De Lyon à Rouen, en passant par Nancy, Paris ou Vannes, Pierre Buraglio entretient depuis de longues années des liens serrés avec les musées, théâtres privilégiés d’un dialogue passionné avec les grands maîtres de l’histoire de l’art. Géricault, Manet, Poussin, Rodin, Vélasquez sont parmi ceux qui accompagnent ses expérimentations picturales et sa démarche, en mouvement constant depuis maintenant une cinquantaine d’années. La galerie Catherine Putman, à Paris, présente actuellement un ensemble de dessins et d’estampes réalisés spécifiquement à partir de ce travail mené dans les espaces muséaux.
Au premier étage du 40, rue Quincampoix, petite voie tranquille située à deux pas du Centre Pompidou, le visiteur pénètre dans un espace à la fois calme et lumineux. Il est baigné d’une atmosphère intime, propice à l’appréhension des œuvres sur papier dont la galerie Catherine Putman, également maison d’édition, a choisi d’être l’ambassadrice. « L’exposition est centrée sur cette pratique de Pierre Buraglio d’aller au musée pour y regarder les œuvres et en “faire” quelque chose, ainsi que sur son talent de dessinateur, explique Eléonore Chatin, directrice du lieu. Nous avons réuni des éléments, des traces de ses différentes interventions, comme autant de témoignages de ce travail particulier. » Aux murs sont accrochées une quinzaine d’œuvres qui reflètent la grande diversité des pratiques de l’artiste : aquarelles, dessins « très direct » sur papier de carnet, rafistolages, esquisses, caviardages, montages, recompositions, variations d’impression sérigraphique… La large palette technique de Pierre Buraglio est à l’image d’une quête picturale résolument mouvementée, au vocabulaire sans cesse enrichi et renouvelé.
Disposés côte à côte, trois petits dessins réalisés en 2010 d’après Rodin, sans regarder le papier, autre pratique récurrente dans son travail. Le geste est vif, spontané, il va à l’essentiel ; avant de rafistoler, redécouper, recaler. « Lors de ma résidence au musée Rodin, à Paris, j’ai d’abord travaillé en faisant appel à un savoir plutôt traditionnel, un peu comme un sportif qui s’échauffe, explique l’artiste. Ce, afin de bien connaître mon sujet, puis, par conséquent, pouvoir dessiner sans regarder le feuillet… Je ne pense pas que cela soit possible si on n’a pas déjà passé un long temps à s’imprégner du lieu lui-même. » Une méthode appliquée de façon similaire lors des journées vécues l’an dernier au Musée des beaux-arts de Rouen ou de Vannes. A chaque fois, une très grande liberté lui est accordée, ce qui ne l’empêche pas d’écouter les éventuelles suggestions de ses hôtes : « A Rouen, se souvient-il, j’avais tendance à me cantonner dans la salle dédiée à Géricault – sur lequel j’avais déjà travaillé, notamment sur les Monomanes. » A la suite d’une remarque faite « à raison » par Sylvain Amic, le conservateur – « Vous savez, Pierre, il y a d’autres très belles choses » –, il se met à dessiner d’après La descente de croix de Laurent de La Hyre, Hercule terrassant l’Hydre de Lerne de Pierre Puget et, « un peu comme exercice de style, car il est beaucoup plus difficile de représenter quelqu’un qui rit qu’un visage grave », il s’inspire d’un Démocrite de Diego Velasquez « tout à fait admirable ! ». Ces travaux sont actuellement exposés à Rouen. Retour à Géricault, et à son Carabinier auquel Pierre Buraglio a choisi de faire écho au gré de quatre variations, dont deux sont présentées à la galerie. « Ici, on n’est pas dans le “d’après”, dans le sens où je prends un dessin original et je le réinterprète, mais dans l’“autour” : c’est une autre approche possible. » Une silhouette au visage caviardé – celle de l’artiste – se dresse, vêtue d’une capote de la guerre 14-18 – empruntée à une amie. Dans le coin supérieur droit de cette œuvre réalisée à partir d’une photographie imprimée sur une forme de contreplaqué, une toile de petit format est apposée, variant, comme le cadrage de la photo, au fil des quatre réalisations. « Depuis quelques années, je réemploie des petites peintures que je trouve, ou que ma fille glane pour moi, dans des vide-greniers. J’ai quelquefois des scrupules à les utiliser, mais en même temps, il n’y a là aucune offense. C’est un peu comme lorsqu’un musicien de jazz réinterprète un air. »
Interrogé sur les peintres qu’il affectionne plus particulièrement, Pierre Buraglio évoque l’émotion suscitée par Piero della Francesca, Jean Siméon Chardin ou encore Nicolas Poussin. Ce dernier fit l’objet d’un travail spécifique – des dessins et des estampes dont une petite partie est ici présentée – mené il y a quelques mois à l’invitation de la galerie des Gobelins, d’après des cartons de tapisserie sur le thème de Moïse et de l’Ancien Testament. « J’aimerais tant qu’on m’invite au Louvre. Il faut que j’intrigue pour cela ! J’ai déjà fait pas mal de choses d’après Poussin, mais essentiellement à partir de reproductions. »
Deux sérigraphies viennent rappeler la résidence effectuée par Pierre Buraglio à l’Historial de la Grande Guerre, en 2011 à Péronne. « C’est un clin d’œil, glisse Eléonore Chatin, car il s’agit d’un musée, non pas d’art, mais d’histoire. Pourtant, c’est finalement un peu la même manière de travailler, à partir d’un objet plutôt que d’un tableau. » Chacune est une variation, sur un support différent, d’une impression représentant deux casques, allemand et français, posés l’un sur l’autre et affichant respectivement les prénoms de Karl et de Rosa, discret hommage aux militants d’extrême gauche antimilitaristes Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg. « Il n’y a pas une analyse rationnelle à faire pour chacune, la situation reste ouverte », note l’artiste. Et de montrer l’une des deux sérigraphies, au fond dominé par des éclats de vert : « Là, il y a un côté un peu bucolique… J’ai souvent pensé à ce poème qu’on a tous appris – Le dormeur du val d’Arthur Rimbaud – : “C’est un trou de verdure où chante une rivière”… A la fois, c’est verdoyant et puis, il y a un jeune mec, couché là, qui a été tué. »
A travers son œuvre, et la manière même dont il la construit, Pierre Buraglio n’a de cesse de tracer des correspondances, des liens subtiles et puissants entre les hommes et les époques, les préoccupations d’antan et d’aujourd’hui. « Le musée et la vie, voilà de quoi traite l’exposition », conclut-il simplement.