l’abstraction régnait sans partage. Avec l’affiche, j’ai trouvé une possibilité de renouvellement. J’ai compris que tout le monde travaillerait pour moi. Les typographes chercheraient de nouveaux caractères, les chromistes de nouvelles couleurs, les photographes de nouvelles formes… »
En 1957, leur première exposition à la galerie Colette Allendy, à Auteuil, remporte «un petit succès d’estime». La même année, Jacques Villeglé, qui vient de convoler avec Marie-Françoise, dont il aura trois filles, est engagé comme fonctionnaire à la Ville de Paris. Il contrôle le travail des architectes sur les chantiers. Son salaire lui donne la liberté de ne pas dépendre des lois du marché de l’art. Lors de la première Biennale internationale de Paris, en 1959, les affichistes font scandale. «C’était pour nous un début de reconnaissance.»
Pas d’huile, pas de pigment. Juste la peau scarifiée des murs, dérobée puis marouflée, qui devient, sans retouche, le tableau. Avec ses palimpsestes de la «réalité collective»(2), Jacques Villeglé imagine un nouveau mode d’expression picturale. Pour théoriser sa démarche, il invente «Lacéré anonyme», incarnation de tous les lacérateurs inconnus, hommage au geste rageur ou rêveur du passant comme aux caprices du temps. L’artiste s’efface, simple «metteur en scène, ravisseur et collectionneur» de l’œuvre de ce personnage mythique.
27 octobre 1960 : au domicile d’Yves Klein, sous l’impulsion du critique Pierre Restany, sont réunis Villeglé, Hains, François Dufrêne, Jean Tinguely, Arman, Daniel Spoerri et Martial Raysse. Héritiers des dadaïstes, tous bousculent les valeurs de l’art. Ils signent la déclaration constitutive du Nouveau Réalisme. « La phrase de Restany(3) était d’un vague magnifique en raison des dissensions tangibles entre nous. Le mouvement s’est formé autour de Klein, qui avait besoin d’un groupe pour faire sa révolution bleue. On a créé ce jour-là un esprit de famille, mais chacun avait son parcours et a continué sa propre route. »
Images tronquées et messages rongés
Villeglé, qui s’est inventé un tracé non balisé, n’a pas dévié. Sans relâche, il arpente le bitume, «kleptomane à la recherche du coup de foudre ». Si les képis le questionnent, il justifie ses prélèvements « en spécialiste de l’usure chimique des couleurs ». L’œil est son pinceau, qui cadre l’affiche en un éclair. Ses premières séries privilégient la typographie. Les suivantes, aux tons plus contrastés, intègrent images tronquées et messages rongés. Les lacérations fonctionnent par sédimentations. Un sourire déchiré, dessous, une tête bigarrée, dessous, des lettres mangées, dessous encore, une nouvelle trouée… Fouillis chromatique, culbutis sémantique. Villeglé ne sélectionne ses trouvailles que lorsque les déchirures brouillent images et slogans. Ses toiles se feuillettent comme le grand roman de la mémoire du paysage citadin. Elles mêlent les jours heureux et les heures sombres. Elles se font l’écho des tensions et des passions, des revendications et des contestations. Campagnes électorales, Algérie, vedettes de l’Olympia, Viêtnam, stars de cinéma, matraquage publicitaire… Ni pour ni contre, les lacérés laissent apparaître toutes les opinions.
L’artiste cherche la surprise dans la prise. « J’ai appris à penser contre moi-même, à tuer mon goût personnel. » Sa « comédie urbaine » porte une réflexion ironique, poétique, sur la manipulation idéologique des pouvoirs économique et politique. En parallèle, Villeglé développe une « écriture » empruntée aux murs de la cité et à l’histoire de l’humanité. L’idée a surgi d’un graffiti. Le 28 février 1969, Nixon rend visite à de Gaulle. Sur un couloir de métro, les trois flèches de l’ancien parti socialiste, la croix de Lorraine, la croix gammée, la croix celtique inscrite dans le cercle du mouvement Jeune Nation, puis à nouveau le dessin de Tchakhotine(4) indiquent graphiquement le nom du président américain. « Je me suis dit : “C’est issu de la rue, c’est anonyme, c’est génial !” »
Le peintre compose son alphabet évolutif, qui mêle les symboles politiques – de l’anarchisme au fascisme, du gaullisme au communisme –, économiques, sociaux, religieux, culturels, astrologiques. Le A adopte l’étoile de David ou s’encercle anarchiquement. Le B, clin d’oeil au monogramme de Breton, se chiffre 13. Le C devient croissant étoilé, le D se transforme en croix celte. Le E incarne l’euro, le L la livre, le S le dollar, le Y le yen. Le F, comme le X et le Z, se changent en svastika, tourbillon de la création détourné en croix gammée par les nazis. Le G se fait faucille brochée d’un marteau. Le H célèbre l’Ictus Sanctus, le M récite l’Ave Maria, le T invoque le tau Christophore du Golgotha. Le K, comme le P et le R, deviennent chrismes de la propagation de la foi. Le I se strie en croix de Lorraine. Le N choisit les trois flèches barreuses de Tchakhotine. Le O se transforme en bombe ou en logo antinucléaire, le Q en symbolemâle ou femelle. Le U comme le V crient victoire. Le W s’étoile en Cassiopée. Seul le J reste vierge. « Je n’ai jamais trouvé d’équivalent. On m’a dit : “C’est un J pour Jacques !” On m’a suggéré de faire la lettre avec une ancre marine, ce qui, pour un Breton, aurait une certaine résonance. Mais ce serait un tatouage banal sans correspondance. »
« Calligraphe à vocation encyclopédique »
Issue de l’imaginaire collectif, cette « héraldique de la subversion » met l’accent sur le pouvoir inhérent aux langages et aux systèmes. Parfois, les signes se superposent et leurs sens se juxtaposent. Ils nous happent et nous échappent. Plus qu’un simple admirateur, le visiteur devient déchiffreur. Il faut se pencher sur chaque caractère pour décoder la lettre, puis le mot, enfin la phrase. Villeglé diversifie les outils (pinceau, crayon, feutre, bombe, craie) comme les supports (toile, tissu, papier, carton, mur). « Cette fois, il a fallu que je fasse les tableaux moi-même. Mais je me considère comme un calligraphe à vocation encyclopédique, un dessinateur de planches illustrées, et non comme un peintre qui compose à sa guise. »
Par le choix des transcriptions, l’artiste varie pourtant les registres entre sérieux et jeu, ironie et fantaisie. Calligrammes, boustrophédons, palindromes. Il explicite son credo artistique (Hypermnésie créative, Lacéré anonyme, Ecriture et graffiti) ; il cite Elie Faure, Vladimir Jankélévitch, Paul Claudel ; il revisite l’anthologie des carrés magiques. Sur des ardoises d’écolier, il écrit au Pentex indélébile des aphorismes piochés dans son panthéon personnel. Apollinaire, Rimbaud, Baudelaire, Michaux, Prévert, Tzara, Jarry, Kafka, Lautréamont, Borges, Céline, Barthes, Alain, Bachelard, Aron, Coluche, Dac, Desproges, Dali, Dubuffet… L’accumulation de plus de deux cents citations n’a pas de point final. Dans cette Mémoire insoluble, Jacques Villeglé a signé une unique phrase : « Ravir plutôt que faire. » Ce « releveur de traces de civilisations », pour reprendre la formule de Walter Benjamin, a inscrit là sa maxime de vie.
(1) Le lettrisme, école littéraire fondée en 1946 par Isidore Isou, prône la proscription du mot au profit de la lettre. « A mes yeux, confie Jacques Villeglé, les poètes les plus talentueux étaient mes amis François Dufrêne et Gil J. Wolman. En 1952, Debord le doctrinaire n’a plus supporté les jeux de mots incessants de Dufrêne, qui rendaient leurs conversations impossibles. Debord a dit un jour à Dufrêne : “Tu vois, on va se dire adieu, et après, on ne se dira plus jamais bonjour.” Dufrêne a pris la phrase pour une plaisanterie. Mais lorsque, quelques jours plus tard, il a salué Debord, celui-ci lui a lancé : “Je ne vous connais pas.” » En octobre 1952, Guy Debord fonde l’Internationale lettriste.
(2) Dès 1958, Jacques Villeglé conceptualise son approche avant-gardiste en publiant Des réalités collectives dans la revue Grâmmes.
(3) « Le 27 octobre 1960, les nouveaux réalistes ont pris conscience de leur singularité collective. Nouveau réalisme = nouvelles approches perspectives du réel. » Mimmo Rotella, César, Christo et Niki de Saint-Phalle rejoindront le mouvement.
(4) Serge Tchakhotine, auteur d’un essai intitulé Le viol des foules par la propagande, préconisa, pour lutter contre le nazisme, les trois flèches en opposition à la croix gammée.