La photographie de reportage a peu à peu glissé des colonnes de la presse quotidienne et magazine aux cimaises des galeries. Interdit devant le traitement de certains sujets d’actualité, le public observe avec curiosité ces clichés vendus comme des œuvres d’art. A l’occasion de cet e-magazine entièrement consacré à la photographie d’art, ArtsHebdo|Médias vous propose de faire le point sur un sujet pour le moins controversé. Photojournalisme et art contemporain, ou l’illustration d’un « je t’aime moi non plus ».
Photo d’actu et cimaises, le mariage des frères ennemis
Promenade dans les allées de Photoquai(1). Cette quatrième édition de la biennale « des images du monde » présente 40 photographes du monde entier. Sur les panneaux grands formats s’étalent beaucoup de portraits, d’immenses paysages, des scènes empreintes de poésie. Plus rarement, certaines évoquent un fait de société. Pourtant, un coup d’œil sur les biographies des auteurs nous montre que la plupart ne viennent pas d’une école d’art mais sont diplômés de… photojournalisme. Et s’ils mentionnent des publications dans la presse internationale, une grande majorité revendique surtout des travaux documentaires au long cours, avec une approche esthétique qui les mène à la frontière entre journalisme et art contemporain. Reporters, documentaristes, artistes ? Il semble bien en tout cas que les héritiers de Robert Capa aient changé d’objectif(s).
Photoreporter, un métier sur le déclin
Avant, il y avait ce que les professionnels appelaient le « news ». Une guerre éclatait à l’autre bout du monde et, l’instant d’après, une centaine de photojournalistes accouraient de part et d’autre de la planète pour « shooter » l’événement et en faire la une des quotidiens et magazines. Les photoreporters gagnaient alors très bien leur vie et le métier faisait rêver. Chacun nourrissait l’envie de marcher sur les traces d’un Gilles Caron, d’un Don McCullin ou d’une Gerda Taro. Un demi-siècle plus tard, cet espoir s’est plus que tari. La crise de la presse, le « journalisme citoyen » avec des photos prises à l’aide d’un téléphone mobile et mises en ligne immédiatement, l’arrivée du numérique rendant la prise de vue beaucoup plus simple, ainsi que l’émergence de photographes professionnels dans les pays du Sud ont eu raison, ou presque, de ce métier dont très peu arrivent à vivre correctement aujourd’hui. « Quand j’ai commencé Visa pour l’image, en 1989, je connaissais des centaines de photographes qui vivaient de leur passion, se souvient Jean-François Leroy, le directeur de ce rendez-vous incontournable du photojournalisme. Aujourd’hui, je n’en connais guère plus d’une quinzaine. Il y a pourtant un réel intérêt du public, Visa fait 220 000 entrées chaque année. Cherchez l’erreur ! Le hot news, c’est fini de toute façon. »(1) Manifestation organisée cette année du 17 septembre au 17 novembre sur les quais de la Seine et dans le jardin du Musée du quai Branly, à Paris.
Quand le fait d’actualité inspire des œuvres d’art
Si les photographes de presse n’hésitent pas à intégrer un aspect artistique à leur travail, de nombreux artistes se servent volontiers de situations issues du réel pour faire naître leurs œuvres. Taryn Simon, jeune artiste américaine « conceptuelle », selon sa propre définition, utilise par exemple le médium photographique pour interroger le public sur une question d’actualité, voire d’éthique. Ainsi, dans sa série The Innocents, elle photographie, dans les lieux où ont été commis des crimes, les condamnés à tort, innocentés par la suite grâce à des tests ADN. Fait important : ces anciens prisonniers avaient été pour la plupart mis en cause par des preuves photographiques. L’artiste pose donc la question de ce que disent les photos et de ce que l’on peut leur faire dire. Au-delà de cette problématique qu’il soulève, son travail a également été salué par la critique pour sa remarquable approche esthétique.? Jeff Wall est un autre artiste coutumier du fait. Par ses montages et ses mises en scène de moments aperçus ou vécus, il a inventé un nouveau style qu’il a baptisé le « near documentary » – ou « presque documentaire ». « L’activité qui consiste à fournir de l’information résulte du fonctionnement d’une institution qu’on appelle journalisme, explique l’artiste lors d’un entretien avec le critique d’art Jean-François Chevrier. Mais le reportage peut être détaché du contexte journalistique et rapporté à la simple opération photographique. C’est pourquoi n’importe quelle photographie, même si elle n’a pas valeur d’information pour le monde, est déjà une forme de reportage. » Un style qui plaît aux collectionneurs : son Dead Troops Talk (A Vision after an Ambush of a Red Army Patrol, near Moqor, Afghanistan, Winter 1986), une photo inspirée de la guerre en Afghanistan, prise en studio à l’aide d’acteurs en 1992, a ainsi atteint, en mai 2012, 2,45 millions d’euros chez Christie’s.La Pinacothèque de Munich expose le travail de Jeff Wall jusqu’au 9 mars 2014.
Loin de renoncer à leur vocation, beaucoup de photoreporters se sont mis à diversifier leurs sources de financement et, pour ce faire, à travailler autrement. Webdoc, vidéo, édition font partie des différentes destinations possibles de leur travail. Une autre déclinaison vise également le marché de l’art, et plus spécifiquement les galeries et les institutions muséales. Aussi voit-on depuis quelques années un grand nombre de clichés s’inspirant des événements d’actualité fleurir dans des endroits auxquels ils n’étaient jusqu’alors guère destinés. Leur spécificité : une patte artistique qui tend à brouiller les frontières entre travail de journaliste et œuvre d’art. Certes, l’approche esthétique de la photographie documentaire n’est pas nouvelle. Dès les années 1930, Walker Evans faisait un pas de côté en instaurant un cadrage plus serré, en privilégiant une atmosphère et en créant une distance avec son sujet. Une première étape vers un style documentaire qui n’a cessé de se métamorphoser tout au long du XXe siècle. Pour Gaëlle Morel, docteur en histoire de l’art contemporain et commissaire d’exposition, ces dernières années ont vu émerger une « affirmation de la subjectivité ». « Les photographies exposées [dans des lieux de légitimation culturelle] se distinguent des clichés imprimés dans les journaux par un style documentaire marqué par le retrait du photographe et la grande clarté des images », écrit-elle dans un article de la revue Etudes photographiques. Pour la théoricienne, ce phénomène « semble bouleverser les définitions traditionnelles : les images publiées introduisent des éléments subjectifs dans la presse et la pratique créative des photographes joue au contraire sur l’absence de transfiguration de la réalité ».
Luc Delahaye, le photoreporter autoproclamé artiste
Pour Michel Poivert, professeur et historien de l’art, « le déplacement de la photographie de presse vers l’art est un phénomène accompli, institué. Le concept de photographe auteur est obsolète ». Pour preuve, selon lui, la consécration cette année au Prix Pictet de Luc Delahaye, célèbre photoreporter autoproclamé artiste en 2004. Admiré autant que décrié, cet ancien des agences Magnum et Sipa défraie la chronique dès 2003, lorsqu’il expose dans une galerie new-yorkaise, en grand format (1,1 m x 2,3 m), sa série History. Des photos panoramiques d’événements, qu’il appelle des « moments d’histoire », qui ont eu lieu en 2001 et 2002 ; parmi eux, le procès de Milosevic, Ground Zero, George Bush aux Nations unies ou encore des photos de cadavres en Afghanistan. Les clichés choisis présentent pour la plupart une esthétique différente de ceux vendus à la presse, notamment dans le traitement de la lumière, de la distanciation avec le sujet, du cadrage beaucoup plus large qui permet, selon Luc Delahaye, de « montrer la scène dans son ensemble, ce que ne fait pas la presse habituellement ». Si certains comparent ces immenses formats à des tableaux empreints de référence à la peinture classique, d’autres s’avèrent beaucoup plus réticents à le ranger parmi les artistes, gênés surtout par le fait de voir transformés en œuvre d’art des thèmes souvent graves et habituellement traités par la presse. Aujourd’hui, l’ancien photoreporter continue d’arpenter les théâtres de guerre et autres scènes d’actualité. Ses productions, toujours de grands formats tirés à cinq exemplaires, sont réservées exclusivement au marché de l’art et vendus entre 30 000 et 40 000 euros. Avec lui, l’actualité est entrée sur le marché de l’art, creusant un sillon dans lequel de nombreux photojournalistes tentent de s’engouffrer.
Matthias Bruggmann associe un texte à chacune de ses images. Voici celui qui accompagne Mogadiscio, le 29 mai 2009 : Dans le quartier de Wardhiigley, à quelques centaines de mètres du palais présidentiel de Mogadiscio, une milice du gouvernement de transition tente de repousser une offensive du Harakat al-Shabaab al-Mujahideen. Certains des combattants gouvernementaux ont été, avec le soutien de la France et des Etats-Unis, entraînés en Ouganda et à Djibouti. Fou de rage de ne pas avoir assez de balles, un des miliciens a failli exécuter son commandant. Mohamed Abdi Gandhi, le citoyen français ministre de la Défense, expliquait quant à lui que les soldats devaient apprendre à économiser leurs munitions. L’été suivant, le président a limogé le général Mohamed Ghelle Kahiye pour vente de munitions à l’opposition.
Si très peu de photoreporters ont, comme Luc Delahaye, abandonné le journalisme pour ne s’intéresser qu’au marché de l’art, beaucoup de noms connus ont tout au moins franchi le seuil des galeries. Plusieurs d’entre elles se sont d’ailleurs fait une spécialité de cette catégorie de photographie, comme La Petite Poule noire ou Polka, avec plus ou moins de succès. Ainsi, la galerie parisienne Photo Art Size, spécialisée dans le photojournalisme, a dû fermer sa porte aux collectionneurs privés l’an dernier : « Le photojournalisme, comme œuvre d’art, c’est difficile à vendre. Les sujets sont souvent graves et tout le monde n’a pas envie d’accrocher ce genre de photo dans son salon, explique un des responsables de la galerie. Aujourd’hui, nous avons un showroom destiné aux collectivités et aux entreprises, qui sont beaucoup plus preneuses de ce genre de travail. » Même la galerie Magnum, malgré le prestige de son fonds photographique et la renommée de ses membres, serait menacée d’une fermeture prochaine faute de collectionneurs intéressés.
Les photographes, quant à eux, sont confrontés à un double problème : leur volonté de produire pour un public le plus large possible et organiser la rareté de leurs « œuvres » pour en augmenter le prix de vente et rester en accord avec les impôts. Ces derniers considèrent en effet qu’une photographie est une œuvre d’art lorsqu’elle n’est tirée qu’à « 30 exemplaires signés et numérotés tous formats et supports confondus ». Par voie de conséquence, certains photographes, comme l’Américain Stanley Greene, choisissent de ne pas numéroter tous leurs tirages afin qu’un maximum de personnes puissent accéder à leurs images. Lors de son exposition à La Petite Poule noire en 2011, l’artiste a ainsi décidé de ne pas numéroter ses deux séries sur Katrina et la Tchétchénie. Si Stanley Greene ou Luc Delahaye réussissent à vendre des clichés en galerie, c’est aussi que leur réputation les précède, notamment grâce à leurs expositions dans des institutions et milieux culturels ou par le biais de leurs publications dans la presse. « Les collectionneurs achètent une icône, explique ainsi Valérie Fougeirol, ex-directrice de la galerie Magnum et ancienne commissaire générale de Paris Photo. Mais c’est quand même le fait qu’il y a une certaine qualité photographique dans l’image proposée, doublée de son existence dans la presse ou autre support, qui crée son niveau de reconnaissance. La photographie n’est-elle destinée à ne connaître que des icônes ou bien peut-on parler de chefs-d’œuvre photographiques ? La question est toujours ouverte », poursuit-elle.
Une nouvelle génération protéiforme
Ces interrogations, les nouvelles générations de photographes tentent d’y répondre en s’adaptant aux exigences du marché de l’art. Mais ils ne négligent pas pour autant leur vocation de journaliste et leur volonté de témoigner de faits d’actualité. Ainsi Guillaume Herbaut continue-t-il à vivre de ses publications « à hauteur de 80 % », précise-t-il, et poursuit en marge plusieurs travaux personnels dont il trouve des débouchés dans l’édition ou dans des institutions culturelles : « Je viens de la culture Magnum, du photojournalisme pur. Il a fallu que j’apprenne à m’en détacher, à réfléchir autrement. » Une attitude qui lui a ouvert beaucoup de portes, à l’instar de celles de la galerie Paul Frèches, à Paris, qui, il y a quelques années, a même été jusqu’à l’aider à financer sa série Ciudad Juarez. « Un magazine devait m’aider et a appelé au dernier moment pour se désengager, Paul Frèches a alors décidé de me prêter l’argent nécessaire pour mon reportage. » Un pari gagnant puisque la série a été achetée par le Fonds national d’art contemporain. Mais une attitude plutôt isolée. De son côté, Philippe Dudouit, photographe suisse connu pour son travail réalisé à la chambre sur la bande sahélo-saharienne, ne commence jamais un travail en se demandant à quelle plateforme il le destine. Et, pour le produire, il s’appuie sur des financements variés qu’il trouve en amont, « via l’éditorial mais aussi grâce à des prix et des fondations comme le Swiss Design Award ou le Magnum Emergency Fund ». « East Wing, ma galerie à Dubaï, poursuit-il, ne me prête pas de fonds mais s’engage à m’appuyer financièrement pour compléter mon travail. » Parmi les jeunes photographes surfant entre photojournalisme et art contemporain figure également Matthias Bruggmann. Représenté par la galerie Polaris, le jeune homme a fait ses premières armes dans la presse avant d’intégrer la prestigieuse Ecole des arts appliqués de Vevey, en Suisse. Son sujet de prédilection : les zones de conflit. Et si ses photos montrent parfois les effets de la guerre en gros plan, le directeur de la galerie, Bernard Utudjian, n’a pas hésité une seconde avant de le représenter : « J’ai aimé l’œuvre de Matthias Bruggmann. C’est avant tout un artiste, et ce qui m’intéresse chez lui, c’est sa vision artistique des choses et ce qu’elle raconte de l’humain. Du coup, sa photo n’est plus seulement documentaire, elle touche parfois au sublime de la situation. » Et, s’il avoue que ces images « ne se vendent pas comme des petits pains », il en a tout de même vendu quelques-unes, dont celle de Port-au-Prince, que les acheteurs ont comparé à un ballet. « De plus en plus de jeunes photojournalistes viennent me présenter leur travail, poursuit le galeriste. Ils essaient de se positionner sur le marché de l’art, mais ils ont souvent des prétentions trop élevées. Ils demandent parfois entre 3 000 et 5 000 euros pour un tirage, sans avoir aucune idée de ce qu’est une cote. C’est quelque chose qu’on devrait leur enseigner dans les écoles. »
Une question d’éthique et d’engagement
En 2005, Jean-François Leroy estimait « qu’un bon photojournaliste place ses photos dans un magazine et non pas dans une galerie ». Aujourd’hui, il modère ses propos, comprenant que ce dernier n’a plus d’autre choix que de diversifier ses revenus. Mais ce n’est pas la seule raison. Nombreux sont les photographes qui considèrent que l’option artistique leur ouvre un nouvel espace d’expression photographique qu’ils n’avaient jamais rencontré dans la presse. Mais peut-être ne faut-il plus aujourd’hui opposer ces deux univers. Car, là où le photojournalisme témoigne des réalités du monde, la photographie d’art permet de les questionner.
Photo Off à l’écoute du monde
Initié en 2010 dans le but de mettre en lumière la photographie contemporaine internationale, et notamment la scène émergente, Photo Off accueille cette année encore une vingtaine de galeries françaises et étrangères. Parrainée par Sarah Moon, la quatrième édition du salon, intitulée For Real !, reprend ses quartiers à La Bellevilloise, dans le XVIIIe arrondissement de Paris, jusqu’au dimanche 17 novembre. La manifestation entend promouvoir plus particulièrement la photographie engagée, représentative selon ses organisateurs « d’une nouvelle génération observatrice et sensible, connectée au réel », qui tente de saisir à sa manière la transformation du monde. Et de revendiquer « la recherche de cette délicate et indispensable frontière entre témoignage et geste artistique ». Parmi les temps forts de ce rendez-vous 2013 : un double focus sur de jeunes talents géorgiens et la photographie malienne et la mise en avant de l’œuvre du photographe américain Richard Ballarian, invité d’honneur de l’exposition, à travers sa série Urban Man, née de sa rencontre avec Paris, où il s’est installé dans les années 1970.
Références bibliographiques
Esthétique de l’auteur, signes subjectifs ou retrait documentaire, article de Gaëlle Morel paru dans Etudes photographiques, n°20, juin 2007.
Après la photographie ? De l’argentique à la révolution numérique, Quentin Bajac, éditions Découvertes Gallimard.