Séra – Les fous ont-ils des ailes ?

Loin des tourments et des errements sanglants de son Cambodge natal et de la folie meurtrière de Pol Pot, le nouvel album de Séra, Mon frère, le fou, publié aux Editions Futuropolis, nous entraîne d’un battement d’ailes sombre et silencieux vers les côtes déchiquetées de la Pointe du Raz, non loin de la baie des Trépassés. Ses albums précédents (Impasse et rouge, L’eau et la terre, ou encore Lendemain de cendres) plongeaient dans l’horreur des massacres perpétrés par les Khmers rouges. A cette paranoïa dévastatrice, Séra préfère ici la douce déraison des sentiments qui tanguent et la mer démontée. Conçu entre Plouhinec et Audierne, sur la côte déchirée du Finistère, en souvenir d’une histoire d’amour inachevée, l’album sublime le lien privilégié qui unit Séra à la Bretagne, « source d’inspiration à travers ses côtes battues par les éléments ». Déferlantes, les lames déploient leur crinière d’écume, et le vent souffle éperdument. Gaël, le héros, est ligneur, c’est-à-dire pêcheur de bar, ce poisson que l’on n’attrape, sur les écueils de la Pointe du Raz, qu’au péril de sa vie. Amoureux fou de la mer, son vague à l’âme, son attrait de l’aventure, sa fusion avec les éléments l’emportent d’un irrésistible élan vers le large, riche en émotions, mais aussi en naufrages. Son père est mort là, sur les brisants tristement célèbres du phare de la Vieille. Depuis, sa mère restée en dehors du temps s’éclaire à la bougie et cloître son chagrin derrière les murs de granit. Son frère Joël, ce bon à rien qu’elle veut déshériter, ligneur lui aussi et donc rival jaloux, se perd dans l’alcool dans un bouge à marins, l’Escale, ultime refuge des hommes blessés. Seule Flore, jeune femme de passage, semble lui porter quelque intérêt. Mais on s’abîme en l’amour aussi bien qu’en mer, et les récifs de la passion peuvent être fatals. Et si Gaël se laisse guider par un fou de Bassan, c’est qu’il est devenu un frère de substitution, un compagnon de pêche, un discret confident. Séra a élu cet oiseau, et non l’albatros ou un simple goéland, car à lui seul il incarne, grâce à la pureté de sa ligne et à sa folle technique de pêche, toute la noblesse des oiseaux marins de la côte bretonne. Avec son trait brumeux et souple, ses couleurs pastel comme véritables éléments narratifs, Mon frère, le fou possède de quoi faire pâlir les plus beaux romans graphiques, et nous rappelle qu’il faut un grain de folie pour bâtir un destin. Et Yann Queffélec, dans la préface, de lever un secret : « Avec Séra tout homme est frère, tout homme est fou, créature inachevée. Lui-même est à la fois Séra et Phou, tel est son nom complet. »

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Mon frère, le fou, de Séra chez Futuropolis. 17 euros. © Séra, courtesy Futuropolis
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