Immobilisés en gare de Paris, les voyageurs doutent de l’heure d’arrivée. Pour espérer atteindre Limoges, il faut passer Châteauroux. Un paysage blême défile, la fraîcheur du dehors pénètre l’intérieur du wagon. Le train s’arrête, ne repart pas : il est en panne. Un bien opportun TER, nous mènera à destination. Tout cela n’est rien à côté du plaisir de la découverte. L’île de Vassivière et ses sirènes se méritent. Passée une heure de route, le phare est en vue. Sur l’ancienne colline, devenue une île à la construction du barrage, se dresse le Centre international d’art & du paysage, ouvert en 1991. L’architecture imaginée par Aldo Rossi et Xavier Fabre évoque un navire retourné. Ses murs de béton tranchent avec l’omniprésence d’une nature domptée. Le paysage a quelque chose d’étrange comme un rêve. Le bois bruisse du dialogue à distance des sculptures qui y vivent. Dans la prairie, une pièce de Bernard Pagès attire l’œil ; pour s’en approcher les pieds se posent naturellement sur un minuscule sentier blanc, certains savent et marchent sur l’herbe plutôt que d’écraser les contours de la Licorne Eiffel de Yona Friedman. L’œuvre n’est visible que du ciel. Il faut toujours prendre de la distance, voire de la hauteur, pour comprendre ce que l’on a vraiment à portée d’œil. A l’intérieur du phare, immense cône noir éclairé par une lumière zénithale, un escalier hélicoïdal permet d’atteindre le sommet et ainsi d’admirer l’animal mythique en son entier. L’endroit est initiatique à n’en pas douter. Il renferme aussi la première œuvre de l’exposition Contre-Histoire de la Séparation que le Centre consacre à Etienne Chabaud jusqu’au 27 février. A l’extérieur, un « corps mort en béton » a été coulé, il permet à un câble d’acier de 100 mètres, passé par une fenêtre au sommet du phare, d’arrimer à l’intérieur du bâtiment un mobile immobile retenu à sa base par un mécanisme dissimulé dans un caisson blanc. Modèle pour l’Hospitalité i.e. l’Exclusion est son nom. Patience, le propos va s’éclaircir. Une excroissance de toiture du bâtiment central assure la transition avec le phare. Cet auvent occupé par une sculpture d’Alain Kirili, protège l’entrée officielle du Centre ornée d’un EXIL en majesté signé Abdel Abdessemed.
Dans la librairie, à l’endroit même où commence et se termine chaque visite, est installée l’œuvre centrale qui donne son nom à l’exposition : une vidéo de 53 minutes, coécrite avec Vincent Normand, offre les principaux rôles au musée public et à la guillotine. « Le film débute sous la Terreur avec l’invention simultanée des deux, et s’achève en 1977, année de la dernière décapitation en France et de l’ouverture du prototype du musée transparent postmoderne, le Centre Pompidou », explique Etienne Chambaud. Très dense, le documentaire artistique établit notamment un parallèle entre l’œuvre d’art arrachée à son histoire pour être exposée au musée et la tête du condamné séparée de son corps et réceptionnée dans un panier. La séparation est traumatique. Auront-ils une histoire une fois extirpés de leurs contextes, coupés de leurs « racines » ? L’œuvre « s’intéresse au moment de la dissolution des fonctions politiques de la guillotine et du musée moderne dans ce que les auteurs cherchent à définir comme le « Musée décapité », le lieu de dissolution de la coupure (la guillotine) et de la suture généalogique (le musée moderne), le lieu qui expose, de fait la séparation, la faille existante entre les objets montrés et le récit patrimonial, culturel, politique qui cherche à les lier », poursuit l’artiste.
Dans la nef, La visite au Musée, nous attend. La réflexion sur le « white cube » est à son apogée. Sous la charpente de bois qui évoque la coque retournée d’un bateau, les murs immaculés accueillent huit cartels en marbre blanc, blessés par le burin qui en a effacé les inscriptions. Dans l’espace central une modeste estrade blanche, elle aussi, accueille un neuvième cartel. Ces derniers marquent l’emplacement de neuf œuvres exposées au Louvre (l’une d’entre elles est désormais visible au musée d’Orsay). L’absence est d’une évocation telle qu’elle fait apparaître La Victoire de Samothrace, La Mort de Marat, Les Noces de Cana ou les Femmes d’Alger aussi sûrement que si elles étaient présentes. Est-ce le but ? S’agirait-il plutôt d’admettre que le musée existe au détriment des œuvres. Qu’il les rend invisibles, rompt le fil de leur existence pour les fossiliser, les enterrer vivantes. Etienne Chambaud arrive ici à aiguiser nos sens et agiter notre esprit. La démonstration est parfaite. Toujours au rez-de-chaussée, dans l’atelier, pendent, au bout de câbles d’acier traversant le plafond, des rondelles de ciment. On se sent ici comme dans une salle des machines, dans l’ombre d’un deus ex machina. Des fenêtres hautes et étroites découpent le paysage en bandes comme une œuvre de Buren. L’escalier nous attend. A l’étage, se dressent, dans la salle des études, trois sculptures faites de pierres ramassées sur l’île. Enfilées comme des perles sur les mêmes fils d’acier qui pendent dans la pièce du dessous, elles s’érigent en trois colonnes d’apparence fragile mais au cœur de fer. En décidant de percer le plafond de l’institution, Chiara Parisi, sa directrice, signifie que le « musée » peut aussi se plier à l’œuvre. Ici, il la soutient métaphoriquement mais aussi très concrètement en lui permettant d’utiliser sa propre structure pour exister au risque de s’abîmer et de perdre son intégrité. La visite se termine dans le petit théâtre où une croix en néon barre une fenêtre. Cette rature vient, nous dit-on, marquer la séparation entre l’architecture et ce qu’elle cadre du paysage. L’esprit libre peut y voir plutôt le signe « multiplier » comme si l’ouverture vers l’extérieur permettait à l’œuvre d’espérer d’autres possibles. Regarder au-delà des murs, au-delà des apparences, laisser échapper le souffle. « Etienne Chabaud est un des artistes les plus prometteurs de la scène française actuelle », conclue Chiara Parisi. Elle a raison.