Kounellis, Sarkis, Penone, Dougherty, Nils Udo, Kawamata… une programmation de rêve ! Depuis cinq ans, le domaine de Chaumont-sur-Loire accueille l’art contemporain sur ses terres. Chaque année, une dizaine d’artistes vient exposer tant dans le parc que dans le château ou ses dépendances et complète ainsi l’offre du site connu internationalement pour son Festival des jardins. Sculptures, installations, photographies et, pour la première fois cette année, vidéos illustrent et renouvellent tous les ans le thème « Art et Nature ». A l’occasion de l’inauguration de la saison 2012, Chantal Colleu-Dumond, l’énergique directrice du Domaine, nous raconte le défi qu’elle a relevé en imposant dans un lieu patrimonial et grand public des œuvres parfois délirantes ou difficiles, mais toujours enthousiasmantes. Entretien.
ArtsHebdoMédias. – Comment l’art contemporain est-il entré au Domaine de Chaumont ?
Chantal Colleu-Dumond. – L’art contemporain a été introduit en 2008 au moment du transfert de propriété du château à la Région Centre et de la mise en place de l’Etablissement public qui a rassemblé le Festival des jardins, géré à l’époque par une association, et le château, monument national. Il a été décidé que serait associé à ce transfert un projet culturel ambitieux – qui avait été défini par François Barré, devenu entretemps président du Domaine –, projet que j’ai été chargée de mettre en place et auquel j’ai adhéré avec un enthousiasme absolu. C’est dans ce cadre que la thématique « Art et Nature » a été déterminée.
Comment allier patrimoine et art contemporain, grand public et amateurs avertis ?
C’est un défi à la fois complexe et passionnant. Il faut en permanence trouver un équilibre subtil pour que tous les publics – ceux qui viennent voir le château, ceux qui se déplacent pour les jardins et ceux qui s’intéressent à l’art contemporain – se sentent concernés par la programmation. La thématique « Art et Nature », nous aide beaucoup. Les œuvres que nous avons exposées comme celles d’Anne et Patrick Poirier, d’Erik Samakh, de Nils Udo ou de Tadashi Kawamata ont, de par leur nature et le sujet qu’elles traitent, une capacité à toucher les visiteurs, même les non-avertis. Par ailleurs, nous avons pu passer aussi des commandes importantes, financées par la Région, à des artistes comme Kounellis et Sarkis. Les pièces réalisées pour le Domaine sont exceptionnelles et attirent de nombreux amateurs d’art.
Après cinq ans, l’art contemporain s’est-il bien acclimaté ?
Au départ, je pensais que ce serait difficile. Je n’étais pas sûre que cette juxtaposition des jardins, du patrimoine et de l’art contemporain fonctionne immédiatement. On pouvait craindre des réactions de rejet. Or, l’expérience a montré que l’hybridation des activités, le fait que l’on passe d’un monde à l’autre, a plutôt été très positive. Après avoir vu les jardins, dans lesquels travaillent d’ailleurs des artistes, le visiteur est prêt à s’émerveiller devant une œuvre de Bob Verschueren ou de François Méchain, sans qu’il y ait la moindre réaction d’opposition. Au contraire, nous avons observé beaucoup de curiosité, d’attention et d’enthousiasme. Après cinq ans, nous pouvons donc dire que l’augmentation considérable du nombre de visiteurs du Domaine – nous sommes passés de 200 000 à 365 000 visiteurs (de 160 000 à 210 000 pour le Festival des jardins) – est liée à l’art contemporain. Le pari est tenu.
Grand public et art contemporain sont, ici, réconciliés ?
J’en suis tout à fait convaincue. En général, la difficulté vient de la peur du public d’entrer au musée ou dans une galerie. Ici, il n’y a rien de semblable. Tous les visiteurs peuvent rencontrer l’art contemporain au détour d’une allée. Face à une œuvre pas forcément facile, comme L’arbre aux couteaux de François Méchain, nous avons pu observer des réactions intéressées, positives. Les gens se posent des questions et sont prêts à en parler. Chaumont, c’est fabuleux, parce que c’est un laboratoire qui permet à un public large d’accéder à l’art contemporain, tout en intéressant les amateurs les plus pointus. C’est, en ce sens, une aventure extraordinaire.
Le milieu de l’art contemporain n’est pas encore bien habitué à ce type de superposition. Avez-vous rencontré des artistes qui ont hésité à venir de peur que leur œuvre soit mal reçue ?
Aucun artiste n’a jamais refusé de venir. Il n’y a jamais eu d’hésitation. Même au début, lorsque nous n’étions pas encore forcément identifiés comme un lieu d’art contemporain, il y a eu immédiatement adhésion de Nils Udo, d’Anne et Patrick Poirier, de Gursky ou de Kounellis. Les artistes n’ont pas peur, au contraire, ils sont heureux de pouvoir sortir des lieux habituels.
Comment cela se passe-t-il avec eux ?
Quand nous invitons un artiste, ce dernier vient d’abord une première fois, pour prendre conscience de ce qu’est Chaumont. Je lui montre le parc, les écuries, dans certains cas, le château. L’expérience montre qu’il faut qu’il y ait une relation très forte entre lui et le lieu. A chaque fois, nous sommes surpris, comme avec Nils Udo, qui est tombé amoureux du grand cèdre au pied duquel il a bâti de petites collines. C’est à partir de cet arbre, qu’il a conçu son histoire de Gulliver – l’œuvre s’appelait Gulliver’s Forest –. De la même manière, quand Tadashi Kawamata a choisi ses deux espaces principaux, il nous a emmenés dans un endroit du parc auquel nous n’aurions jamais pensé ! Pour ma part, j’ai souvent une idée en tête. De temps en temps, elle correspond au souhait de l’artiste et va déclencher l’idée de l’œuvre, et d’autres fois non. Dans le cas de L’œil de l’oubli des Poirier, je leur avais proposé la Glacière du Vallon des Brumes, et ils ont posé l’œil de marbre de trois tonnes au fond de cette grotte de pierre. En revanche, pour Sarkis, j’avais imaginé qu’il serait tout à fait heureux d’intervenir dans les appartements patrimoniaux. Et il a préféré ceux des domestiques ! Des pièces oubliées, abritant nos réserves, qui n’étaient connues que de nous. Ce fut un coup de foudre. Il faut que l’artiste soit où il veut être et notre rôle est d’aider à la catalyse.
Certaines œuvres restent au Domaine…
C’est une histoire qui varie selon les artistes. Par exemple, nous avons conservé les œuvres de Rainer Gross, celles d’Anne et Patrick Poirier sont encore là, mais il se peut qu’elles repartent dans quelques mois. Pour Kounellis, la Cathédrale de poutres et de cloches est toujours dans les cuisines : il nous semblait évident qu’elle était faite pour ce lieu et qu’on ne pouvait s’en séparer. Nous garderons également certains vitraux de Sarkis. Mais nous n’avons pas vocation à créer une collection. Certaines œuvres restent jusqu’à ce qu’elles disparaissent d’elles-mêmes, comme celle réalisée cette année par Patrick Dougherty que nous espérons maintenir trois ou quatre ans. Tout dépend de la nature de l’œuvre, de la saturation de l’espace, de l’histoire qui se noue avec le parc… C’est très variable.
Qui avez-vous inscrit à la programmation 2012 ?
Giuseppe Penone, figure majeure de l’arte povera, avec son Idee di pietra et son poétique « arbre chemin ». Sa présence à Chaumont, Centre d’arts et de nature, est une évidence et nous sommes très heureux de l’accueillir. Puis l’Américain Patrick Dougherty, que nous avons reçu en résidence durant les trois semaines de réalisation de son œuvre monumentale. Cela faisait trois ans que j’essayais de le faire venir. Il est très demandé et court le monde. Après Chaumont, il est attendu en Australie, puis en Corée. Nous accueillons également, cette année, Michel Blazy, dont nous aimons beaucoup le travail sur les évolutions de la nature. Ici, il présente, dans un bassin, d’immenses fleurs de mousse. Nous avons été séduits par l’aspect évolutif de l’œuvre. Il y a aussi le « Jardin de sorgho » dont les graines ne germeront que vers mai-juin, mais c’est la volonté de l’artiste. Jusque là, on pourra voir 200 balais, plantés dans un jardin à travers lequel le visiteur pourra circuler. Parmi nous aussi une artiste japonaise, Shigeko Hirakawa, avec son Arbre aux fruits célestes, arbre à photosynthèse installé dans le nouveau parc des Prés du Goualoup – parc de 10 hectares dessiné par Louis Benech. J’avais repéré son travail en relation avec la nature depuis assez longtemps : ses immenses bulles de plastique transparentes, ses interventions sur l’eau, ou encore, comme c’est le cas ici, ses disques chromatiques jouant avec la lumière – selon le moment de la journée, ils vont être blancs, rose, mauves, violets. Sa vision poétique se double d’une préoccupation environnementale. J’aime ce positionnement à la limite de l’art, de la poésie et de l’engagement écologique. Nous accueillons également Peter Briggs, un artiste britannique qui vit à Tours depuis longtemps et qui mêle le bois et le bronze. Il présente une trentaine de ses œuvres dans la bibliothèque du Château et dans le salon de la Princesse. L’idée de jouer avec le patrimoine lui plaisait beaucoup. Quant à Samuel Rousseau, je me suis enthousiasmée pour ses vidéos d’une poésie infinie. La première nous montre fleurs, feuilles et branchages en train de se développer, avant que l’automne ne survienne. C’est magique ! Une seconde vidéo prend la forme d’un nid contenant un œuf d’autruche, dans lequel nage un… poisson.
Chaque artiste vous pose des problèmes techniques différents ?
C’est certain. Prenons l’exemple de Giuseppe Penone. Il a installé une sculpture monumentale issue de sa série Idee di pietra – un arbre de bronze immense qui porte des pierres –, qui capte tous les regards aux alentours du château et invite à pénétrer un petit bosquet, dans lequel il a souhaité tracer un chemin en forme de branche. Il a fallu le dessiner, tailler le bosquet, créer une haie de plusieurs hauteurs avec une végétation adaptée… C’est vrai que c’est un peu complexe, mais grâce à l’expérience des personnels de Chaumont, qui ont derrière eux vingt ans de réactivité, de fabrication rapide de jardins, nous pouvons répondre aux problématiques nouvelles posées par les artistes. Notre adaptabilité est très grande, ce qui permet un certain nombre de petits miracles !
Votre programmation possède également un pan photographique.
Là aussi, nous demeurons dans la thématique du paysage et de la nature. Cette année, le photographe britannique Darren Almond, qui compte parmi les figures montantes de la photographie en Europe, s’est installé dans les galeries du château avec deux types d’œuvres : d’extraordinaires cascades et des paysages de montagnes. Nous recevons de nouveau – il était venu il y a trois ans – Alex MacLean avec un travail sur les toits de New York. Je trouve que ces jardins suspendus, extrêmement différents les uns des autres, montrent que la nature peut être présente en ville et qu’elle y a son rôle à jouer. Eric Poitevin, quant à lui, présente à la fois des images, inédites, d’œuvres végétales et des photographies d’animaux, natures mortes et fascinantes. Nous espérons pouvoir prochainement lui proposer une commande. Gilles Walusinski est un photographe sans doute moins connu, mais qui a fait un travail admirable pour le ministère de la Culture à la fin des années 1970, sorte d’instantané de la campagne française. La poésie rurale qui émane de ses images en noir et blanc m’a séduite, d’où l’envie de présenter son travail de l’époque. Pour finir, parlons de Brigitte Olivier. Elle donne à voir une série réalisée à la suite de la tempête qui a abattu tant d’arbres dans les Landes. Photographiés de façon systématique, les troncs coupés montrent comment l’usure du temps, de la nature, ou l’âge des arbres, ont participé à créer une matière, dont les couleurs rose, mauve, violette, bleue font penser à des œuvres de Fautrier.
Une dernière petite annonce ?
Le Domaine participe à l’opération Songe d’une nuit d’été, conçue par les Frac Poitou-Charentes, Centre et Pays de la Loire. Dans ce cadre, nous avons choisi dans le fonds du premier des œuvres de Tania Mouraud, de Jean-Luc Moulène et de Patrick Tosani. Des œuvres toujours en relation avec la nature et absolument prodigieuses !