Valère Novarina est de retour sur scène avec un nouveau spectacle. La chose est jubilatoire. Sur scène, la peinture exulte comme les mots. Les personnages de la pensée sont actuellement à La Colline, à Paris. En janvier, du 23 au 27, ils seront accueillis par le Théâtre national populaire, à Villeurbanne, et le 30 janvier à la Maison des Arts du Léman, à Thonon-les-Bains. Y aller pourquoi ? Pour ressentir ce que l’art est en mesure d’offrir comme sensations et réflexions. Enthousiasmant.
L’ÉCRITURISTE
« Pour remplir l’étendue, la nature doit répéter à l’infini chacune de ses combinaisons originales : toujours et partout le même drame, le même décor, sur la même scène étroite ; l’univers se répète sans fin et piaffe sur place. L’espace est séparable, sécable, sexué : il se divise perpétuellement en autre que lui. »
L’ENFANT THÉORIQUE
« Les mots sont devenus dans les langues humaines comme autant de morts qui enterrent des morts, et qui souvent même enterrent des vivants, ainsi l’homme s’enterre-t-il lui-même journellement avec ses propres mots altérés qui ont perdu tous leurs sens. Ainsi enterre-t-il journellement et continuellement la parole. »
Les personnages de la pensée, Valère Novarina, P.O.L., p. 67.
C’est assise dans la salle, les mains dans le noir, qu’il aurait fallu extraire de ma tête les mots nés du spectacle. Jusqu’au 26 novembre, La Colline, à Paris, accueille Les personnages de la pensée de Valère Novarina. Il y a donc urgence à dépasser le Père-Lachaise et découvrir cette nouvelle création. En préambule aux 3 h 30 de représentation (avec entracte), un petit livret offre opportunément quelques lignes de La Quatrième Personne du singulier (P.O.L., 2012) : « Il faudrait un jour que je parvienne définitivement à mettre au clair ma vieille “théorie des perspectives croisées”… j’ai une idée très précise, méticuleuse, très organisée de la chose qui va être offerte aux regards : rien n’est laissé au hasard, tout a un sens très net, jusque dans la moindre cellule – mais l’œuvre, l’objet en entier, nul ne le voit comme elle est de mon point de vue. Toute la pièce est fondée sur une pierre que nul ne voit. La chose que j’organise, à qui je donne des organes pour vivre est faite pour s’ouvrir de biais. Elle n’est pas présentée de face. Je ne suis jamais en face. L’échange est inversé. »
Sur scène, la peinture précède le texte. Mais d’emblée une certitude se forge : il n’y a qu’un seul langage en action. Les personnages de la pensée sont faits de « corps parlants », de peinture et de musique. Le spectacle se déroule selon la logique unique de Novarina : personne d’autre que lui ne peut nous offrir cette accointance délicieuse et tonique des mots, tout en dessinant si précisément chaque énoncé. Tout est tableau. « Il y a le sentier des acteurs et le sentier des objets. Sur scène, les objets s’expriment par rébus : la pierre, le chien. Un tabouret ou une boîte d’allumettes changent totalement l’espace. On assiste aux croisements des perspectives, au drame comme déroulement. »
Cependant, le plus sensationnel est que malgré cette voie singulière suivie par nos yeux et écoutée par nos oreilles, nous n’avons aucun mal à nous brancher sur une fréquence commune, interprétant à l’envi chacune des trouvailles, différemment mais à l’unisson. La salle est une mer aux eaux solidaires mais aux flots fantaisistes. Sur scène, la peinture enveloppe la parole de L’ouvrier du drame. Les tableaux s’enchaînent à grand rythme tandis que la matière glisse, se superpose, occupe l’espace. D’immenses plans inclinés forment des paysages, montagnes abstraites tantôt de pâle neige, tantôt de couleurs remuantes. Il y a beaucoup à voir en même temps, une analyse stratigraphique du spectacle en bloquerait la sensation, la joie vient de l’acceptation du mystère.
Tout ce que Novarina a mis dans « la chose » ne peut être révélée. Je remarque que le public est heureusement happé. Autour de moi, les gens sourient, rient, se laissent porter par un tout. Aucun smartphone en vue (sauf le mien), ce n’est pas banal par les temps qui courent. Tous savent déjà sûrement qu’il vaut mieux respirer maintenant que plus tard. Comme à chaque fois, l’ophiolite est présente. Cette pierre prélevée dans la baie de l’Evole à Neuchâtel, que les enfants de Novarina se sont engagés à rendre au lac après sa mort, est un témoin. Témoin que les spectacles se passent comme des athlètes du 4 x 100 mètres, témoin d’un temps où les corps ne parlaient pas. Elle nous contemple de ses 160 millions d’années. Sur scène comme le premier personnage d’un « récit sans histoire », elle rappelle aussi l’expansion constante de l’univers, le mouvement paradoxal de la vie. Tout ce qui est mort a été vivant. Tout ce qui est vivant évolue. La vie n’est pas chose évidente.
Les personnages sillonnent la scène, apparaissent, lâchent des phrases pour eux-mêmes, haranguent une foule imaginaire, l’art défile tout comme les pancartes… Nous comprenons tout sans pour autant que cela ait forcément le même sens pour tout le monde. Rien ne peut être réduit à ce qui est montré, aucune trajectoire de mot n’apparait inéluctable, la parole recompose l’espace. Tout est sujet à l’interprétation. Pendant que je m’active pour rendre compte de cette chose à vivre et à penser, L’Union des contraires surgit dans ma boîte e-mails et m’offre une sortie honorable. « Le théâtre est l’endroit de la vue, un lieu où le langage s’incarne et se voit, mais un langage qui lie et qui délie. Etymologiquement, le logos pourrait signifier lien. Le langage coud et découd. C’est en l’usant, le décousant, que de nouveaux liens se tissent. Nous sommes délivrés par les mots et traversés par eux. » Je n’aurai pas su tout vous dire.
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A ne pas manquer> Le discours aux animaux par André Marcon, dans le cadre des 40 ans des éditions P.O.L., mardi 28, mercredi 29 et jeudi 30 novembre 2023, à 19 h au Centquatre, à Paris.
Contact> Les personnages de la pensée, Valère Novarina, du 7 au 26 novembre 2023, La Colline, théâtre national, Paris. Du mardi au samedi à 19 h 30 et le dimanche à 15 h 30.
Image d’ouverture> Les personnages de la pensée, Valère Novarina, La Colline, 2023. ©Photo MLD